Inexplicables « Duellistes »

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Les Duellistes, film de Ridley Scott (1977)

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L’été, saison propice au ciné-club, permet de voir ou de revoir sur son écran d’ordinateur un film ancien, fétiche ou bêtement passé inaperçu. C’était le cas pour moi avec ces Duellistes, premier (et brillantissime) film de celui qui fera Blade runner, les Alien ou Gladiator et que, assez inexplicablement, je n’avais jamais pris le temps de regarder.

Tourné deux années après le Barry Lindon de Stanley Kubrick, ce film en costumes s’en réclame pour la beauté des paysages, l’énigme centrale du ou des caractères, les scènes de duel (l’un et l’autre film commencent par là), le côté rêveur ou parfois immobile de l’action, mais non pour son budget : tournant en décors naturels mais sans jamais lésiner sur une somptueuse mise en scène ni la pointilleuse fidélité des costumes napoléoniens, Scott a eu l’élégance ou la virtuosité de dépenser dix fois moins d’argent que son modèle, célèbre il est vrai pour ses extravagantes exigences.

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Comparer le débutant à son prestigieux aîné, c’est l’égaler aux plus grands, et Duellists ne se regarde pas en effet sans la profonde émotion d’assister à un coup de maître, tel que peut-être Ridley Scott n’y parviendra plus. Voici un film qui (à mes yeux) a tout pour lui : basé sur une (courte) nouvelle de Conrad intitulée The Duel (ou parfois A Point of Honour), l’histoire inspirée des faits et méfaits de deux hussards français, contemporains de la Révolution et de l’épopée napoléonienne, relate comment un premier soldat d’extraction paysanne et d’humeur particulièrement irascible, transposé en Frénaud (Harvey Keitel), s’en prend littéralement à un correlogionnaire d’origine aristocratique, d’Hubert (magnifique Keith Carradine), et ne cesse au cours de leurs rencontres en marge des champs de bataille de le provoquer en duel. Les deux hommes en disputeront sous nos yeux une demi-douzaine (plus de vingt dans le cas de leurs modèles), sans que la gravité des blessures infligées ou reçues mette fin à cette spirale infernale. L’énigme est double, pourquoi cette rage primaire de Frénaud à s’acharner sur ce rival précisément, au point que tous deux forment un couple légendaire aux yeux de la troupe des autres officiers, et pourquoi d’Hubert, constamment agressé ou passif, se laisse-t-il enrôler dans ce jeu qu’il réprouve, mais auquel il se prend non sans ambiguïté. Ou, question subsidiaire, pourquoi chez ces soldats plongés dans l’infernale violence des campagnes de Napoléon ce désir en privé de renchérir sur elles, ajoutant la guerre à la guerre ?

Scott filme donc la pulsion de violence, ou plus précisément ce que René Girard a nommé la rivalité mimétique : née d’une infime différence (peut-être ici celle des conditions sociales, et d’une revanche à prendre par le roturier malgré l’égalisation de leur condition militaire), nous voyons celle-ci se nourrir vertigineusement d’elle-même, et reprendre flamme à chaque occasion. Frénaud cherche d’Hubert, il se mesure à lui dans un désir désespéré d’accéder à sa vraie condition ou à l’identité imaginaire qui le comblerait – être l’homme qui aura fait plier, ou qui aura tué, cet alter ego trop méritant.

L’absence de motivations explicites fait le ressort du film, et creuse vertigineusement un abîme : pourquoi la guerre, pourquoi le duel à mort ? A cet égard, ce conflit cellulaire fait image aux conquêtes de Napoléon, et à la grande Histoire qui donne son cadre aux duels. Car l’Empereur n’était mû lui-même que par un « point d’honneur » aussi absurde, chaque conflit entraînant mécaniquement le suivant, chaque bataille suscitant la même question sans réponse, à quoi bon ? Sinon la gloire, ici montrée à plaisir dans de rutilants uniformes ou de furieuses cavalcades préparant le fracas des épées. Comment dire Good bye à leur cliquetis, comme l’écrit avec son rouge à lèvres une première amante de d’Hubert  sur le plat de son sabre ? Car l’honneur fait barrage au bonheur, lui-même représenté, avec quel luxe de détails et de moments sensuels, dans les étreintes des femmes, la tentation conjugale ou le repos gagné (en claudicant) dans les allées d’un château des bords de Loire, visions qu’on devine fugitives ou trompeuses tellement l’essentiel pour les deux adversaires semble ailleurs.

