On a célébré ce 17 avril le quarantième anniversaire de l’entrée des Khmers rouges à Phnom-Penh. Evénement ou souvenir des plus douloureux, qui laisse le Cambodge béant, amnésique d’une partie de son histoire. J’avais à la suite d’un voyage là-bas publié dans La Croix, il y a sept ou huit ans, cet article. Je le reprends ici.
Le difficile procès des Khmers rouges
Trente ans après le renversement du régime des Khmers rouges par les troupes vietnamiennes (7 janvier 1979) va enfin s’ouvrir à Phnom Penh le procès de quelques dirigeants, auprès des « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ». Cette juridiction connut une gestation tortueuse. Un procès international eut été plus simple à mettre sur pied, et moins coûteux, mais aurait-il eu la même signification auprès des Cambodgiens ? En revanche, une cour trop insérée dans l’appareil judiciaire (bien défaillant) du pays présentait un risque évident d’instrumentation par le gouvernement en place, lui-même largement issu du régime des Khmers rouges. Au terme d’une politique d’amnistie, l’actuelle classe dirigeante cambodgienne est en effet peuplée d’anciens cadres Khmers rouges modérés et repentis.
Sous l’égide de l’ONU, un tribunal mixte composé de dix-sept juges cambodgiens et de douze juges internationaux a donc vu le jour le 4 mai 2006, et cette sorte de « justice internationale de proximité » identifia cinq dirigeants de haut rang encore vivants, aussitôt arrêtés : Nuon Chéa (ex « numéro 2 » du Kampuchéa Démocratique), Ieng Sary (beau-frère de Pol Pot et ministre des Affaires étrangères), sa femme Ieng Thirith (ministre de l’Education et de la jeunesse), Khieu Samphan (président de l’État du Kampuchéa Démocratique), Douch enfin, déjà incarcéré et seul accusé à plaider coupable, responsable de la sinistre prison et centre de torture de Tuol Sleng (S-21).
Le soulagement se mêle d’amertume : le procès vient si tard, et concerne si peu d’inculpés, cinq vieillards ! Pol Pot, Ta Mok « le boucher » sont morts sans être autrement inquiétés. Il aura fallu trente années pour que s’élève la voix des morts et des rescapés contre le déni et le « révisionnisme » qui dominent l’histoire officielle. Faute d’avoir eu droit à une sépulture décente ou à un récit, les disparus font au Cambodge un assourdissant silence ; dans ce pays des âmes errantes, inensevelies, d’invisibles pyramides d’ossements soutiennent les digues des rizières et l’empierrement des routes ; le sous-sol des killing fields et les cours de Tuol Sleng sont gavés de tibias et de crânes…
La magnanimité de l’Etat cambodgien et sa politique de réconciliation à l’égard des Khmers rouges repentis (amnistie intéressée autant que prudente) empêchent d’incriminer tous les auteurs des exterminations. L’arrogance et la tranquille assurance des criminels à nier leurs responsabilités s’autorisent également du silence ou de l’indulgence de la communauté internationale : le négationnisme fait tache d’huile, enfonçant les victimes sous la loi du plus fort.
Imaginons que ce procès ne puisse se tenir. On aura donc massacré sans rencontrer d’objection un quart de la population du Cambodge ? On accordera aux bourreaux, au nom de la différence des cultures, ou de la lassitude (il est si tard pour juger), ou du compromis historique (il faut bien se remettre à vivre ensemble), une telle impunité ? Cette apparente générosité inflige la pire violence aux victimes. Leur silence, comme celui de la « communauté internationale » si difficile à faire parler redoublerait le régime même des Khmers rouges, le soin maniaque qu’ils mirent à lisser, à euphémiser, à effacer leurs crimes. Et c’est pourquoi ce procès n’est pas la seule affaire intérieure des Khmers, il remue en tout homme la question de son humanité, de son appartenance à une communauté qui le dépasse
Ne pas organiser de procès reconduirait la pire pratique des Khmers rouges, qui court-circuitèrent toute justice : pas de tribunaux au pays de l’Angkar, pas même de simulacre de jugement comme les sinistres « procès de Moscou » des années trente… À ces trop lentes simagrées, ils préféraient une sanction immédiate : les détenus étaient des traîtres, leur détention prouvant suffisamment leur faute aux yeux de l’Angkar omniscient, et à cette faute ne s’appliquait qu’un châtiment, la mort.
