L’autre soir, en attendant la réunion de rédaction de notre revue Médium chez Régis Debray, nous nous trouvions bavarder à quatre ou cinq ; surprise, trois d’entre nous venaient de célébrer leur anniversaire – sous le signe de la Vierge, donc. Avaient-ils des points communs de caractère, ou de destin ? Régis, sans opinion précise, lança la question, qui croit ici à l’astrologie ? Moi ! répondirent hardiment Françoise G., et moi-même. Je ne peux donner ici les raisons de Françoise, qui s’accrochait à l’influence des astres, bien improbable à mes yeux. J’ai préféré développer de mon côté un argument qui touche à la prophétie auto-réalisatrice, et que j’avais déjà exposé, en 1991, dans une petite revue de Lyon, Résonance, où je côtoyais à l’époque Christian Bobin, Charles Juliet ou Paul Fournel. J’avais donné à ce texte la forme d’un petit « métalogue » inspiré de Gregory Bateson, dialogue d’un père avec sa fille âgée de treize ans, il s’intitulait « Papa, quel est mon signe ? » – le voici.
« Papa, quel est mon signe ? »
– Tu veux parler de ton signe astrologique ?
– Oui, savoir quel est mon caractère, e tout ce qui va m’arriver d’important dans la vie…
– Parce que tu crois que les planètes peuvent quelque chose là-dessus ?
– Bien sûr, tout le monde y croit, au moins tous ceux qui consultent les astrologues, et qui lisent cette rubrique dans les journaux, comment s’appelle-t-elle déjà ?
– Leur horoscope. Tu as raison, ça fait beaucoup de monde. Et que lit-on dans ces horoscopes ?
– Ça dépend des journaux. La plupart sont très courts, avec des phrases toutes faites. Ceux qui les préparent n’ont pas dû se casser la tête, ils ont mis ce qui pouvait tomber juste dans la plupart des cas.
– Tu veux dire, ce qui ne peut jamais tomber faux…
– Oui, des conseils vraiment très généraux. Mais on fait des horoscopes beaucoup plus précis tu sais, à la librairie ils ont tout un mur de livres spécialisés.
– J’ai vu ce rayon, auparavant on y rangeait les livres de philosophie et l’astrologie était sous la table. Aujourd’hui, c’est la philosophie qui est passée sous la table. Et tu penses que dans tous ces livres, il y en a un qui parle de toi ?
– Pourquoi pas ? Les astrologues classent les gens en douze signes, d’après leur date de naissance. Moi, par exemple, je suis née un treize janvier, je suis donc une Capricorne.
– Eh bien voilà, tu connais ton signe.
– Oui mais c’est plus compliqué, sinon tous les Capricornes se ressembleraient et ce serait plutôt monotone. En réalité, il faut que tu calcules le signe de ton ascendant, d’après l’heure de ta naissance, qui peut avoir plus d’influence sur toi que la date. Et en plus tu as les douze maisons, avec les sept planètes qui visitent à la fois les maisons et les signes, et qui forment entre elles des triangles, des carrés ou des oppositions… Tu vois comme c’est précis, et compliqué ?
– En effet. Et tu penses à partir de cette toile d’araignée pouvoir prédire ce qui t’arrive ?
– Les événements je ne sais pas. Mais le caractère certainement !
– Qu’appelles-tu au juste le caractère ?
– Eh bien, ce qui fait que tu reconnais facilement un Capricorne d’un Poisson. Moi par exemple, ils disent que je suis persévérante, ambitieuse, douée pour les idées abstraites, que j’ai tendance à vivre seule et que j’ai les genoux fragiles !
– On t’a dit que tu avais ces traits de caractères, ou sont-ils vraiment les tiens ?
– Si je m’observe un peu, je trouve que je les ai vraiment.
– Oui, je le crois aussi. Mais quand tu t’observes comme tu dis, tu sais déjà ce que tu dois trouver.
– Comment ça ?
– Je veux dire qu’on t’a définie d’abord d’une certaine manière, et qu’il te reste à vérifier. Ta situation me rappelle ces étudiants en psychologie qu’on avait recrutés par lettre dans différentes universités pour passer un test : accepteraient-ils de donner la date, l’heure et le lieu de leur naissance et de recevoir en échange leur horoscope détaillé ? Une centaine ont donc reçu un document de deux pages, au bout duquel on leur demandait s’ils se reconnaissaient dans le portrait que l’horoscope donnait d’eux. Une majorité importante d’étudiants répondit en cochant la case « Ressemblance impressionnante avec ma personnalité »…
– Alors, tu vois qu’on peut connaître quelqu’un par son signe !
– Oui, sauf que dans cette expérience tous les étudiants avaient reçu le même horoscope.
– Tu veux dire le même portrait pour tous ?
