Monique Favart, drag-queen

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FAVART-TBD

 J’ai ces jours-ci en Corse une voisine qui peint d’étranges toiles ; la dernière, d’un imposant format marine (164 x 97), sortie de son atelier en juin et exposée en juillet aux murs de la locale « Casa Mariani », petit centre culturel implanté à Morsiglia, ne peut qu’attirer les regards, pourquoi ?

Le problème aujourd’hui avec les propositions de la peinture est de savoir quoi montrer alors que les images n’ont jamais été plus nombreuses, plus faciles à prendre ou à fabriquer : quand nous sommes recrus de gavage visuel, à quoi bon en rajouter ? Or la peinture continue, et ceci (le cinéma, la vidéo, le numérique ou l’imagerie 3D …) ne tuera pas nécessairement cela, la bonne vieille fixation par le truchement d’un pinceau de pigments colorés sur une pièce de toile. Mais cette surface a un problème de voisinage ; à l’heure où les images jaillissent de partout selon quantités de nouvelles ou anciennes technologies (de « techniques mixtes » comme aiment à dire nos modernes cimaises), quels sont les titres de la peinture à accrocher autrement l’attention ?

Monique Favart comme chacun d’entre nous barbote dans la débauche audio-visuelle qui ruisselle en continu des écrans. Avec ses très anciens moyens de  peintre elle tente de mieux cadrer, d’assécher ce flot : en choisissant une capture vidéo, puis dans cette séquence en prélevant une photo, elle reporte méticuleusement celle-ci sur sa toile dans un autre format (très agrandi, comme s’il s’agissait d’une transplantation conduite au microscope), en s’attachant particulièrement aux accidents ou aux symptômes physiques de l’opération. Chaque support en effet a son grain, ses indices de réfraction, d’attachement ou de frottement ; une vidéo n’offre pas la même aura qu’une photo argentique, ou qu’une peinture à l’huile, chacune apporte son coefficient de brillance, de présence ou d’adhérence que désigne je crois en anglais le mot drag, soit ce qui fait que la photo est photo, la peinture peinture, chacune dans son genre… Mais comment peindre la confusion des genres ?

Ou, plus précisément, comment faire monter dans le plan de composition et mettre en pleine lumière ce que nous ne voyons ordinairement pas, tellement cela conditionne notre voir : les indice matériels, médiologiques dirais-je du support, la matérialité toute bête qui rendent ceci visible ? C’est ainsi que dans le viseur de mon appareil photo numérique, ou sur les souvenirs de voyage stockés dans mon ordinateur, chaque vue s’accompagne d’un time code et de références concernant la provenance de la prise, métadonnées destinées au classement et au traitement numérique des archives qui aident et bouleversent aujourd’hui notre mémoire. Monique ne va pas jusqu’à inclure cette écriture sur sa toile, à la façon dont certains peintres pour mieux dénoncer la « consommation » reporteraient des codes-barres sur les fruits et légumes ou sur les rutilantes carrosseries de leurs figurations (cela s’est vu). Plus subtilement, elle peint la provenance de l’image ou le tremblement, le léger séisme qui affectent celle-ci en changeant de support, de médium ; contrairement au titre du film Lost in translation (qui fit beaucoup pour établir la jeune Sofia Coppola, tout en suggérant qu’il y a un prix caché dans nos voyages, nos migrations, nos transformations, et que ce qu’on gagne en passant d’ici à là suppose aussi une perte ou un péage, que nous nous efforçons d’oublier : ce qui est perdu dans le mouvement demeure également perdu dans l’attention qui en résulte), l’image peinte recueille et exhibe ici les traces de ses traductions successives, elle s’intéresse à son drag ou à sa propre traçabilité.

Translation, c’est à la fois le passage, la traduction, et d’une façon générale tout ce qui affecte un corps déformable, mémorable, éventuellement doté de facultés d’attention et de rétention quand il se déplace – or nous ne faisons que bouger, et toute notre vie est inséparable du mouvement. Comment la peinture (image fixe) va-t-elle recueillir et exprimer ce mouvement, voire sa propre trajectoire issue de la succession de ses supports ? Un sourire, un regard, nous touchent-ils identiquement selon qu’ils nous parviennent dans le mouvement de l’image-cinéma, ou vidéo, ou à travers l’image fixe de la photo ou de la peinture ? Ou encore à travers l’écran de la souffrance et des larmes ? Ecran fait partie de ces mots remarquables qui désignent à la fois l’obstacle, et ce qui passe au travers : la surface de projection et le crible, la grille qui empêchent l’image de se diffuser pleinement. La peinture de Monique Favart montre l’écran, le léger bougé d’un arrêt sur image en régime vidéo, la brillance aussi ou le flou qui brouillent quelque peu les parages du nez et de la bouche mais notre émotion devant l’assomption du visage n’en est pas altérée, au contraire ; cette conscience ou ce scrupule médiologique renforcent la vérité de la représentation, nous recevons pleinement ce visage avec ou à travers les accidents de sa translation et les aléas du voyage qui le placent sous nos yeux. Pourquoi celui-ci d’ailleurs plutôt que mille autres ? Issus de la nuit des archives, comme jadis les boat-people fuyant le Viet-nam, les traits de cette jeune asiatique ainsi tirés de l’oubli et promus à la dignité de la peinture ont quelque chose de poignant et leur « modèle », qui n’a jamais posé mais doit bien vivre aujourd’hui quelque part, en serait la première surprise, pourquoi moi ? Pourquoi sous le regard de Monique, puis sous le nôtre ?

En régime de mondialisation des images et des informations qui voyagent tellement plus vite et plus loin que les corps, ce visage par hasard et en quelque sorte élu a ceci de poignant qu’il avait toutes les chances de ne jamais nous parvenir, bouteille à la mer sur l’océan moutonnant des messages. Or il nous touche, il nous émeut par ce qu’il tient à nous dire et qu’en silence – le sublime silence de la peinture – pour le regard il articule. Je suis vivante, ici devant vous, malgré l’incroyable distance des codes, des supports ou des langues, j’existe et vous me contemplez, je fais désormais partie de votre espace, de votre rayon d’attention et de réflexions. Et certes personne ne peut vivre à l’échelle du monde contemporain que nous ne cessons de privatiser, d’acclimater en le réduisant, en le déformant ou en le ramenant à nos propres formats ; nous manions pour cela des capteurs extrêmement sélectifs qui sont autant de sphincters – paupières de métal, interrupteurs, crible des codes, zapettes, boîtes anti-spams, jalousies appliquées contre le jour du monde que nous tamisons, que nous filtrons pour ménager nos bulles domestiques. Où nous accrochons néanmoins quelques images choisies, photos, peintures qui acheminent jusqu’à nous l’impensable désordre extérieur.

Comment nous arrivent ces images, et qu’ont-elles à nous dire ? Le mérite de Monique est de ne pas séparer ces questions, qui dans ce tableau n’en font qu’une.

 

 

 

 

 

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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