Je me pose bien des questions depuis que jai reçu le montant des droits d’auteur de mon livre Génération Woody, mis en librairie voici un an : 745 exemplaires vendus, qui rapportent 650 € en attente de virement une fois tous les décomptes d’usage effectués (exemplaires salis, pilonnés)… Et je croyais le tirage initial plus important : limité à mille, il laisse moins de deux-cents exemplaires en stock, pas de quoi faire beaucoup de réassorts quand le dernier film tourné par Woody Allen, en français et à Paris, sortira sur les écrans et qu’on parlera à nouveau de cet immense artiste ; ou quand inévitablement son auteur, âgé de quatre-vingt six ans, quittera définitivement la scène.
Je trouve humiliant de publier dans de pareilles conditions. Humiliants, aussitôt l’ouvrage rédigé, les refus des éditeurs qui repoussent même d’examiner : les livres de cinéma ne se vendent pas, point barre. Révoltant le soupçon de pédophilie (d’inceste, ou de child abuse) qui continue de poursuivre Woody et d’empoisonner sa fin de vie. J’ai beau argumenter contre cette calomnie dans mon livre, consacrer une vingtaine de pages à la réfutation de cette rumeur, rien n’y fait auprès de certains, « il n’y a pas de fumée sans feu », etc. Et mon livre devient de fait suspect aux yeux de pointilleuses (et pointilleux) néo-féministes, pressés d’amalgamer Woody Allen à Weinstein, à Polanski sans plus examiner l’histoire et les faits.
Mon livre n’était pas d’abord destiné à tordre le cou à cette rumeur, mais à rendre compte de films majeurs (j’en détaille dix-huit sur la cinquantaine tournés par Woody), je l’ai conçu comme un exercice d’admiration, ou de cinéphilie. Mais la cinéphilie intéresse peu, les films se regardent désormais chacun pour soi, on ne s’attroupe pas au sortir de la salle pour en parler ; et la désuète formule du cinéclub où l’on présente l’œuvre, suivie d’une discussion après la projection, ne fait plus guère recette. Entre la parole critique, la réflexion esthétique et morale et l’expérience des écrans, les ponts semblent coupés – quelle perte de culture ! Le débat serait-il mort ? On ne communique plus autour des œuvres, elles ne sont plus, selon le mot de Kant, « promesse de communauté ».
Quelques exceptions ont pu, passagèrement, me rassurer : deux débats à Grenoble et Villars-de-Lans programmés à la Société alpine de philosophie par mon amie Anne Eyssidieux ; une soirée Manhattan proposée au Méliès de Grenoble par Bruno Thivillier, que j’animais ; une autre à l’Institut Lumière de Lyon à l’invitation de Thierry Frémaux, allenien convaincu, au cours de laquelle nous avons largement commenté cette œuvre et vu Tout le monde dit ‘I love you’ devant une salle comble (où l’ouvrage s’est très bien vendu). Une troisème soirée de ce genre est programmée à Trouville par Sandra Joxe, le 24 novembre, et c’est tout.
Le service de presse d’un pareil ouvrage est une autre source d’avanies ou d’accablement : la plupart des exemplaires expédiés n’arrivent (inexplicablement) pas à destination, il faut refaire l’envoi deux, trois fois, et le journaliste moyen ne s’embarrasse pas de vous en accuser réception : il est par définition débordé, sollicité de partout. De quels comptes-rendus ai-je bénéficié ? Ils se comptent sur les doigts d’une main, un bon papier à Positif (merci Jean-Philippe Domecq), une mention retentissante à la fin du Masque et la plume où un Michel Ciment enthousiaste a claironné le titre de mon livre, repris par Sophie Avon ; un court mais vibrant papier de François Forestier dans L’Obs, une chronique à France inter de Laurent Delmas, et c’est tout pour soixante-dix SP, rien au Monde, à La Croix, à Libération, à Télérama, à Marianne, à France culture, pour ne rien dire de la PQR, le « sujet » serait-il trop sensible ?
