Le Randonneur est-il enfin de retour ? Difficile à affirmer en ce samedi matin, tellement les urgences se bousculent ; je dois, je l’ai dit dans un précédent billet, déménager au cours de ce mois et ce n’est pas une mince affaire de quitter un appartement occupé depuis 42 ans. Trier, ranger, jeter, soupeser chaque objet… Ma surface habitable diminuera de moitié, il faut donc éliminer, et ce n’est pas qu’une question de mètres carrés : l’idée, toujours assez vague, de « vita nova » ou de seconde vie (telle que Jullien l’a magnifiquement examinée dans son dernier livre) me soutient dans ces rangements, dois-je reconduire dans ma prochaine demeure l’ancien décor, ou au contraire en changer radicalement ? Impensable de ne pas conserver certains meubles, lourds de souvenirs, de fantômes, mais comment arbitrer, transiger entre les tiraillements de l’ancien et du nouveau ? « Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans / De vers, de billets doux, de procès, de romances / Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances… ». Parmi ces décombres jonchés de souvenirs, je me répète Baudelaire en inventoriant, en vendant, en donnant.
La question de la bibliothèque est particulièrement préoccupante. Françoise et moi, au cours de ces presque cinquante années de vie commune, avons accumulé plusieurs milliers de livres. Et quelques bonnes centaines de disques, puis de cassettes vidéos. Pour ces derniers c’est facile, la technique tranche : les disques vinyles sont donnés faute d’avoir conservé la platine adéquate, et les cassettes VHS directement expédiées à la poubelle. Mais les livres ? Leur masse a quelque chose de décourageant, se peut-il que nous ayons engrangé tous ces titres, parfois pour ne pas les lire ? Qu’en faire ?
Je fais trois tas : celui des livres que je lirai ou relirai, qui constituent une ressource passée ou à venir, où je suis confiant de puiser, de revenir… Cela concerne en philosophie l’œuvre de Derrida, de François Jullien, de Sloterdijk ou de Nietzsche dont je préfère ne pas me séparer – mais il y a un énorme entre-deux, tout le marais des penseurs intéressants mais non décisifs, ou que je n’ai ouverts dans ma vie qu’en passant, pour voir et sans m’y consacrer durablement. Que faire de Ricoeur, de Deleuze, de Michel Serres, ou pour les classiques, les « indispensables » comme on dit aussi, faut-il vraiment continuer d’aligner Leibniz, Kant, Hegel ? Sur ce dernier j’avais rédigé mon mémoire de maîtrise et je lui conserve un certain attachement, sans jamais plus l’ouvrir, et dans ces conditions… Où ranger Husserl par exemple ? Je suis bien sûr de ne jamais rouvrir Logique formelle et logique transcendantale, dont il faut donc me débarrasser. J’ai convoqué deux ou trois bouquinistes, qui m’ont embarqué (et payé) les classiques les plus rentables : tout Lacan (bibliothèque de Françoise) et la plupart des Freud, mes Kant, mes Platon en belle édition bilingue Budé. Impossible de vendre la Critique de la raison pure et La Raison pratique, trop « travaillées », soulignées, annotées, or je ne les consulterai plus, je les ai donc jetées. C’est mon troisième tas, celui des livres mis directement à la poubelle, geste particulièrement pénible mais à bout d’heures de tri la rage vous prend. D’autres, je les ai confiés à un voisin un peu philosophe auprès duquel je pourrai les récupérer : je me berce de cette idée pour Aubenque, Aristote et le problème de l’être, pour Gueroult Descartes selon l’ordre des raisons, mais je sais que je ne les reverrai pas, que mes pensées vont désormais ailleurs.