Il est impossible, dans les limites de cet article, d’énumérer la somme des destructions par lesquelles le régime prétendit faire table rase de l’ordre précédent pour mieux reconstruire, autour du grain de riz promu alpha et oméga de la nouvelle culture, un Kampuchéa digne des mythiques bâtisseurs d’Angkor. On s’attaqua méthodiquement aux racines de la culture cambodgienne : villes et hôpitaux vidés, pagodes et écoles détruites ou transformées en abattoirs humains et centres de torture ; les débris des sculptures de Bouddha employés au terrassement des routes ; l’enseignement remplacé par l’endoctrinement… Tout élément spirituel, à tous les sens du terme, fut méticuleusement extirpé. Plus de temples, plus d’écoles, plus d’hôpitaux, plus de livres, plus d’argent, plus d’administration, de justice, de soins, de médias, d’art ou de culture, de simples conversations… Les capacités foulées aux pieds, les compétences négligées, le médecin, l’ingénieur, le professeur versés aux travaux des champs les plus durs. On tua les gens non pour ce qu’ils faisaient mais pour ce qu’ils étaient ; le Kampuchéa démocratique fut une immense vengeance des paysans sur les citadins, et des individus les plus brutaux sur les civilisés.
Ne pas tenir ce procès prolongerait le déconcertant silence qui accompagna la tuerie, au dedans comme hors du Cambodge. Certains, dont le père François Ponchaud, voient pourtant dans ce tribunal le type même de l’injustice internationale. Si l’on doit juger les Khmers rouges, qu’on inculpe leurs alliés objectifs ! Les Etats-Unis d’abord, qui déversèrent à partir de 1970 plus de 500 000 tonnes de bombes sur un pays avec lequel ils n’étaient même pas en guerre, faisant des centaines de milliers de victimes et jetant les autres dans les bras des Khmers rouges ; la Chine qui les soutint fidèlement, et ceux qui donnèrent à l’Angkar une respectabilité internationale (et un siège à l’ONU jusqu’en 1989) ; la France donc, intéressée à la formation de gouvernements de compromis ou de réconciliation nationale, « coalition ignominieuse » qui peupla l’actuelle administration et la classe politique d’anciens Khmers rouges, tranquillement installés aujourd’hui à des postes convoités. Qui les inquiètera ? Que sont devenus les milliers d’enfants qui faisaient alors du zèle pour surveiller, espionner et aussi abattre les malheureux travailleurs forcés ? On peut compter sur l’actuel gouvernement Hun Sen pour veiller aux initiatives du tribunal et limiter les débordements gênants de l’instruction.
Une autre objection concerne la culture bouddhiste du petit véhicule, qui n’admet pas de véritable rééducation au cours de cette vie ; seule la mort suivie de réincarnation libère l’individu du poids du mal. Les Khmers rouges s’acharnèrent contre les bonzes et leurs pagodes, mais ils n’échappaient pas au vieux pessimisme culturel qui fait de la mort un passage entre deux vies également douloureuses, qui invite l’individu à se déprendre de ses attaches terrestres jusqu’à dissoudre la notion illusoire d’un soi, et à adorer dans l’idée du karma celle d’un ordre inflexible, que tenta de récupérer l’Angkar.
Ce tribunal voulu par l’étranger peut donc apparaître aux Khmers comme une manifestation supplémentaire de colonialisme ou d’ingérence judiciaire. Beaucoup d’observateurs remarquent également combien l’entreprise coûte cher, l’argent ne serait-il pas mieux employé au service des paysans pauvres ? C’est poser la question du prix qu’une société (nationale ou internationale) consent à payer pour reconstruire du symbolique : la loi, la justice, la mémoire, la transmission intergénérationnelle des récits, rien de tout cela n’est spontané ni gratuit, mais combien ça coûte?
Notre justice, dit-on, n’est pas la leur. Y aurait-il plus de réparation dans le fameux sourire khmer que dans tous nos tribunaux, nos codes et nos Bibles ? Quels que soient les aléas d’un procès en effet à risques, on peut en espérer des constitutions de parties civiles qui feront remonter des profondeurs de la société le travail de la mémoire, des récits, de l’identification des criminels et d’une meilleure évaluation de cette période (complètement occultée ou traitée en deux lignes dans les actuels manuels scolaires). Il faut vouloir ce procès, comme une étape dans l’émergence d’un droit commun international, en germe dans chaque culture et intégrant les apports de chacune.
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