745, je rumine ce chiffre comme un cuisant échec. Mais on me dit que c’est dans l’ordre, que mes curiosités ou mon écriture ne sont pas tendance, que ceux, très nombreux, qui rient et applaudissent à Woody se passent bien de mes « analyses », à quoi bon chercher des mots, ou prétendre en matière de goût à un peu d’exactitude ? La critique est devenue suspecte (et les commentateurs patentés des pages littéraires de nos journaux ont perdu en influence), celui qui « like » ou qui déteste ne s’embarrasse pas d’argumenter, il aligne quelques emoticons… Quelle prétention d’écrire, ou de creuser plus avant !
L’indifférence qui frappe Génération Woody ne m’encourage pas à mettre un autre livre en chantier. Je caressais deux projets, un ouvrage sur les chansons de Leonard Cohen, rédigé environ au tiers et dont les lecteurs de ce blog ont pu déjà se faire une idée (cela pourrait s’appeler Dieu, les femmes et Leonard Cohen) ; un autre projet plus ancien sur Le duel Breton-Aragon, mais Odile est formelle, où vas-tu déterrer de pareilles vieilleries, qui s’intéresse aujourd’hui à ça ?
C’est vrai, notre époque liquide, elle passe en haussant les épaules. Si je mets pourtant Une Vague de rêve en regard du Manifeste du surréalisme (deux textes de septembre-octobre 1924), si je regarde certaines photos prises par Man Ray, si je reprends les lettres si touchantes expédiées par Aragon à Breton de 1918 à 1932, je me dis que tout ça avait de la gueule ! Et que nous sommes en matière de style, d’exigence esthétique et morale, de débat, tombés bien bas… Mais qui lirait un pareil livre ? Hors de ton petit cercle de l’ITEM (me murmure Odile à l’oreille), rigoureusement personne.
Et d’ajouter que je passse trop de temps sur l’ordinateur, qu’au-dehors attend la vraie vie ! Qui n’est pas éternelle. Au lieu de cheminer dans ta forêt obscure (où je peine à te suivre), viens faire une petite marche, un week-end à vélo, quel sot projet d’écrire, à qui et pour quel profit ?
C’est vrai, à quel moment, comment s’est implanté en moi ce projet ou cette évidence de devoir noircir du papier (ou par encre numérique cet écran) pour justifier mon existence, ou comme chante à peu près Cohen payer ma rente dans la tour des chansons, d’où j’entends quelque part aux étages supérieurs tousser les auteurs que j’aime ? Ce goût d’écrire est-il jamais payé de retour ? Un autre motif de déception, avec mon dernier livre, fut la non-réaction de son sujet : Woody Allen se trouvait à Paris en septembre pour y tourner (en français, langue qu’il parle assez mal) ce qui serait son dernier film, je dénichais donc le nom de son hôtel et portais plein d’espoir au Bristol, rue du Faubourg Saint-Honoré, mon ouvrage avec lettre et dédicace – mais hélas, au lieu de m’inviter à dîner, ou sur son plateau de tournage, no reply ! Quelques semaines plus tard, sa sœur Letty Aronson m’informa d’un mail laconique que « Monsieur Allen avait bien reçu mon livre et m’en remerciait »… En 1972, Aragon s’était montré tellement plus chaleureux en réponse à mon premier envoi !
Oui, pourquoi ne pas sortir au grand air, arpenter les clairières de la vie ou respirer celle-ci à pleins poumons ? Je sais que ce blog, intitulé par compromis « Le Randonneur », constitue une voie viable : étant mon propre éditeur, je n’ai pas à affronter les rebuffades des autres ; j’y choisis mes sujets « à sauts et à gambades », au fil des rencontres, et leur traitement n’est jamais très long ; il n’y a pas de droits d’auteur mais le taux de fréquentation y est honorable, cent-cinquante visites par jour en moyenne, une « lecture » ou un intérêt très supérieurs à l’accueil d’un livre. Donc, poursuivons le combat sur ce blog ? Hélas, La Croix m’informe qu’ils vont bientôt fermer leur hébergement, et qu’il me faut dès maintenant chercher un autre « parrain »…
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