Au Moulin d’Aragon
C’était fête hier samedi 1er octobre au Moulin d’Aragon, à Saint-Arnoult en Yvelines, une journée entière consacrée aux lectures, au débat, aux chansons, à la danse, et pour finir à un savoureux, un étourdissant concert de Juliette sous le grand chapiteau, bondé, qu’on avait dressé dans le parc à la limite des tombes où les deux gisants purent en recueillir quelques notes câlines voltigeant dans la nuit.
Je n’étais pas venu au Moulin depuis des lustres. Son précédent directeur Bernard Vasseur y était favorable aux chercheurs, et nous avons souvent tenu là-bas des colloques, ou des sessions de nos Cahiers de médiologie autour de Régis Debray qui appréciait le poids mémoriel des lieux. Tout au Moulin respire la quiétude des longues études, le bureau d’Aragon et son fauteuil de cuir avachi, adossé à la muraille des ouvrages qui lui servirent à écrire La Semaine sainte, la vaste bibliothèque conservée dans la soupente, les bassins mangés de nénuphars, les petits ponts enjambant les ruisseaux venus de la Rémarde, soigneusement drainés par le couple, qui se dépensa sans compter pour faire de cette villégiature un écrin, à l’écart des tracas parisiens.
Il était étrange d’y croiser, hier, des visiteurs venus en voisins, ignorant à peu près tout des œuvres d’Elsa et de Louis, mais qui appréciaient la beauté du parc où ils grapillaient, au hasard des discours, quelques échos qui peut-être finiront par faire d’eux des lecteurs du Roman inachevé, d’Aurélien ou du Fou d’Elsa.Par où chemine la poésie ? Quelles transformations ou transpositions engendre-t-elle ? J’y rêvais en suivant l’assez merveilleuse chorégraphie intitulée « Être ou paraître » imaginée par Julien Derouault (le compagnon de Pietragalla, l’incomparable danseur-interprète de Lorenzaccio vu au château de Grignan, chroniqué voici trois ans ici même)…
Un roman, un poème ne sont pas un terminus ad quem, le dernier mot d’une création, mais les maillons d’une chaîne de pensée, d’expressions ou justement d’interprétations qui font signe vers un au-delà des mots… D’une généreuse fertilité, les poèmes d’Aragon ont donc engendré des musiques (plus de deux-cents poèmes furent à ce jour mis en chansons), mais aussi bien du théâtre, ou la mêlée de ces jeunes corps quand les paroles descendent dans les jambes, et stimulent les soulèvements de la chair. La poésie, mais la parole en général veulent être incarnés (incarnation, maître-mot de cette poétique d’Aragon), et la démonstration donnée hier par la troupe « Jeune théâtre du corps », qui vociférait des fragments des Poètes ou de Théâtre/roman tout en tourbillonnant devant nous (sur un plateau pour eux trop étroit) démontrait avec exaltation cet accouplement du verbe et de la chair – grand moment d’interprétation, sublime témoignage d’incarnation. Et qui mettait assez haut la barre, avis à ceux qui se risquent à parler d’Aragon en se dispensant de cette énergie, de cette exclamation ardente.
