Image aimablement procurée par Nicolas Mouton
On ne comprend, on ne connaît pas la musique, on la goûte, on l’écoute sans fin, elle nous enchante mais nous n’en démêlons pas intellectuellement les voies dans notre cœur, nous ne saisissons pas comment elle nous pénètre, nous oriente et éventuellement nous façonne ; en marge du langage et de notre pensée articulée, la musique semble mener une vie à part et fermée sur elle-même, opaque à notre réflexion critique et philosophique.
C’est ainsi qu’au rayon des livres d’esthétique, combien d’ouvrages sont consacrés à la littérature (où le langage rencontre le langage), à la peinture (la vue place en face de nous de bons et loyaux objets qui se laissent cerner, donc dire), et combien peu à la musique si l’on exclut les biographies de musiciens, genre toujours très fréquenté ? J’ai eu la surprise, visitant la librairie du rez-de-chaussée de l’Opéra Bastille, d’y découvrir trônant au beau milieu de ces livres de souvenirs et de vies des grands compositeurs, ou interprètes, l’ouvrage autrement difficile et ardu de Francis Wolff, Pourquoi la musique ? (Fayard, 2015). Bonne chance à l’amateur qui voudra passer sans transition de « la vie passionnée » de Franz Schubert ou d’Herbert von Karajan à ce monument de réflexions exigeantes et parfois décisives…
Francis Wolff (d’après Wikipédia)
La musique, pas plus que le rêve peut-être, ne semble raccord avec le reste de notre vie psychique, et l’on ne raconte pas plus une sonate ou une symphonie que son rêve de la dernière nuit ; cela, à y regarder de près, ne s’emboîte pas, cela ne fait pas trace saisissable ni récit – pourquoi ?
C’est ce pourquoi que prend à bras-le-corps Francis Wolff, non sans intrépidité ; après tant de gloses fastidieuses sur « l’exquise profondeur » ou le je-ne-sais-quoi, il était temps qu’un philosophe, méthodiquement, mette en mots avec des distinctions claires, des concept éprouvés, ce que nous fait la musique et de quoi ce langage, qu’il ne faut pas confondre avec celui des mots, nous parle précisément. Qu’il ne faut pas confondre, et qu’il ne faut pas non plus radicalement disjoindre : l’intelligibilité musicale est une part de notre intelligence du monde et de nous-mêmes, la musique pense, or nos pensées s’épousent et se complètent ; il est donc légitime de cartographier la musique, de lui faire et de dessiner sa place parmi l’arsenal de nos dispositifs cognitifs et expressifs.
Une première remarque éclairante de ce livre est de proposer une échelle de nos expressions sonores divisée en dix cases, de la parole pure à la musique pure, de sorte que dans la majorité des cas (huit sur dix), nos expressions apparaissent hybrides : côté gauche, la poésie avec ses rythmes et l’homophonie de ses rimes élabore tout un monde sonore d’harmonies au cœur du discours, et côté droit quelques musiques et non des moindres laissent apparaître un schéma narratif, l’ébauche d’une description ou le début d’une histoire (dans L’Apprenti sorcier de Dukas comme dans le leitmotiv wagnérien). Ce schéma suggère donc une continuité, voire des formes d’expression très imbriquées entre langage et musique, les cases un et dix se révélant à l’échelle de l’histoire ou de la géographie assez rares, la musique ou le langage « purs » relevant d’une extraction (d’une analyse) tardive, à laquelle tous les peuples n’ont pas automatiquement accédé.
« La musique est l’art des sons », nous répète Wolff comme un mantra, elle est donc chez elle partout où du son se profère (et il n’existe pas, à l’échelle humaine, de société sans musique, constante anthropologique majeure) ; elle infiltre nos moindres paroles et commence donc très bas, dans le babil des oiseaux sans doute mais aussi bien dans le passage du vent dans les arbres, ou le rythme des roues d’un train… Car la musique est l’art des sons, c’est-à-dire (précision importante) d’une catégorie d’événements.
