On célèbre cette année, et déjà dans Le Monde des livres à l’occasion de la sortie de sa biographie due à Tiphaine Samoyault, le centenaire de la naissance de Roland Barthes, l’un des auteurs qui demeure des plus vivants, porté par la grande vague « structuraliste » qui a envahi nos études (si je me réfère aux miennes, au coeur des années soixante), avant de les déserter presque aussi soudainement. Je me reprocherai toujours de ne pas avoir approché Roland Barthes physiquement : à la suite d’une proposition que je lui avais faite, courtoisement déclinée par lui, de venir conférencer à l’ENS au moment de sa mémorable (et totalement oubliée aujourd’hui) querelle avec Picart sur Racine, il m’avait envoyé Critique et vérité orné d’une chaleureuse dédicace (le papier de ce volume, toujours dans ma bibliothèque, y a malheureusement subi la critique rongeuse d’une souris). Je ne le rencontrais donc pas ; ébloui par Derrida et d’autres phares de l’ENS de moindre intensité, je négligeais de me rendre à son séminaire (où il m’avait pourtant offert de venir, quelle bête j’ai été !), mais nous avons échangé quelques lettres. De sorte qu’en 1973, à la suite d’un long coup de téléphone avec lui, je me rappelle qu’ il avait soutenu ma candidature à un poste d’assistant à Vincennes (où Claude Mouchard fut élu devant moi).
J’ai lu depuis à peu près tous les livres de Roland Barthes, dont certains avec une réelle passion. Quelle proximité par exemple entre Fragments d’un discours amoureux et Aurélien d’Aragon ! Mais touchant ce dernier, sur lequel je l’interrogeais par lettre, il me répondit (en 1978) qu’il éprouvait à la fois pour lui autant de considération que de réserves…
A la demande de l’INA, je lui ai donc consacré en juin 2008 un colloque à la salle Louis-Liard de la Sorbonne, auquel participèrent onze collègues (Yves Citton, Claude Coste, Christian Doumet, Françoise Gaillard, Hidetaka Ishida, Brigitte Jaques-Wajeman, Eric Marty, Louise Merzeau, Nathalie Piégay-Gros, Philippe Roger, François Soulages), et qui fut édité en un élégant volume par les soins de Cécile Defaut. Je saisis l’initiative amorcée par Le Monde pour reproduire ici l’ouverture que je rédigeais alors pour ce colloque, devenu volume sous le titre Empreintes de Roland Barthes.
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Le titre choisi pour notre rencontre peut annoncer une enquête sur la transmission : par où passe le mieux l’influence d’un penseur, par ses thèses, ou son style ? Depuis que j’ai proposé ce mot d’empreintes (au pluriel) à l’automne dernier, je le retrouve un peu partout, comme s’il avait la vertu de nous tirer vers le corps, vers une présence éparpillée en fragments, en éclats, peut-être en échardes.
Roland Barthes nous aura tenu un discours de séduction plus que de science, et ce discours peut s’attraper sur le monde d’une certaine contagion ; je songe à la façon dont Nietzsche parlait de la vérité en philosophie, dans un paragraphe fameux de Par delà le bien et le mal : pour peu que la vérité soit femme, on ne l’attrapera ni avec des raisonnements ni avec des thèses…
En philosophie pourtant, autour des années 60-70, Roland Barthes ne tenait pas le haut du pavé. Il ne partageait pas les objectifs grandioses d’Althusser, Deleuze, Derrida, Foucault ou Lacan, on le citait sans doute à côté d’eux mais il passait pour mineur. Mineur pourtant, c’est aussi ce qui creuse – notamment des empreintes.
En traitant ici des empreintes reçues de RB, j’invitais implicitement chacun à parler de lui en parlant de soi. La sémiologie de l’empreinte présente une troublante continuité, l’objet et le sujet de l’énonciation n’y sont pas nettement distingués. « Cet auteur que j’appelle pour moi Roland Barthes » pourra dire chacun, à la façon dont lui-même parlait du Japon, reconstruit à son usage personnel et devenu ainsi atopique. De même Barthes dissémine parmi nous des empreintes atopiques : ni unifiables dans un espace commun, ni clairement localisables.
Nous parlerons donc sur lui non par métalangage – qu’il fuyait, comme s’il y entendait la dureté arrogante du métal, et non le feutré du neutre – mais sur le mode du compagnonnage, ou de la conversation : chacun dira en quoi, sur quels points (quels puncta) RB le touche personnellement. Il n’est question ni de tout lire ni de tout dire de lui, et son rayonnement est d’ailleurs inégal, plusieurs de ses textes ont fortement vieilli. Il me semble même, d’un point de vue médiologique dont il a contribué à jeter les bases (en conjuguant la sémiologie, la pragmatique et une attention soutenue portée aux dispositifs matériels, organisationnels et institutionnels de l’énonciation, aux différents théâtres du discours), que ses textes soient devenus délicieusement démodés. RB est intimement solidaire de la graphosphère, dont les prestiges s’éloignent. Mais cela ne déclasse ni son style ni sa morale, et nos empreintes s’annoncent éthiques-esthétiques plus que techniques ou théoriques.
Douze conférences vont donc maintenant s’enchaîner ; j’ai demandé à chacun de faire court, des hai-ku d’exposés pour tenir en vingt minutes, plus dix minutes de débat. Elles sont regroupées en trois « tables ronde » (Instants, Le corps/le code, Méduses) un découpage qui n’allait pas sans arbitraire puisque j’avais dû en proposer d’avance les thèmes, et que chacun apportait en vis-à-vis ses propres curiosités ou, comme on dit en psychanalyse, ses matériaux. Je remercie vivement les orateurs de s’être prêtés au jeu, et de ne pas se sentir tenus ici à un protocole trop strict, de ne pas infliger à nos débats un corset.
« Douze intervenant employèrent cette journée à tirer d’une grande oeuvre leurs propres matériaux, et à dire les empreintes semées en eux par Roland Barthes – à la façon d’un chat » (quatrième de couverture).
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