Combien étions-nous, samedi matin 19 janvier, à piétiner dans la neige du cimetière Montparnasse pour accompagner « Jibé » Pontalis à sa dernière demeure ? Beaucoup, à en juger par la foule qui se pressait pour entendre, au bout de l’allée, les orateurs qui dirent successivement l’ami, l’éditeur, l’amoureux des gens et des mots, l’homme d’une délicatesse et d’un humour si rares… Alain Finkielkraut venait une heure avant, sur France Culture, de consacrer son émission Répliques à la question de savoir s’il fallait préférer l’incinération à l’inhumation, et d’insister personnellement sur la valeur de la « demeure », ce point fixe ou de résidence des morts où chacun vient se recueillir. La mort n’est plus ce qu’elle était, et beaucoup optent aujourd’hui pour la dispersion des cendres, comme si cet allègement du cadavre résonnait avec la recherche d’une vie toujours plus mobile et plus light, sans entraves ni résidence. Il paraît que les incinérés allègent du même coup le rituel associé aux funérailles, et qu’il est malaisé de reconstituer autour d’une crémation la solennité qui accompagne de préférence l’inhumation : humanité par son étymologie même nous rappellerait que l’homme vient de l’humus, et y retourne.
J’ai connu très tardivement Jibé, au printemps 2012 en préparant l’édition de mon livre Aragon, la Confusion des genres pour « L’Un et l’autre », qui sera donc l’un des derniers de sa collection. Je le revois lisant le tapuscrit stylo à la main (l’autre main toujours occupée d’une cigarette qu’il roulait lui-même), après m’avoir assis à ses côtés dans la petit cellule qui lui tenait lieu de bureau, au troisième étage de la Maison : c’était de l’édition familiale, en tête à tête et cousue main. Mon chapitre 7, « Pour ne pas oublier Castille », le faisait rire, et c’est celui qu’il choisit de lire lors de la réunion, en mai, des « représentants ». Fatale lecture ! Je l’avais supplié partant en vacances de ne rien communiquer du texte autour de lui dans la Maison, car je ne voulais pas que cela parvienne aux yeux ou aux oreilles de Ristat avant publication ; celui-ci en eut vent pourtant, et par un coup de fil mielleux entortilla si bien Jibé au mois de juillet que celui-ci crut bien faire, comme il me me le dit ensuite et « pour en avoir le cœur net », de lui expédier les épreuves. Le verdict attendit septembre, mais nous fumes tous deux confrontés à la mise en demeure brutale de l’héritier : d’accord pour publier ce livre, mais à condition d’en retirer l’abominable chapitre… J’ai revu Jibé assez secoué dans ces conditions, il croyait que je lui faisais porter la responsabilité de la censure et me lança au visage qu’il en était ulcéré ! J’eus du mal, ce jour-là, à calmer son émotion, il ne consentit à me parler de nouveau qu’après que j’eus, sur un exemplaire de l’ouvrage, écrit sous ses yeux une dédicace apaisante, « A mon cher Jibé, l’ami et le soutien, sans lequel ce livre … », je ne sais plus les mots que je trouvai, mais lui avait besoin que je lui confirme par écrit notre solidarité, qui nous rendait également victimes de l’abus de pouvoir de Ristat. Nous devions nous revoir ce mois-ci, rendez-vous était pris pour déjeuner avec ma femme, elle-même psychanalyste… Fatal 15 janvier ! Antoine Gallimard, au cimetière Montparnasse, a fait une citation troublante, on lit dans En marge des nuits, livre publié en 2010, ceci que j’ai vérifié aussitôt page 114 de l’édition Folio : « Je me souviens m’être fabriqué un secret : la mort me surprendrait le jour de mon anniversaire. Quand ? je l’ignorais, mais ce serait ce jour-là. Curieuse conviction qui me faisait confondre et pour ainsi dire marier la naissance et la mort. » A l’aube de ce jour, il venait d’avoir 89 ans.
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