Le film de Christian Petzold, auteur déjà de Barbara (2012) tourné avec son actrice fétiche Nina Hoss, laisse une impression profonde, et nous place certainement devant l’une des propositions cinématographiques les plus fortes de cette saison.
Le grand charme, pour moi, de ce film est de paraître étayé sur deux autres, à mes yeux également « culte », Les Yeux sans visage de Franju où le père-chirurgien (Pierre Brasseur) s’acharne à redonner un visage à sa fille mutilée par sa faute (Edith Scob) en arrachant la peau d’autres jeunes filles ; et le labyrinthique Vertigo d’Hitchcock, où l’ancien policier (James Stewart) piégé par Madeleine en visite au musée (Kim Novak) tombe amoureux d’elle, puis s’acharne, après avoir assisté à sa mort tragique, à la reconstituer sur la personne d’une vulgaire employée qui lui ressemble, puisqu’elle s’avère être la même.
Dans Phoenix on s’affaire d’abord à réparer un visage, celui de Nelly (Nina Hoss), rescapée du camp d’Auschwitz où elle avait été laissée pour morte d’une balle dans la tête. Nous voyons la jeune femme emmaillotée de bandelettes, assistée par son amie juive Lene, errer dans une Allemagne elle aussi en ruines d’une démarche chancelante de spectre. Comme chez Franju, la première séquence nous fait rouler de nuit dans une auto, dont la passagère sans visage est sommée de se découvrir lors d’un contrôle policier à l’entrée de la zone américaine (les occupants craignaient que les Nazis n’utilisent ce déguisement pour s’enfuir). A l’hopital, apparemment réservé aux patients fortunés, on donne à Nelly le choix de son prochain visage, américaine, mutine, sexy ? Le cinéma de l’ouest exerce déjà toute sa force d’attraction, et la reconstruction des traits fait miroir à celle de l’Allemagne.
Non, Nelly ne veut pas d’un visage fabriqué, elle veut redevenir elle-même. Et à peine réparée, elle part à la recherche de l’homme qu’elle aimait, son partenaire de chant avant-guerre (il l’accompagnait au piano), Johnny. Elle le retrouve assez facilement en visitant quelques boîtes de nuit, mais celui-ci, qui remplit désormais les fonctions de garçon de salle au « Phoenix », ne semble pas la reconnaître ; il lui propose en revanche un marché. Comme elle lui rappelle tout de même sa femme, il va la séquestrer pour l’habiller, la maquiller, et faire passer cette femme à la rencontre providentielle pour la disparue, de façon à rentrer ainsi en possession de sa fortune que, bon prince, il partagera avec elle. Par chance, et ils en font le test, celle qu’il baptise « Esther » a une écriture très ressemblante à la morte, et elle signe comme elle !
Parvenue à ce point, l’intrigue nous prend à la gorge. Car Nelly consent au rôle d’Esther, pourquoi ? Derrière son visage, il s’agit pour elle de reconstruire son identité, et pour cela de retrouver celui qui fut l’amour de sa vie passée, cet homme, (Ronald Zehrfeld) qui ne l’aime pas, ne la reconnaît pas, et ne songe qu’à exploiter cette aubaine. Nous ne savons pas quelles pensées dissimule le masque brutal de Johnny, a-t-il, profitant de lois raciales, dénoncé sa femme pour s’en débarrasser ? Un acte de divorce obtenu par lui après l’élimination de Nelly, et exhumé par Lene qui travaille à l’agence juive, semble fortifier cette hypothèse. Pourrait-il encore la désirer, la prendre dans une étreinte qui ne soit pas de comédie ? L’homme que l’amoureuse Nelly voudrait tant serrer dans ses bras serait son pire ennemi, et n’en voudrait qu’à son argent ?
Elle persiste néanmoins dans ce jeu lugubre ou pervers, à la limite de la dépersonnalisation, en se pliant aux injonctions d’un homme qui veut à toutes forces faire d’elle… celle-là même qu’elle était, d’où son cri pathétique, « Je suis jalouse de moi-même ». Pour se retrouver, Nelly doit effacer Auschwitz et le calvaire qu’elle a subi, et jouer à la revenante en s’identifiant à celle qu’elle n’est plus, et aux désirs de celui qui a voulu sa disparition. Vertigineuse, impossible « injonction paradoxale » !
Ce scenario passionnément resserré autour de ce face-à-face biaisé est d’une grande puissance, et d’une terrible ambiguïté. Dans la duplicité infligée à Nelly s’engouffrent toutes sortes de non-coïncidences ou de failles identitaires : les hommes et les femmes qui ont survécu à la guerre côtoyent désormais la vie des spectres, et l’Allemagne elle aussi se coupe en deux (voire en quatre dans la zone occupée). Plus rien ne se ressemble, et l’amour qu’on croit avoir vécu n’était peut-être qu’un songe, il faut tout remettre à l’échelle du désastre, du cynisme des survivants. La fragile Nelly doit impérativement se réveiller, ou quitter ses illusions ; elle y parvient au cours de la scène finale, à la chute poignante de ce film qui coïncide avec le moment de la vérité : un moment musical où l’on voit le faux couple exécuter pour le retour feint de Nelly son grand succès, « Speak low » (une chanson de Kurt Weill créée en fait en 1943), où l’homme cesse de jouer au moment où il aperçoit, au bras de sa vraie/fausse compagne, le tatouage qui authentifie son identité juive.
Et c’est à nous de prolonger l’histoire, ou de reconstituer rêveusement ce film ainsi suspendu aux notes interrompues de la chanson : comment, pour se reconstruire, ne pas mentir et se mentir ? Comment, quand on a traversé le feu de la Shoah, élever la voix et à qui raconter Auschwitz ? Quand le trauma subi a été trop grand, comment jamais recoller les morceaux ?
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