La projection du film syrien Eau argentée est un choc pour n’importe quel spectateur : on ne nous projette pas un film, c’est lui qui nous projette ou nous jette, c’est le cas de le dire, dans le chaos d’une guerre fratricide filmée par des smartphones ou des caméras de fortune au ras des rues, des corps mutilés, abandonnés en pleine chaussée de Homs (souillée d’eau et de sang, défoncée) ou qu’on frappe, qu’on avilit. On se répète donc, au long du film, que c’est insoutenable mais on reste à le voir, en se disant que ces deux heures qu’on nous inflige ne sont rien face aux quatre années endurées par ceux qu’on voit à l’écran. Et qui ne sont pas près d’en sortir.
Comment filmer la guerre, la terreur, son bruit et sa fureur ? La grande force d’Eau argentée me semble d’ordre médiologique, en montrant comment le message infiltre ou ronge son propre medium : la déglingue du pays arrive aussi au film, qui ne nous cache rien des hasards et des risques de la prise de vue, au contraire. Ce film nous arrive en lambeaux, en ébauches d’images et de sons entachés de bruit, de salissures quand l’écran bave, quand il vomit ses pixels démesurément grossis, ou ses chutes de montage. La bousculade, le coq-à-l’âne et l’improvisation font partie de la chose à montrer ou à dire, rien ne semble « raccord », on semble épouser ça et là les hoquets de la voix, les obsessions d’une mémoire pleine de trous et de répétitions en boucle où le récit achoppe, se reprend, patine et se rembobine.
D’où viennent ces images ? La plupart semblent prises à la sauvette, c’est le cas de le dire là où il s’agit d’arracher une mémoire ou un témoignage au chaos ; elles font partie de la protestation qu’on voit se dérouler, au début, à travers les manifestations pacifiques qui vont très vite se heurter aux tirs à balles réelles des « forces de l’ordre », aux premiers morts ou au supplice des enfants tagueurs dont on arrache les ongles. Mais d’autres fragments de vidéo proviennent à l’évidence de ces forces elles-mêmes, qui se filment en pleine action brandissant leurs fusils-mitrailleurs sous des portraits d’Hafez el-assad, ou torturant des prisonniers. Parfois l’horreur du corps mutilé ne peut se dire que par la métonymie d’un chat amputé d’une patte, ou couvert de plaies ; un appartement éventré ne se montre que par la pince à linge du balcon embrassant le vide où plus rien, sauf les larmes, n’est mis à sécher ; un moment de soulagement relatif arrive avec le petit garçon apportant sur la tombe de son père une brassée de fleurs, ou avec ces enfants pataugeant dans l’eau d’une fontaine, continuant à chanter ou brandissant leurs livres dans une improbable salle de classe échappée aux obus ; ou encore riant aux éclats devant le film « Charlot boxeur »… Et planant sur l’insoutenable, la permanence d’une fleur, des nuages, d‘un oiseau traversant le ciel.
La bande-son dans sa majeure partie demeure « indigène », prélevée sur les images : bruits de bottes, appels, coups de feu, sonnerie d’un portable ou d’un ordinateur, goutte à goutte d’un robinet mal fermé… La musique ne vient pas décorer ni édulcorer le propos. Quelques touches de violoncelle toutefois ponctuent le dialogue fragile, douloureux qui se noue entre la preneuse d’images et narratrice, la jeune kurde Wiam Simav Bedirxan (« Eau argentée ») demeurée à Homs, et son compatriote le cinéaste exilé Ossama Mohammed qui monte le film à partir d’une mosaïque de vidéos postées, et qu’on apercevra à Cannes, puis à Paris dans le quartier Bastille. Peu de documentaires transmettent, comme celui-ci, la fragilité du récit (filmique, narratif) et la nécessité de témoigner quand même, quels que soient la dureté des images et les dangers courus pour les amener jusqu’à nous. Cet autoportrait d’une Syrie explosée en mille et une nuits, mille et un visages ou bribes de récit, est une formidable preuve de résistance, de bricolage et de courage : la révolution ou le « printemps syrien » sont bien morts, mais de l’anéantissement d’un pays et d’un peuple, porté par les larmes et la rage surgit du chaos ce film, improbable et fragile soleil.
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