La valeur d’une parole se mesure à son degré d’incarnation… Je me disais cela en écoutant les quatre récitants qui se succédèrent pour nous dire, dans un ordre chronologique, des fragments par eux choisis : l’énergique Quentin Dolmaire, qui attaqua par une lecture jamais faite, inattendue, du « premier roman » d’Aragon, Quelle âme divine ! écrit par lui « pour Marguerite » à l’âge de six ans (et que j’ai donc édité dans le tome 1 de la Pléiade), mais surtout qui nous lut Jean Foutre-la Bite (petits gloussements dans l’assistance, peu familiarisée avec ce titre de 1931), ou encore le bouleversant « Poème à crier dans les ruines » (1928), une descente dans le désespoir souvent interprétée, jamais avec cette force, merci Quentin de ne pas édulcorer Aragon quand cela hurle, quand tous les fauves sont lâchés… Grégoire Leprince-Ringuet prit en charge des textes plus pédagogiques, les dernières pages des Cloches de Bâle, profession de foi très féministe, ou le premier chapitre d’Aurélien dont je ne me lasse pas, ou les « Strophes pour se souvenir » (devenues « L’affiche rouge » de Léo Ferré) dont il estropia malheureusement quelques vers… Vint ensuite Christian Gonon, qui se cantonna (si l’on peut dire pour des pages de cette ampleur) dans le corpus du Fou d’Elsa, cet incroyable monument élevé à la diversité des langues, où Aragon s’affronte (au moment de la guerre d’Algérie) avec la civilisation arabo-musulmane qu’il semble avoir épousée et pénétrée jusqu’en de vertigineux détails… Jean Ferrat a beaucoup chanté Le Fou d’Elsa, on n’en mesure cependant pas toujours la douleur ou le fond, ici encore de désespoir, si l’on veut bien remarquer que la chute du royaume arabo-musulman de Grenade en 1492 est une terrible métaphore pour le deuil, au tournant de nos années soixante, de l’idéal révolutionnaire, on perd un royaume, on nous arrache un rêve… Ce que les choix et l’impeccable diction de Christian Gonon excellaient à traduire. François Marthouret enfin lut « La Valse des adieux » qui enterre en octobre 1972 le dernier numéro des Lettres françaises (dont j’avais déjà entendu l’inoubliable version donnée par Jean-Louis Trintignant), texte inclassable, grinçant, cocasse, d’une terrible noirceur lui aussi mais au-delà, étrangement bariolé par une imagination issue de Lewis Carroll ou de Grainville.
Un autre temps fort de cette journée fut pour moi l’inauguration, dans le parc déjà riche en sculptures, d’une installation de François Abélanet, « Mot ». Trois lettres fièrement plantées sous les premiers grands arbres, à l’orée de la forêt. Bernard Vasseur, du temps qu’il dirigeait la Maison et en guidait les visites, n’omettait jamais parvenu au premier étage de réciter aux arrivant le poème « Le mot n’a pas franchi mes lèvres… », écrit pour la mort de sa mère à Cahors en mars 1942 : un poème en effet bouleversant, une des clés d’Aragon puisqu’il s’y montre prisonnier d’une pensée ou d’une parole captive, empêchée : jamais il ne put nommer ou dire « Maman » à celle qu’on lui imposait de prendre pour sa sœur…
Je le faisais remarquer hier à Eric Orsenna (qui préside la fondation du Moulin) : Abélanet a étrangement décalé ou dédoublé l’initiale du mot « Mot », de sorte que ce double M nous donne à voir, ou à entendre, les deux phonèmes du mot « Maman ». Un mot qui pèse si lourd que, dans La Mise à mort (1965), il n’est prononcé qu’à la fin, comme arraché au terme d’une longue, d’une triste errance qui conduit le narrateur quai des Célestins à Paris, devant la façade de l’hôtel Massillon, « L’histoire arrive au bout d’elle-même, Maman ».
J’ai commenté cette phrase dans mon tome V de l’édition Pléiade, comme elle est déchirante et lourde de sous-entendus, ainsi placée !… Mais le sous-entendu sera la loi même du discours d’Aragon, que ses détracteurs traitent en menteur. Non, Aragon est bien plutôt le porteur de secrets qui frappèrent sa première famille, comme ensuite sa « famille » communiste, de telle sorte qu’il sait, mais ne peut pas dire (voir dans Le Fou d’Elsa, une page lue justement par Gonon, « il y a des choses que je ne dis à personne / Alors elle ne font de mal à personne / (…) mais le malheur le malheur c’est / Que moi ces choses je les sais »…). Ce dédoublement de la voix, ces arrière-textes de la pensée, cette charge de secrets (politiques, familiaux, érotiques…) font tout le charme à mes yeux d’Aragon, son prestige unique : il nous inculque la contrebande, la densité vertigineuse des mots… Que cela soit dit ainsi par cette installation de lourd métal, au seuil de la forêt d’Alice ou des contes de fées, et particulièrement hier où la lumière dorée du parc mettait sur les feuillages cette touche unique, « le premier coup de cymbale de l’automne sur la terre »(Mallarmé)…, merci François Abélaret !
Et merci à Juliette, toute en réjouissantes rondeurs, qui clôtura la journée par un étourdissant concert d’une gaîté, d’une espièglerie qui nous berce encore, dans la navette du retour.
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