L’Enquête, Citizen four : éloge têtu de l’information

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Edward Snowden

J’en reviens toujours à ce titre d’une chronique du regretté Serge Daney, face aux empiètements tant extérieurs qu’intérieurs, ou aux obstacles interminables qui obstruent la voie d’une information véritable. Jamais, pourrait-on dire à l’échelle des siècles et des continents, notre monde occidental n’a bénéficié d’un meilleur accès aux informations en général : comparé au village de nos aïeux, qui n’avaient pour horloge et pour toute boussole que le clocher de leur paroisse, nous vivons dans une société et dans un monde indéniablement ouverts. Jamais pourtant, les technologies numériques aidant, la surveillance de nos moindres faits et gestes n’aura été plus efficace et plus étroite, plus tentante pour les pouvoirs (politiques, économiques, médiatiques…) qui nous surplombent.

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Gilles Lellouche (dans le rôle de Denis Robert)

et Charles Berling (le juge Renaud Van Ruymbeke)

Deux films actuellement sur les écrans, Citizen four et L’Enquête, prennent pour sujet l’héroïsme qu’il fallut à certains citoyens, « whistleblowers » (lanceurs d’alerte), enquêteurs ou journalistes…, pour témoigner quand même, et acheminer juqu’à nous des vérités dérangeantes ou qui a priori nous dépassent : Edward Snowden, estomaqué par ce qu’il a découvert dans son travail de responsable du chiffre auprès de la National Security Agency, a décidé en 2013 de livrer à la connaissance du public quelques échantillons des  énormes réserves de big data classifiées secrètes par tous ceux qui ont intérêt à nous espionner (du côté des Etats-Unis) ; Denis Robert quant à lui, transfuge de Libération, a vu dans l’enquête sur la « banque des banques » Clearstream (basée au Luxembourg) la chance de sa vie : il s’est acharné à montrer comment, à travers des circuits et des listings de noms compliqués à tracer, certains hommes politiques ont accumulé dans des paradis fiscaux d’extravagantes sommes détournées de ventes d’armes pour mieux financer leurs campagnes électorales.

Ces deux films aux vertus voisines sont également passionnants – et effrayants. Interrogé par Laura Poitras (accompagnée du journaliste Glenn Greenwald et d’Ewen MacAskill du Guardian) dans la chambre d’hôtel de Hong Kong où il s’est réfugié, Edward Snowden apparaît comme un jeune homme désarmé mais résolu, et particulièrement sympathique. Il déclare tout de go que lui n’emploiera pas les méthodes de son adversaire (qui n’est autre que l’Etat américain !), qu’il ne se cachera pas et ne cèdera pas à la peur, il se dévoilera au contraire et alertera l’opinion mondiale, par le canal de quelques journaux, sur les dangers de l’ultra-surveillance développée aux USA depuis le traumatisme du 9/11. On aura rarement filmé David tenant tête à Goliath avec autant d’à propos, et d’intrépide assurance… Le tournage lui-même s’avéra pourtant difficile, Laura Poitras et ses journalistes furent retenus aux aéroports, et ils durent crypter de mille façons leurs communications, et le contenu des enregistrements pour acheminer ce film jusqu’aux Oscars (qu’il décrocha dans la catégorie du meilleur documentaire), puis jusqu’aux salles de cinéma qui lui font aujourd’hui un triomphe.

Le parcours de Denis Robert (sinon le film qui lui est consacré par Vincent Garenq, où Gilles Lellouche tient le rôle du journaliste) ne fut pas moins éprouvant : la solitude de l’enquêteur, en butte à la suspicion générale et bientôt lâché dans sa propre famille, est impressionnante. Denis Robert ayant collaboré au scénario, on peut penser que les anecdotes personnelles et le drame psychologique et moral correspondent à ce qu’il a vécu au cours d’années pour lui spécialement noires (l’allégresse de l’enquêteur au volant de sa virevoltante décapotable se paye en effet de terribles moments de doute et de désespoir).

Comme dans le documentaire sur Snowden, nous voyons ici la justice systématiquement débouter le journaliste, et rendre ses jugements en faveur de ses trop puissants adversaires. A cet égard, il est étrange que ce type de film serve d’instance d’appel, et fonctionne comme un élargissement de l’arène judiciaire dans notre société ! La justice américaine aura plus de mal à accabler Snowden sous le chef global « d’espionnage » après que les salles aient acclamé cet exemplaire défenseur de la société civile contre les espions officiels ; et Denis Robert, quoique blanchi je crois lors de son dernier procès au niveau de la Cour européenne, pourra se féliciter d’avoir, à la faveur de ce film, pu enseigner quelque chose de l’imbroglio « Clearstream » au grand public. Le nom même, totalement oxymorique, de cette affaire finissait par repousser le lecteur ordinaire de journaux, et je m’étais moi-même depuis longtemps persuadé de n’ y rien comprendre avant de voir L’Enquête. Ce qui n’est plus le cas.

Il est frappant aussi que dans ce dernier film les identitésdes protagonistes de l’affaire circulent en clair ; on y nomme ouvertement Nicolas Sarkozy, ou Edouard Balladur, et la silhouette immanquable de Dominique de Villepin y apparaît même à plusieurs reprises, jouée par un acteur. Comment les intéressés (intéressés surtout à maintenir dans une méticuleuse opacité l’écheveau soigneusement ourdi des transactions et traffics mal nommés Clearstream) auront-ils visionné tout cela ? Ces deux films, qui servent de porte-voix à deux héroïques whistle-blowers, n’ennuient pas une seconde et se regardent aussi comme de passionnants thrillers. On peut donc, en se divertissant au cinéma, affronter toute la complexité de notre monde et, mieux parfois qu’en lisant la presse d’information, en sortir avec les idées plus claires…

503022.jpg-c_100_100_x-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxxAu Luxembourg, Denis Robert consultant les dossiers accumulés

par Régis Hempel (joué par Christian Kmiotek)

2 réponses à “L’Enquête, Citizen four : éloge têtu de l’information”

  1. Avatar de Yann
    Yann

    Edward Snowden connait plusieurs lanceurs d’alerte du 11 septembre :
    http://www.reopen911.info/News/2014/12/19/arte-les-dissimulations-de-la-nsa-sur-le-11-septembre/

  2. Avatar de jfsadys

    Peut-être que le vidéo suivante retiendra votre attention. Nous sommes plus informés que nos parents et nos grands-parents mais il y a des choses à redire sur le mur de bruit médiatique ambiant actuel. La vidéo est longue à regarder mais mérite à mon avis d’être regardée et médité. https://www.youtube.com/watch?v=wJmt4gKC-T0&feature=youtu.be

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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