La réflexion du philosophe prend un tour décisif quand, ravivant la métaphore la plus illustre de l’histoire de sa discipline, Wolff nous invite à imaginer par expérience de pensée non la caverne de Platon (visuelle) mais ce que serait une « caverne sonore » – qu’y aurait-il dedans à percevoir ? Ni espace, ni aucune objectivité : un univers événementiel tout de bruits, dénués de tout référent, sans choses nous expliquant ceux-ci, sans individus car comment individualiser des sons comme tels ? Comment les délimiter, comment les compter hors du substrat (qu’on peut voir et toucher) de leurs choses causantes ?
Dans la caverne ou dans un monde sonore (titre, je le signale, d’une stimulante nouvelle de Victor Segalen), il n’y a ni êtres ni causes ni choses… Mais de purs événements. Or l’attitude que nous disons esthétique, en marge ou à l’écart de la cognitive, n’a pas besoin de comprendre, c’est-à-dire de rapporter du sensible à de l’intelligible, elle se contente d’enchaîner le sensible. Avec cette différence que dans l’ordre du sensible, le visible et l’auditif n’occupent pas le même niveau, les données de la vue s’offrent mieux découpées, déjà individualisées, alors que le continuum sonore exige d’isoler, de distinguer et d’articuler les perceptions auditives, de les extraire hors d’une pâte amorphe. On pourra soutenir à cet égard que le monde que nous appelons musical semble beaucoup plus pauvre que le monde sonore naturel ou « brut » : à l’état continu ou sauvage, l’infini bruissement de la vie se laisse malaisément découper, compter ou mesurer ; l’échelle des notes par contre apporte une grammatisation par laquelle on passe au crible et articule cette pâte fluide, à la façon dont le babil de l’enfant qui jase (qui essaye librement tous les sons qu’engendre son gosier) se trouve un beau jour articulé selon les lois phonétiques, sémantiques et syntaxiques de la langue.
Pour l’animal toujours un peu sur le qui-vive, l’événement d’un son (pierre qui roule, cri d’un prédateur) fait alerte en se rapportant à une modification de son environnement réel. Dans notre écoute esthétique en revanche, ou proprement musicale, nous déplaçons cette causalité des choses aux sons eux-mêmes : nous définirons donc la musique, cet « art des sons », comme la production ou l’exhibition d’un monde idéal d’événements (sonores) autonomes.
Wolff, parvenu à ce point, développe les quatre types de causalité en musique, toute écoute esthétique composant un ordre causal imaginaire. Cet ordre évolue ou fluctue entre les deux extrémités du déjà-entendu et de l’inattendu, ou pour le dire avec Henri Atlan « entre le cristal et la fumée », entre une grande prévisibilité et une imprévisibilité radicale, deux bornes où notre plaisir musical pareillement s’évanouit. La musique peut donc se définir, derechef, comme une savante construction d’événements, un ordre pur ou trop rigide annulant celui-ci, mais un désordre total aussi : avec la musique atonale par exemple, Webern ou ses émules proposent des suites sonores d’où toute causalité (toute prévisibilité) semble s’être absentée, ils déjouent la tension de l’écoute, donc l’attention elle-même en s’efforçant de produire, ironiquement, négativement, une temporalité sans causalité. En réaction à ce contre-exemple crucial, Wolff propose de voir (d’entendre) dans la musique mille et une façons d’apprivoiser l’événement. C’est ainsi que dans le Boléro de Ravel, le rythme apprivoise le temps, inexorable et pourtant enchaîné à l’éternel présent d’une répétition implacable ; nous entendons dans ce morceau à la fois une succession (une progression) et une permanence qui se contredisent et se limitent réciproquement – d’où notre plaisir.
Mais revenons à la thèse désormais principale soutenue ici : comprendre la musique consiste à rabattre la causalité réelle des sons sur une causalité imaginaire. Au rebours de la question (naïvement ou subtilement matérialiste) soulevée par Benedikt dans Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, quand il demande à peu près « Comment se fait-il que du crin de cheval râclé sur des boyaux de chat nous jette dans des états pareils ? », nous dirons que le propre de l’expérience musicale consiste à mettre entre parenthèses la cause matérielle pour mieux promouvoir la cause formelle ; ou plus précisément, Wolff fait appel à une recombinaison des quatre causes d’Aristote pour répondre pleinement à la question de son titre, pourquoi ?
