Lac d’Ecosse après l’orage
(Musée de Grenoble)
La revue du Patrimoine en Isère m’interroge sur « le paysage », sujet qui va nourrir un numéro spécial de la rentrée, puis faire l’objet d’une « Biennale des paysages » en 2016 à Grenoble, à l’initiative du groupe de recherche Laboratoire et de son directeur Philippe Mouillon. Celui-ci me suggère, pour alimenter au cours de l’été la réflexion des très nombreux partenaires institutionnels et culturels de cette future manifestation, de poster sur mon blog quelques fragments inspirés du livre de François Jullien, Vivre de paysage ou l’Impensé de la raison (Gallimard 2014). François Jullien sera présent à Grenoble le 21 octobre prochain, pour participer aux réflexions d’un séminaire initié par Laboratoire, puis prononcer en soirée une conférence à l’auditorium du Musée sur cette question philosophique centrale… Mes réponses faites à la revue ont été fortement resserrées par les nécessités de la mise en page ; j’en donne ici un court développement ou le « bonus », et je reviendrai au cours de l’été sur ce sujet de circonstance, particulièrement inspirant.
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Question : Comment définiriez-vous le mot « paysage » ?
Le paysage ? Une portion du monde qui me donne un sentiment de complétude, de plénitude. Ni lui, ni moi ne manquons plus de rien quand nous nous trouvons face à face. Un échange plurisensoriel s’instaure qui n’est pas seulement de la vue, car l’acoustique (certains bruits familiers), le mouvement (du vent, des passages d’oiseaux), l’olfactif, le kinésique ou ma propre force motrice innervent l’appréhension du paysage, dont la profondeur esquisse des parcours, des randonnées possibles même si je demeure devant lui immobile. Sommes-nous d’ailleurs « devant » ? Au fur et à mesure que je respire le paysage, il entre en moi et je m’étire en lui, au point de suspendre les partages familiers du dehors et du dedans. Le contemplant et me l’assimilant, disons que je me sens (pour une fois) là où je dois être.
Quelle part avez-vous prise à une réflexion sur le paysage ?
En tant que philosophe, je n’ai rien écrit sur le paysage proprement dit mais je m’y intéresse dans le cadre de la médiologie, qui désigne certes l’étude des médias, mais plus mystérieusement aussi celle des milieux qui constituent ceux-ci. Or ce fonctionnement des milieux, en nous et hors de nous, échappe à la vie des simples objets, nous n’en disposons pas, nous ne les instrumentons pas, ce sont eux qui nous enveloppent, nous façonnent ou nous portent… Notre expérience du paysage, qui n’est jamais simplement objective, participe de cette empreinte en nous du milieu, ou d’un vis-à-vis nourricier. Ajoutons, au titre de la philosophie, qu’un même radical de la sagesse traverse ces deux mots ! Il est clair d’autre part que cet assemblage purement physique ou matériel se rassemble dans une totalité (la plénitude dont je partais) d’où semble émaner un esprit ou une âme. Notre rapport au paysage suspend ainsi les alternatives classiques (de la connaissance intelligible vs sensible, du corps vs l’esprit, ou du dedans/dehors…), il dérange nos postures ou nos catégories mentales, et se révèle en somme un objet philosophique aussi déroutant que passionnant…
Comment relier ces remarques à la notion de patrimoine ?
Le paysage est la quintessence du patrimoine, ou de la « patrie ». Il semble un des vecteurs par excellence de ces transmissions identitaires, et chacun s’y identifie sur un mode très intime : se sentir « français », c’est être sensible par-dessus tout à certains paysages ! Le paysage est par ailleurs un espace historique autant que géographique, on y relève la trace des hommes qui l’ont séculairement travaillé, transformé. Aucune portion de la nature elle-même ne demeure hors histoire, qui marque le paysage dans son évolution. Il résulte de ce vis-à-vis, qui est un va-et-vient et une pénétration réciproque, qu’on ne se lasse pas plus d’un paysage que d’un visage familier ou aimé : parce que, sans doute, le paysage ne cesse de s’exprimer et de nous faire signe, en nous parlant intimement « de nous ». Ce nouage du nous est essentiel à l’expérience du paysage qui nous laisse rarement seuls, qui nous relie.
Et que dire de ce paysage-là…
Vous faites allusion à mon paysage préféré, la vue que l’on a depuis une ancienne bergerie située sur les hauteurs d’Herbeys, un peu au sud de Grenoble sous les ruines du fort des Quatre-Seigneurs ? De Chamrousse aux sommets des Trois Pucelles, en passant par le Taillefer et la corne au loin du mont Aiguille, le panorama est aussi profond que large, aussi grandiose qu’apaisant. Je ne cesse de contempler ce monde qui lui-même me regarde ; bien que j’en connaisse chaque variation, à toute heure et à chaque saison, mon émerveillement pour lui demeure intact ! Mais je ne peux ici le reproduire en photo, il semble que toute image demeure inférieure à l’expérience du paysage. Un tableau peut-être ?
(à suivre)
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