– Exactement. Et que ce test par conséquent servait à mesurer non pas la vérité de l’astrologie, mais la capacité des gens à y croire en se projetant dans un discours en général assez flatteur. Ce qui est curieux si tu veux, c’est ce sentiment d’être cité et impliqué personnellement dans un message qui convient à n’importe qui. En fait, ce genre de choses arrive souvent dans le courrier, avec des lettres de relance soi-disant personnelles du rédacteur en chef…
– Ah oui, elles sont drôles, « Cher Monsieur BOUGNOUX je viens de vérifier le fichier de nos abonnés, et je ne comprends pas comment un homme comme VOUS n’a pas encore rejoint notre magazine… »
– Et si je m’abonne il m’offre le choix entre un agenda électronique ou une pendulette. Tu crois que les gens se laissent prendre à la signature imprimée en bleu ? Je veux dire, croient-ils qu’on leur a vraiment écrit ? Quelques-uns peut-être, les mêmes qui s’imaginent au journal de vingt heures que le présentateur les regarde personnellement droit dans les yeux…
– Tout de même, je n’ai pas envie que l’astrologie soit juste un truc commercial, ou une façon de flatter les gens…
– Non, je crois que tu as raison, et qu’elle prédit en effet notre caractère.
– Comment ça ? Tu viens de dire justement le contraire !
– Vraiment ? Reprenons. Dans un premier temps, tu définis un signe avec ses « caractères », et tu l’appliques à quelqu’un. Les gens sont compliqués tu sais, beaucoup moins simples qu’on croit ! Et surtout très peu se connaissent vraiment, ils ne savent pas à quoi s’en tenir sur eux-mêmes, tout en le désirant fortement. Eh bien, si tu leur proposes de chercher en eux du Capricorne ou du Scorpion, tu ne crois pas qu’ils risquent d’en trouver ?
– D’après toi, j’aurais aussi les caractères du Scorpion ?
– Oh oui, et encore ceux du Taureau, du Cancer et surtout des Gémeaux, tu sais ce signe double qui favorise la vivacité intellectuelle, qui pousse au dialogue et à la recherche de son identité…
– Tu veux dire que chacun a tous les signes ?
– Au départ oui, au moins tant que tu ignores quel est ton signe astrologique. Mais une fois qu’on a fait ressortir pour toi l’un des douze, tu t’identifies à lui.
– Comment ça, je m’identifie ?
– Eh bien, supposons que tu lises dans ton signe que les Capricornes aiment particulièrement la mousse au chocolat (autant que les poutres de chêne, pour parler des insectes !)… Tu n’hésiteras pas à tester rapidement ce goût, et tu l’adopteras j’imagine.
– Sûrement, et après ?
– Après ? Chaque fois que tu auras l’occasion d’apprécier cette préparation spécialement adaptée aux Capricornes, son goût renforcera ta persuasion de bien coller à ton signe. Je veux dire que si tu as le choix d’un dessert, tu auras tendance à sélectionner le chocolat pour ne pas faire mentir la « prédiction » astrologique. Et donc d’une certaine manière la description de ton signe sera devenue vraie, non pas d’avance mais après coup, et à condition que tu la connaisses. En gros et pour résumer, l’astrologie te propose un programme ou une vérité « à crédit » ; chaque fois que tu as une décision à prendre, tu la consultes au fond de toi et elle a tendance à t’influencer. Au bout de quelques coups, la prescription est devenue une simple description, à laquelle tu obéis sans y penser.
– Mais c’est horrible ! Tu crois qu’on est à ce point influençable ?
– Ce que tu appelles influence ici ne concerne qu’une petite surface de nos comportements conscients. Encore une fois, ta vraie nature est beaucoup plus riche et imprévisible que tout ce qu’on peut en dire, et en particulier que ce qu’en dit l’astrologie. Si tu veux, celle-ci se borne à poser sur toi un filtre qui agit comme un « attracteur de comportements ». En sélectionnant et reliant superficiellement quelques traits de caractères parmi beaucoup d’autres, elle tend aux gens un miroir approximatif ou une façon commode de parler de soi et de se voir. Ce qu’ils ont tendance à oublier, c’est que cette déclaration n’est pas sans effets sur leurs comportements ultérieurs, donc sur le fameux « caractère ». On traite celui-ci comme une chose stable ou donnée d’avance, alors qu’il dépend beaucoup de nos relations avec les autres, surtout lorsqu’on est jeune n’est-ce pas ?
– Tu pourrais me citer d’autres « vérités à crédit » ?
– Bien sûr. Si pour une raison ou une autre je te gronde, tu peux penser que je ne t’aime pas, et à partir de là adopter une attitude préventive ou méfiante, en m’évitant ou en me dissimulant des choses. Pire encore, tu peux t’imaginer que « Personne ne m’aime », et avoir tendance en conséquence à rejeter les avances des autres, ou à mal interpréter leurs paroles, ou à les regarder de travers, et il n’en faut pas beaucoup pour que cette lubie devienne vraie : à partir d’un mot de trop ou d’un accident de parcours, tu t’es mis sur les bras un comportement ! Mais heureusement, ce mécanisme joue aussi dans le sens contraire : c’est grâce à lui que les gens confiants ont raison d’avoir confiance, et que la chance leur sourit ; en pensant des choses agréables sur eux-mêmes, ils créent une dynamique positive ou une « boucle de renforcement ». C’est cette boucle qui fait qu’on ne prête qu’aux riches, qu’on photographie de préférence les gens déjà célèbres, ou que les sites touristiques deviennent de plus en plus touristiques…
– Je ne sais pas pourquoi, mais je préférais l’idée d’être influencée par les astres.
– Oui, c’est une belle idée, un peu grandiose peut-être… On voudrait tellement que notre vie descende du ciel !
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