Le Souffle est un film d’une rare puissance, auquel convient particulièrement notre adage médiologique du « Less is more » : ici, la suppression de toute parole, qui rend d’autant plus intense notre déchiffrement des expressions sur les visages ou les corps, ou les jeux du vent sur la steppe et jusque dans les cheveux de la silencieuse héroïne (énigmatique, touchante Helena An, à demi-coréenne paraît-il). Nous assistons donc à la vie pastorale d’un père et de sa fille, isolés dans la grande plaine : existence paisible et des plus réglées, scandée par les allées et venues du camion (que le père démarre à la manivelle pour se rendre à un travail mystérieux, en initiant parfois sa fille à sa conduite), par le galop d’un cheval, par l’atterrissage d’un avion qui fait sensation devant la petite maison, ou la panne d’une voiture de passage sur la piste et dont le radiateur manque d’eau…
Le cheval est conduit, galamment, par un jeune kazakh amoureux de la belle ; de la voiture descend un citadin aussi éberlué qu’espiègle, lui aussi séduit par la jeune fille et qui trouvera pour lui faire sa cour le secours d’un appareil photo, et d’une étrange séance de projection nocturne. Tout fait apparition, ou événement, dans ce décor ainsi placé sous une lumière éclatante, que la caméra détaille avec bonheur en s’arrêtant sur la sieste du père, calé dans sa remorque sur le corps d’un bélier, ou en accompagnant par un lent traveling la progresion de l’eau dans un ruisseau desséché.
Le Souffle, avant de s’identifier dans le stupéfiant finale avec une mort qui crève littéralement l’écran, introduit donc le spectateur à cet air vivifiant de la steppe, c’est un film où la vue et la respiration prennent leurs aises, où chaque détail d’une vie frugale et silencieuse, quasi monastique, se laisse physiquement savourer : le collier de ficelle où la jeune fille conserve la clé du puits, et que le jeune moscovite de passage fixe intensément dans son dos ; les pitreries du garçon à travers la vitre arrière du véhicule où il s’est embarqué pour la suivre ; la sieste de l’homme en plein soleil dans sa remorque, emmêlé aux poils du bélier ; l’album de collages que la jeune fille feuillette pensivement ; la silhouette d’un arbre un peu trop desséché, qui n’augure rien de bon touchant cet air que nous respirons avec elle à pleins poumons… Les visages, les moindres mouvements ainsi exposés dans ce bain de lumière semblent radieux, alors qu’ils sont gagnés déjà par une sourde menace radioactive.
La menace se précise par une nuit d’orage, quand des hommes armés de fusils et de compteurs Geiger débarquent pour arracher le père à son lit et le figent nu sous la pluie, et sous le regard de sa fille, pour mesurer sur son corps, dans sa voiture et sur ses outils les progrès de la radioactivité. Rien n’est dit et la violence de la scène en éclate davantage, l’irruption d’une folle brutalité d’Etat au cœur de cette vie paisible. Un autre signe, la piste en pleine steppe soudain barrée par une clôture barbelée, inexplicable dans ce paysage ouvert à tous les passages, indique lui aussi, silencieusement, l’imposition d’une raison étrangère à la vie qui se déroule ici.
Alexander Kott a magnifiquement rendu le choc, d’abord insidieux puis finalement terrifiant, de deux mondes, celui d’une société pastorale aux habitudes séculaires soudain enrôlée et écrasée sous le diktat d’une violence d’Etat aussi déplacée dans ce décor qu’implacable : quand les mains des deux jeunes gens emmêlées dans d’innnocents jeux de ficelle et quand leurs visages étonnés soudain se figent, face à l’explosion si proche de la bombe atomique, nous assistons avec une puissance rarement montrée au cinéma à la fin d’un monde ; la terre se craquèle et se soulève, le cadavre du père réapparaît exposé à la pluie de cendres, la maison changée en fétu de paille se tord et s’éparpille sous la puissance du souffle qui explose sur l’écran en nous clouant à nos fauteuils…
Alors apparaît sur un carton, froidement et dans un silence cette fois de mort, le mot de la fin : nous comprenons qu’à partir de 1949 et jusqu’aux années 80, les Soviétiques procédèrent à 456 essais nucléaires dans le nord Kazakhstan, avec le plus grand mépris pour la sécurité des populations civiles ; celles-ci, en effet clairsemées dans cette région de hautes steppes, servirent de simples cobayes humains sur lesquels furent ainsi testés les effets des radiations.
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