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Harvey Keitel, Keith Carradine

Que la minuscule passion des deux sabreurs fasse miroir à la grande Histoire est plus que suggéré par l’irruption de celle-ci, dans la saisissante reconstitution de l’affreuse campagne de Russie où l’on voit les si beaux uniformes tomber en loques et les corps chancelants qui cherchent à s’y envelopper se changer en statues de glace – par point d’honneur là encore. La fidélité à l’Empereur est d’ailleurs l’un des leitmotives du film, Frénaud se définissant comme ardent bonapartiste, d’Hubert accompagnant sans résistance le cours de la Restauration. D’où un ultime duel, aux pistolets celui-ci, magnifique moment de tension où le rêve, et une nature qu’on dirait sortie des toiles romantiques, conspirent pour suspendre et étirer merveilleusement la furieuse action. Car la beauté de ce film hâché ou tout entier parcouru d’un inexplicable désir de meurtre est d’équilibrer cette rage par le temps suspendu des salons, ou d’intérieurs d’une profondeur rêveuse : le cabinet de Fouché, auprès duquel d’Hubert arrache la grâce de son ennemi, offre un de ces moments rêvés, comme les arrêts de la caméra sur une charrette gelée, ou sur les restes d’un repas dignes d’une toile de Chardin…

Comment sortir d’un pareil cycle ? Le film, ou la nouvelle de Conrad, se hissent à une haute valeur morale puisque d’Hubert, au moment de fusiller Frénaud qui n’a plus de balles, lui accorde son pardon, cela fait seize ans que vous m’imposez votre loi, souffrez à partir d’aujourd’hui de vivre sous la mienne, je vous considérerai désormais comme mort, conformez-vous à ce rôle et ne me cherchez jamais plus !

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La dernière image du film digne d’une vision de Napoléon, vaincu, à Sainte-Hélène campe un Frénaud, bras croisés sous son large bicorne, méditant durement du haut de la boucle d’un fleuve face à la disparition du soleil. Déclin d’une « morale de l’honneur » ? On sent que la leçon qu’il vient de recevoir a du mal à passer, mais c’est qu’il appartient comme sa passion des duels à un âge sans doute révolu, et qu’une page de l’Histoire est désormais tournée. Une autre morale peut-être s’inaugure dans cette orange que d’Hubert glisse entre les mains de sa jeune femme, d’ailleurs enceinte, et pour toute réponse à ses questions inquiètes sur la matinée qu’il vient de traverser : le hussard promu commandant de Sa Majesté n’a jamais raconté ses duels, il se méfie de la contagion des mots et des postures…

Grand film, qui nous confronte avec un monde inexplicable, radicalement exotique ou révolu, mais dont les passions nous hantent car comment éteindre jamais ces rivalités irrésistibles qui font les duels ou les guerres et auxquels certains accrochent leurs rêves, leurs désirs ou leur identité, au nom du point d’honneur ou de la gloire ?

8 réponses à “Inexplicables « Duellistes »”

  1. Avatar de Bonnefon

    Merci pour cet avis sur ce film, injustement méconnu, de Ridley Scott. C’est un chef d’oeuvre, incompris à sa sortie, dans lequel le public et la critique n’ont vu que violence et sans doute esthétique gratuite. J’avais, à l’époque, assisté à son tournage en Périgord, (du moins à celui d’une grande partie du film). Je m’en souviens comme d’un moment exceptionnel malgré le fait que Sarlat accueille très souvent des tournages? Celui-là a vraiment marqué tout le monde. Nous avions appris, à l’époque, que Ridley Scott avait acheté les droits sur la nouvelle de Conrad et qu’il avait choisi de tourner en Périgord, sans savoir qu’en fait, cette histoire était inspirée par la vie du Général Fournier Sarlovèze, aventurier sarladais, entré dans l’armée à la suite d’un assassinat… Une de ces têtes brûlées à la carrière fulgurante comme l’époque et l’Empire en produisirent en cette période.post-révolutionnaire. Le dernier duel, tourné dans les ruines du château de Comarque que vous évoquez et la chute du film, sont extraordinaires et je dois avouer qu’il m’est arrivé d’y penser lorsque la vie m’a opposé à certaines personnes compliquées et violentes, comme cela a pu m’arriver quelques fois. Le « Désormais je vous considérerai comme mort… » est La solution la meilleure qui soit dans ces cas là.
    En tout cas, merci encore d’avoir sorti ce film de l’oubli relatif
    dans lequel il n’aurais jamais dû entrer.
    Jean Bonnefon

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Et merci à vous de rejoindre ce commentaire, car ce film est vraiment inépuisable, et hantera longtemps ceux qui le (re)verront ! Il montre bien sûr la violence, ou s’attache à sonder son vertigineux foyer, la rivalité mimétique (peu de films m’ont paru aussi « girardiens »), mais comment mettre en scène celle-ci, et quelle morale en tirer ? Les choix de Ridley Scott sont assez rares et l’incompréhension du public (comme devant « Barry Lindon ») peut-être prévisible : à ce niveau d’exigence esthétique et éthique, il n’y a pas beaucoup de monde… Ce que vous dites de Sarlat et du « pilotis » de Frénaud dans la nouvelle de Conrad est étonnant ; j’ai lu de mon côté que les duels (auxquels vous avez donc assisté ?) furent filmés en prenant des risques, et que Keitel en particulier, contrairement à Carradine, n’avait jamais manié une épée ! Pour cela aussi, ce film est un petit miracle.