Soit donc cette combinaison dosée de permanence et de succession, d’ordre et d’instabilité. Pour que des événements successifs se produisent, il faut sous-entendre un fond permanent, lequel ? Il n’y a pas de perception d’un changement qui ne s’appuie sur une substance sous-jacente, composée notamment de ce que Wolff nomme le son-maître et la pulsation isochrone, deux ingrédients de ce substrat sonore permanent (sous-)entendu dans toute musique ; donc particulièrement la tonique qui demeure implicite, à la fois permanente et absente. L’auteur distingue à cet égard les « musiques poussées » (par leurs causes efficientes) et les « musiques tirées » (vers ou par leur cause finale, qu’on appelle aussi l’accord de résolution, très explicite par exemple à l’écoute de Frère Jacques). Il est remarquable que dans Tristan et Isolde de Wagner, ici précisément analysé, la passion des amants n’aboutisse pas à cet accord : ouvert par un insupportable ou déchirant (pas seulement pour l’oreille) accord dysharmonique dit « accord de Tristan », cet opéra n’évolue vers aucune réconciliation, la musique se chargeant au contraire d’exprimer, ou d’effectuer, l’inachèvement propre au désir ici mis en scène.
Une fois bien établie cette thèse que la musique est l’art des sons ou des événements idéalement purifiés de leur cause, ou de leurs choses, Wolff s’attaque à la question, très épineuse et rarement affrontée de face, de savoir de quoi nous parle cette musique : nous entendons en effet à son écoute un discours universel, éventuellement très précis et qui nous touche à l’intime, mais que nous sommes incapables de traduire ou de reformuler. Or qu’est-ce qu’un discours qui ne se laisse ni transposer ni paraphraser ? Quelle est la sémantique ou la référence de celui-ci ?
Sans doute faut-il commencer par distinguer dire d’avec exprimer ou montrer. Car chacun concèdera que la musique exprime ou montre des émotions ; sans doute mais, corrige Wolff, en assez petit nombre car, à part la tristesse et la joie (auxquelles on peut ajouter la fierté, ou la rage…), le registre émotionnel de la musique semble assez limité : la honte, la nostalgie, la peur, le désespoir ou tant d’autres sentiments bien familiers n’y trouvent pas clairement leur chemin… La musique, tranche Wolff, exprime en réalité (côté sujet) des humeurs, c’est-à-dire des émotions sans rapport intentionnel avec des objets ; et côté monde des climats (on lira circa page 272 une belle analyse du « climat jazz » des mégalopoles modernes). Si donc la musique, au-delà de notre écoute des sons, est quelque chose qui nous transporte, à quoi se réfère-t-elle ? Et sur quel mode ? (Wolff a le mérite, à ce point de la recherche, de congédier la thèse paresseuse mais souvent soutenue de l’autoréférence musicale : la musique n’exprimerait qu’elle-même, sa propre puissance combinatoire sonore sans au-delà sémantique).
Et il a soin pour cela de séparer ou de démarquer vigoureusement sa philosophie de toute tentation ou routine logocentrique : la musique ne représente pas si l’on entend ce terme sur le mode de la désignation visuelle, ou d’une nomination. Ni chosique ni nominale, la représentation musicale est toute verbale, elle nous parle un langage d’événements, lesquels constituent un monde complet en soi, mais par la seule voie des verbes (et des adverbes qui nous disent comment conduire l’action, « lentement », « furieusement », glissando, appassionato…) ; une succession à la fois nécessaire et inattendue (inentendue) d’événements sonores dans un monde idéal (privé de tout substrat matériel).