Tailler dans sa bibliothèque, c’est (pour moi) creuser le vif d’une existence, peser ce qui est mort, ce qui demeure vivant. Première remarque à faire, tous les livres sont de circonstance. On croit, publiant un livre, envoyer un message à une très longue postérité (est-ce le cas des cinq Pléiade que j’ai édités ?), mais c’est risiblement faux : dix ans après sa parution, que vaut encore un livre ? Je me pose amèrement la question devant Paul-Louis Courier, Théophile Gautier, le théâtre d’Alexandre Dumas, de Voltaire…, tous superbement reliés et venus de mon beau-père – qu’en faire, vraiment ? Certains bouquinistes rachètent ces reliures « au mètre », car ils ont des clients qui, sans jamais les ouvrir, en feront ainsi dérisoirement parade… Mais la question rebondit devant d’autres sections de mes étagères, que valent la plupart des livres accumulés par moi « en communication », ou dans le marais de la sociologie des médias, médiologie, cybernétique et systémique, quelle actualité (personnelle) pour tous ces bouquins de sciences du langage, de pragmatique, de sémiologie ? Que faire de Barthes (je garde tout), de Baudrillard (je trie avec parcimonie), de Morin (kilométrique, j’en garde la plupart affectueusement dédicacés), de Debray (idem), de Bourdieu, Virilio, Stiegler, Eco, Watzlawick (je brade)… Non sans douleur, mais tel livre a compté pour moi à tel moment, je l’ai assimilé – ou non, et de deux choses l’une, ou je le possède « en moi », au vif de ma pensée et ce par cœur désormais suffit, sans la béquille du papier ; ou je ne suis pas entré dans le livre, je n’ai pas accroché avec son auteur et c’est trop tard, la vie est trop courte, il n’y aura pas de seconde chance. Je l’abandonne donc dans les deux cas.
La littérature « proprement dite », l’énorme masse des romans redouble le dilemme : je tiens certains romans pour plus importants (dans ma vie) que l’oeuvre des philosophes, ils ont fait de moi l’homme qui a lu Belle du Seigneur, Wuthering heights, Cent ans de solitude, René Leys, Les Bienveillantes, et tout Aragon au premier chef. Mais autour de ces Himalayas la plaine est énorme, et l’orientation délicate. Françoise a dévoré avec passion, et laissé derrière elle, quantité de romans (scandinaves, américains, japonais, vietnamiens…) où elle me reprochait de ne pas la suivre ; par piété j’en retrouve par dizaines et les mets de côté pour plus tard, comme fait le bricoleur fort de sa maxime « Ça peut toujours servir », mais celle-ci encombre les garages, les greniers et sur ce point aussi il faut lutter, ne pas se faire avoir par l’engorgement. Comment deviner, discerner les volumes qui dans cette masse pourront encore orienter ma vie, voire la bouleverser ? J’ai dû éliminer par cagettes, livrées à Ozanam, cinq-cents volumes peut-être mais j’ai gardé, au petit bonheur la chance, la plupart des Giono, des Duras, des Pujade-Renaud, des Tournier, des Richard Millet, Kundera, Michon, Gary, Françoise Chandernagor…
Sur mes étagères, rangées par dossiers, figurent encore nombre de papiers, anciens cours reçus (je jette) et donnés par moi (faut-il en conserver ?), projets d’articles, conférences, rencontres et colloques, notes en tous genres… Nous sommes, je suis décidément un être de papier, je respire le carton et la colle, ma mémoire, mes désirs s’attachent à ces feuilles, y font leur humus ou leur nid. Reprendrai-je jamais pied dans tout ce fatras ? Ne puis-je, sur tel sujet, repartir de moi-même, d’où j’en suis aujourd’hui, de chic et sans manipuler une documentation envahissante ? Je relis ça et là, au-dessus de la gueule béante de la poubelle : il y a là-dedans des pépites, des formules-choc ou des résumés de lectures qui m’éviteraient bien des recherches, mais la plupart des cahiers, des contenus classés ou laissé en vrac relèvent d’un monde révolu : sur la mondialisation, on ne parlait pas en 1990 comme aujourd’hui, sur le direct opposé au différé on ne songeait pas à cette date à internet, qui a tout changé, etc. Ces feuilles d’il y a vingt, trente ans sont décidément obsolètes, j’ai (à peu près) tout bazardé.
Ranger sa bibliothèque, c’est s’interroger sur l’actualité de la graphosphère, relayée à présent dans nos vies par les écrans, ou les conversations. L’ordre du livre, jadis stabilisateur et affaire d’Etat à tous les sens du terme, est devenu glissant, pourquoi s’y accrocher ? Je sais que je suis né et que je mourrai parmi ces chers bouquins, que l’expérience pour moi doit aboutir à un livre, que le savoir en général s’y résume. Telles sont du moins ma forme de culture, ma tournure de pensée. Ce blog peut-être apporte une inflexion, l’écriture s’y dégage du papier… Réflexions à suivre !
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