La diffusion hier mardi soir sur France 2 du film de Yann Arthus-Bertrand, Human, suivi de nombreux making of et bonus, est un événement qu’il faut saluer à plus d’un titre, pour le moment où il nous arrive (crise des réfugiés et migrants, prise de conscience internationale du réchauffement climatique mais aussi des cris et hurlements insupportables en provenance des foyers de misère et de guerre…), et aussi pour le nouveau regard que le photographe porte sur notre planète.
Cette planète est en effet nôtre, elle constitue notre Home (titre du film précédent) et il n’y en a pas d’autre, nous sommes embarqués, nous en sommes collectivement responsables et nous devons d’évidence faire avec. La brassée de témoignages réunis ici sous forme d’entretiens face à la caméra constitue une somme dont, personnellement, je n’ai pas vu l’équivalent en moins de deux heures sur le petit écran : Arthus-Bertrand tutoie la planète, il engage avec elle un dialogue poignant, à la fois intime, personnel, et universel.
On pouvait chicaner le photographe volant sur ses images précédentes, je songe à La Terre vue d’en haut (et je précise que je n’ai pas vu Home, lacune que je suis impatient de réparer) : ce ou ces albums en effet, car il y en eut de nombreuses déclinaisons en différents formats et produits dérivés, firent les beaux jours des livres-cadeaux ou des coffee-table books, et accessoirement la fortune de leur auteur. Qui ne se rappelle l’atoll en forme de cœur, ou les caravanes de chameaux à contre-jour sur la crête de sable ? Que notre terre ainsi vue d’en haut semblait belle ! Car cette imagerie qui tournait assez vite au kitsch, ou au cliché, avait ceci de suspect qu’elle cherchait trop vite une unanimité un peu béate, le sentiment de satisfaction d’une humanité réconciliée avec elle-même, tournant le dos à l’histoire (ce mauvais génie persécuteur) pour nous immerger dans la nature (matrice consolante et vert paradis), toutes frontières abolies… Assez des guerres, des incompréhensibles querelles de bornage géographique, social et culturel, prenons de la hauteur que diable, et comme par enchantement tout s’apaise, on n’entend plus là-haut monter du sol que le chant des oiseaux. Cette vision zénithale était, par construction et vocation, au service d’un remodelage irénique et esthétisant du monde, en effet très « beau » et bien digne d’être contemplé sous quelques-uns de ses aspects, judicieusement sélectionnés par l’hélicoptère-caméra.
Tout change avec ce film d’hier soir. Comme le ludion des bocaux de notre enfance, qui monte et descend selon qu’on fait pression sur le couvercle de caoutchouc, Yann marche désormais sur la terre, il a troqué ses ailes pour des semelles de plomb. Ou la verticalité pour une approche horizontale. Car il y a en bas des hommes et des femmes (accessoirement des enfants) qui méritent que sur eux on zoome. Or jamais une image ne suffira, l’humanité ne s’appréhende que douée de langage et c’est en racontant leurs histoires que les individus deviennent des sujets. D’où ce bouleversant montage, en équilibre entre les cieux et le sol : tantôt nous planons, majestueusement, nous caressons du regard notre terre et c’est (le plus souvent) sublime, lâcher d’eau d’un grand barrage en Chine, steppes de Mongolie où de jeunes cavaliers caracolent, nordeste du Brésil où les marais dessinent une broderie délicate, impassible altiplano bolivien aux lacs vert-émeraude ou (juste après de longs travelings aériens entre les tours de Manhattan la nuit) aiguille rocheuse que j’ai aussitôt reconnue de la chapelle perchée d’Abuna Yemata au Tigrée, dont nous avions fait en novembre avec Françoise la dure ascension racontée sur ce blog, et que par la grâce de ce film nous revisitons en l’effleurant cette fois par sa face sud et la voie des airs…
Mais il y a aussi les foules vues d’en haut, d’une incroyable densité : le spectacle des Chinois pressés dans l’eau avec leurs bouées semble appelé à devenir un classique, mais comment oublier la pyramide humaine (huit étages !) édifiée quelque part en Espagne au-dessus d’une foule également dense, ou le mariage collectif en Corée, ou le stade de foot en Allemagne ? Ces vues sont prenantes, sidérantes par l’évidence du grouillement et du collectif en mouvement. Les individus cependant y demeurent captifs, alors que l’essentiel du film est consacré à leur émancipation.