Notre musique représente donc (dans le temps), comme fait de son côté l’image pour l’espace. Mais représenter n’est pas reproduire : douée de deux sémantiques, la musique représente un monde serein d’événements idéaux (dans le cas par exemple du plain chant grégorien ou d’une fugue de Bach), et elle reproduit des climats affectifs ou sentimentaux. Or cette reproduction a toujours fait craindre aux moralistes un débordement : le plain chant fuyait tout accident venu des affects, que l’opéra ou la musique romantique au contraire cultivent. Dans cette deuxième voie, la musique ne se contente pas de dupliquer, elle excite, elle suscite directement ou elle crée ce qu’on ne se contentera pas d’appeler une simple ou innocente description ; bien loin d’adoucir les mœurs, un clairon ou le déchaînement d’une batterie peuvent les enrager, pousser les corps et les esprits à des sommets d’enthousiasme ou de fureur délirante. La musique dans ce cas performe (pour le dire avec J. L. Austin) plus qu’elle ne représente.
Ce terme de représentation, comme celui de mimesis, est fertile en équivoques donc en confusions, et il faudrait pouvoir suivre ici le détail des analyses très minutieuses et éclairantes que Wolff conduit, notamment en parallèle avec la peinture (et avec l’évolution de celle-ci vers le non-figuratif), pour bien distinguer les deux sémantiques propres à la musique (comme à la peinture), la représentation (d’un monde idéal d’événements) et la reproduction (des affects) : tout l’opéra, et par exemple l’air de Chérubin à l’acte 1 des Noces de Figaro de Mozart ici finement détaillé (page 311), combinent les deux voies pour équilibrer l’une par l’autre. Certaines musiques de film en revanche ne connaissent que la reproduction, rejoignant ainsi paradoxalement la déconstruction sérielle ou schönbergienne. L’essentiel est de bien comprendre que, contrairement aux titres de certains morceaux (« La sonate Clair de lune », « Les quatre saisons », « Marche funèbre », etc…), la musique ne décrit pas des objets qu’on pourrait nommer mais des processus énergétiques et temporels, soit des fonctions ou des catégories d’actions, désignées en langue par des verbes, et que des sujets variables x viendraient également remplir : la fonction f(x) appelée « Sonate Clair de lune » pourrait être remplie ou saturée par toutes sortes d’autres titres ou sujets, « Promenade autour du lac », ou « Je lis sa lettre au crépuscule », avec le même bonheur de représentation.
On peut mettre des images pour illustrer une musique (Fantasia de Walt Disney), comme on peut lui associer des titres ou un texte, mais il importe de maintenir que ce registre limité à l’expressivité des seuls verbes (et adverbes) ne souffre d’aucune carence, ou que rien ne manque à cette langue suffisante et parfaite. La peinture comme la musique représentent, l’une par le devenir image des traces, l’autre par le devenir mélodie des événements sonores, et cette représentation (transposition) aboutit chaque fois à créer un monde (esthétique) cohérent et plein, autonome.
Le grand mérite de ce livre est de reconnaître, et de respecter, l’ordre spécifique des sons (des événements, des verbes) pour construire à partir de leur moyens propres, articulés et suffisants, un monde – le monde musical, peuplé d’objets exclusivement temporels qui ne relèvent ni du monde langagier, ni du monde pictural ; mais ces trois mondes (il y en aurait d’autres) cheminent parallèlement, et s’éclairent les uns par les autres si nous savons les traiter sans brouiller leurs frontières, ni les confondre dans leurs effets. La philosophie esthétique vient de s’enrichir d’un livre majeur, nous savons un peu mieux, grâce à Francis Wolff, ce que nous font les musiques, toutes les musiques ici passées en revue, de Bach au jazz ou au rap, de la chanson de variété aux musiques de film ; et nous circulons mieux entre elles, nous affinons notre écoute, nous ouvrons nos goûts très au-delà des prescriptions de genres ou de mode. En nous expliquant un peu mieux ou plus profondément que d’autres en quoi consiste et ce que nous veut l’art-des-sons, l’auteur de ce livre nous fait découvrir, littéralement, une nouvelle manière d’être au monde.
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