  2. Avatar de xavier b-masset
    xavier b-masset

    Je vous suis complètement sur le chemin de l’idée que Napoléon transporte sur les théâtres militaires de ses campagnes un décor, celui de son rêve de devenir l’Alexandre conquérant des temps modernes.
    Cet Alexandre français ayant d’ailleurs lui aussi sa Némésis en la personne d’un autre Alexandre, tsar de son état.
    Dans sa nouvelle Conrad le dit noir sur blanc, ces moments de duel seront les seuls points d’ancrage avec la réalité finalement pour d’Hubert, la dernière confrontation agissant comme un solvant sur son esprit (son corps aussi, l’amour transforme tout sur son passage) en lui révélant l’attachement profond (de nature sublime, forcément, là Conrad stendhalise les choses à fond, il ne rejoue pas le coup de la nouvelle de Balzac, « Une passion dans le désert », qui montrait comment l’âme de l’animal féminin échappait à la compréhension du héros, soldat perdu dans les sables des rêves de Napoléon lui aussi) de la jeune Adèle.
    Je trouve que Scott déroule un scénario formidable, et que Conrad synthétisait déjà de magnifiques images (l’idée de l’orange chez le cinéaste, symbole de l’un des sommets de la fruition de la vie, alors que chez l’écrivain c’est peut-être une sorte d’orbe chère aux têtes couronnées, un monde qu’un empereur croyait tenir dans sa main de « Salvator mundi », un symbole de l’Espagne où combattit Féraud, et qui se retrouve pelée en une minute dans la main d’Hubert), facile de voir Conrad tirer le même écrit après s’être offert une séance de cinéma au paradis des écrivains, l’inspiration marche dans les deux sens.
    Le thème du chaud, du froid, celui du gascon bouillant, de l’Athos réfléchi, intellectualisant tout, ont l’air superbement binaires sur le papier mais ça ne l’est jamais à la lecture de la nouvelle.
    Si D’Hubert à toujours deux fers au feu (sa vie martelée à la forge du duel), Féraud braille partout qu’avec son sabre il entrera dans l’autre comme « dans du beurre. »
    C’est l’essence même de leur nom qui semble commander tout.
    La paire apparaissant comme un « duel » des anciennes langues agglutinantes, un pluriel qui n’en est pas vraiment un, un combat singulier grammatical restreint, une survivance linguistique dont on a perdu l’origine…
    À ce propos, cher Daniel Bougnoux, je crois que votre passion de lettré (jusque dans votre cinéphilie) vous fait écrire le nom du héros « Frénaud », (comme le poète de « L’étape dans la clairière » ?) à la place de Feraud comme le note Conrad.
    On se souvient tous de duels épiques entre poètes, Breton contre Cocteau, qu’il souffletait, Benjamin Péret contre Claudel ou Aragon, Char qui prenait un coup de surin à l’aine pour l’honneur de Lautréamont, etc.
    (Mes confusions personnelles sont encore pires.)
    Bien à vous.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Désolé, Xavier, de « valider » si tard votre utile commentaire, la machine vous avait glissé parmi les indésirables, où je viens après une semaine de vous récupérer !

  3. Avatar de Vyrgul
    Vyrgul

    Dans sa partie finale, ce film a éveillé en moi des échos du magnifique Capitaine Conan de Tavernier. Cette violence qui chez certain finit par se nourrir d’elle-même au point de laisser presque exsangues ceux qui s’en sont nourri lorsque la vie les somme d’entrer dans une nouvelle vie aux valeurs étranges et qui ne les attendra pas. Pour nous c’est cette nostalgie de la violence, même portée par un certain sens de l’honneur, qui nous parait bien étrange…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je ne connais pas le film de Tavernier, j’irai voir !

  4. Avatar de Guy Delbarre
    Guy Delbarre

    Bonsoir , le Capitaine Conan est passé sur Arte , effectivement on retrouve cette dualité entre militaire et guerrier dans les Duellistes .
    il y a du Feraud chez Conan et pourtant d’Hubert , encore convalescent , est retrouvé dans son écurie cherchant à seller son cheval pour rejoindre l’Empereur dont il vient d’apprendre le débarquement d’Elbe ! lui aussi , malgré sa retenue d’aristocrate est prêt à en découdre à nouveau …
    J’ai adoré ce film , passionné par la période il m’a incité à faire de la reconstitution entre 2005 et 2015 ( d’ Austerlitz jusqu’à Waterloo ) . j’ai adoré aussi sans pour autant savoir quel genre de soldat ou guerrier j’aurais fait moi même .

    j’ai également , lors d’un séjour autour de Sarlat , retrouvé tous les lieux de tournage dont le plus compliqué fut celui du premier duel au sabre entre les deux hussards .

    Guy Delbarre .

  5. Avatar de Guy Delbarre
    Guy Delbarre

    Mon commentaire… ( suite ) … et tout récemment le lieu du duel à l’épée devant une vieille ferme qui se trouve sur la commune de St Julien de Lampon .
    après fortune faite , Ridley Scott serait bien inspiré de redresser ce mémorable bâtiment en voie de disparition !

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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