Alternant avec la plus majestueuse profondeur de champ, voici en effet, en cadrage serré et sur un austère fond noir qui sertit incroyablement les visages et fait briller les yeux, une série d’entretiens où les thèmes sont aussi frontaux, et sans recul, que les traits du sujet : parlez-nous de l’amour, et du bonheur quel sens a ce mot pour vous ? Parlez-nous de la mort, de la guerre, de votre famille… On ne voit pas le questionneur, on l’entend à peine, toute l’attention est tendue vers les paroles (traduites en simultané) de ces hommes, de ces femmes ou de ces enfants qui ici se confient, avec une incroyable réussite d’articulation, de mise en mots de leurs conditions. Qui sont de toutes sortes ou provenances : femme battue des favelas, enfants prostitués, père d’un handicapé, mari macho, ancien président de l’Uruguay au témoignage digne d’un Mandela, sinistré haïtien (« Je vais vous dire ce que c’est que la pauvreté… »), femmes violées, femmes harassées, femmes amoureuses, femmes heureuses, toutes sortes de visages, de coiffes (on ne voit pas les vêtements et à peine les mains), de rides, de lèvres, de peaux défilent en gros plan devant nous qui en demeurons médusés, pris à la gorge, infiniment reconnaissants à ces acteurs spontanés, et aux équipes de ce tournage, d’avoir avec cette générosité, ce sens ou cette culture de la rencontre et du dialogue permis ou construit ce miracle : chacun s’exprime ici gravement, lentement, plus rarement gaiement, et nous touchons l’humanité.
Nous la touchons dans ce qui fait son infinie, son inlassable misère (quand la pauvreté, quand la cruauté et les abominables traitements que l’homme inflige à l’homme cesseront-ils ?) ; nous voyons et nous entendons, à coup de mots et d’images précis, irréfutables, ce qui détruit l’homme ou le ronge (les Vétérans américains, l’enfant des rues, le réfugié syrien), mais nous saisissons aussi entre les larmes un rayon de soleil, un élan de beauté ou de grâce, l’essor d’une espérance et, surtout, l’efficacité du pardon (les deux pères israëlien et palestinien qui ont perdu leur fille) et de la pitié.
Ce film est une succession de chances, celles de capter, d’en haut, le passage de la caravane ou le vol des oiseaux migrateurs – ou ce dessin incroyable des arbres qu’on dirait dessinés sur le sol et qui s’avèrent « simple » ruisellement d’une terre rouge qui s’accumule le long d’un ravin : cette séquence, qui clôt le film, efface magistralement la frontière entre la photographie et le dessin, entre les images qu’on prend de la nature et les images qu’une nature artiste peut produire d’elle-même et nous tendre… Mais la chance, mille fois renouvelée (il y eut deux-mille entretiens de deux heures ici réduits à une heure en tout), est d’approcher aussi intimement ces visages par la grâce du dispositif : le sujet se confie, et va parfois très au-delà de ce qu’il pensait dire, parce qu’il ne reverra jamais ses interlocuteurs, et que par-dessus celui-ci il s’adresse à nous sans nous connaître. Ce qui parle en chacun dans ces conditions le dépasse, une parole se faufile (la première parfois avec cette intensité dans sa vie), à son insu, à sa confusion – les larmes ne sont pas feintes, et elles nous viennent à nous aussi. Et l’humanité, malgré ses bigarrures et sa mosaïque de langues, de conditions et de cultures, parvient à se dire, nous touchons son humus, le sous-jacent de l’homme où quelques grands sentiments, pour le meilleur et pour le pire, s’avèrent universels, donc partageables.
On parle beaucoup d’universel depuis que nous savons celui-ci historiquement construit, puis irrémédiablement fracturé ; on dispute de mondialisation, de diversité culturelle, de choc ou de dialogue des civilisations, que de livres, de colloques, de reportages sur ces sujets ! Ce film de deux heure, malgré les commentaires un peu verbeux et autosatisfaits (mais dans l’ensemble discrets) du réalisateur m’a paru résumer l’essentiel, et proposer une leçon qu’on n’a pas fini de méditer. Car ces visages nous confrontent, nous appellent du fond inquiet de leurs pupilles, et d’un seul coup nous concernent, nous sommes avec eux embarqués : non à bord de la nacelle survolant les hommes et leurs combats à bonne distance mais au ras du sol, embourbés, enrôlés : et nous, qu’aurions-nous à dire du bonheur, de la mort ou de notre histoire ? Leur malheur ne fait-il pas notre confort (comme accuse un travailleur bengali du textile), et combien de temps la guerre et la mort n’arriveront-elles qu’aux autres ?
Nous et les autres, face aux autres, aux radicalement autres, ceux-là avec lesquels malgré les médias, les voyages touristiques, les tribunes internationales on ne parle jamais… Je connais peu de films capables de combler (quelques instants) ce fossé de la différence culturelle, sociale, géographique, et de parcourir ainsi à grandes enjambées la planète, non avec l’ivresse de l’homme pressé, hors sol, mais avec toute l’admirative attention, et l’attentive piété, qu’exigent son bariolage ou notre diversité. Montrer l’autre, dans son irréductible différence, mais nous le rendre à ce point proche, et fraternel, donc « semblable », la tension de ce paradoxe fait tout le prix de ce film admirable.
Et complémentaire de trois livres de François Jullien que, dois-je l’avouer, j’avais sans cesse à l’esprit le regardant, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (Fayard 2008), De l’intime (Grasset 2013) et Vivre de paysage (Gallimard 2014).
Laisser un commentaire