Max Ernst, L’Ange du foyer
L’incroyable escalade du cauchemar qui, depuis la nuit dernière, nous tient en haleine suspendus aux chaînes de radio et de télévision, incapables de disjoncter, de jouer l’indifférent ou de passer à autre chose, permet de prolonger, hélas ! le billet précédent. J’y reprenais une vieille mais lancinante question à la faveur du film Le Fils de Saul : comment représenter au plus près, sans complaisances coupables ni dérobade, l’irreprésentable de la Shoah ? Comment témoigner, raconter ou montrer quand même ?
Je partais donc d’une définition de la terreur sur laquelle il faut revenir. Le propre de la terreur est d’interdire ou d’écraser l’idéation ; le monde cesse d’être double, sémiotique ou médiatisé. Dans le cas des camps par exemple, la souffrance et la faim enferment l’individu au plus près de son corps, dans une vie de réactions plus que de projets, d’obsessions plus que de réflexions ou de jeu – le « musulman » désignant l’individu à son stade hébété, enchaîné à ce qui le broie. La terreur, littéralement, nous couche à terre, face écrasée contre le sol.
Cet état panique d’un corps qui grelotte en proie à des urgences primaires – échapper à la faim, aux coups, à une peur tenaillante – trouve donc son antonyme ou son contraire éclatant dans les jeux d’une conscience libre de voltiger de représentations en représentations, dans la pratique des loisirs, de la conversation, ou dans la libre circulation d’un corps sans entraves et qui ne se contente pas de ramper, comme ont dû faire pour leur survie les rescapés du Bataclan. J’entends beaucoup, comme tout le monde, dire depuis la nuit dernière que les scènes du carnage ne sont pas figurables, qu’on ne peut pas s’en faire idée… Et les témoins avidement poussés devant les micros n’ont, en effet, pas beaucoup de mots à mettre sur ce qu’ils ont vécu ; on voit le discours aussi, face à la terreur, ramper ou se figer en boucle.
La terreur en d’autres termes coagule (nos facultés, notre esprit retombé au niveau d’un corps élémentaire ou primaire), elle blesse en nous la capacité d’articulation. Or cette stupeur, au sens physique de l’hébétude, se communique par cercles concentriques fort au-delà de son premier foyer ; le terrorisme on le sait trouve son meilleur allié dans nos médias, bien forcés de montrer ou de propager, et dans cette mesure de contaminer de proche en proche le corps social. L’appareil médiatique ne peut pas ne pas relayer l’onde de choc de la terreur, donc lui servir de caisse de résonance, ce que tous les journalistes savent bien, qui s’efforcent d’obéir à une déontologie ou une charte de bonne conduite en coupant dans la bande visuelle – on ne filme pas un corps à terre, ou blessé, ou placé en position trop évidente d’infériorité –recommandations plus faciles sans doute à énoncer qu’à toujours appliquer. Quoi qu’il dise ou fasse, le journaliste ne peut qu’amplifier le trauma.
Que tous, où qu’ils soient, ressentent. Comment ne pas être frappé, depuis ce matin et jusque dans notre confort domestique, par l’évidence du j’aurais pu y être qui fait frissonner chacun ? Comment ne pas être obsédé par la vision d’une grande salle de spectacle où une centaine de corps mitraillés gisent dans l’odeur fade du sang ? Ou par ces terrasses de café transformées en poteaux d’exécution ? Et devant cette horreur, un mot utilisé par le Président, comment ne pas se recroqueviller – se taire, écouter compulsivement les « nouvelles », ânonner en miroir les uns des autres les mêmes sentiments ? Quand il s’agirait, au contraire, d’articuler : notre effondrement fait leur jeu, ils escomptent la restriction de nos vies, un Paris triste et maussade, des consciences abattues, aux soirées frileusement repliées dans le chacun-chez-soi…
Les terroristes ont frappé tout ce qu’ils détestent : le football (rappelons-nous dans le film Timbuktu la partie jouée sans ballon), la musique (pas seulement rock), et bien sûr ces maudits cafés parisiens, sièges déjà au XVIIIe siècle d’enflammées rencontres ou conversations préludant à la philosophie des Lumières… Ils veulent éteindre nos vies, et pour cela faire de Paris une ville que les touristes vont déserter (après les plages de Charm-el-Cheikh), où l’on surveillera son voisin de métro, où l’on ne sera plus libre de s’attabler dehors quand la soirée est belle, la foule enjouée et les femmes attirantes. Ne pourrai-je plus, de passage dans la capitale, m’asseoir à la terrasse du Zimmer (place du Châtelet), au Café des philosophes ou à « La Chaise au plafond » (au coin de l’impasse du Trésor), à l’Ecritoire place de la Sorbonne ? Faudra-t-il renoncer aux concerts, aux théâtres, aux manifestations d’une vie partagée et festive ? Non, mille fois non, ce serait leur donner sur nos existences trop de poids ; étrécir la vie sous l’ombre de la mort.
On accole le terme de Terreur à une époque de la Révolution française et, à partir de celle-ci, à des régimes habiles à manipuler les consciences par les spectacles et les mises en scène d’une pédagogie de la peur. Dans le terrorisme d’autre part, tel qu’il frappe périodiquement au cœur de nos cités (Paris juillet 1995, New York septembre 2001, Madrid mars 2004, Londres juin 2005, Paris le 7 janvier et le 13 novembre, Beyrouth avant-hier…), le mal infligé est inséparable de l’effroi répandu par l’onde de choc médiatique, bien faite pour nous convaincre que nous ne serons nulle part ni jamais à l’abri de la désolation. Ciblé sur des zones médiatiquement très exposées, le terrorisme est à la recherche de la plus large scène, et ses coups échoueraient s’ils n’étaient pas couronnés d’une visibilité optimale. La terreur comme régime emboîte ainsi deux cercles, celui du sang où les victimes gémissent criblées de balles, ou suppliciées sur des échafauds, et celui plus large des spectateurs terrifiés par la scène.
La Terreur révolutionnaire entretenait la peur à des fins politiques ; la représentation, au sens parlementaire du terme, en était donc exclue. Pressée par Robespierre de condamner les factions, la Convention ne délibère pas, elle vote debout par acclamation et dans l’enthousiasme l’épuration des « suspects » ou des scélérats que l’Incorruptible lui arrache au nom de la vertu. Quel lien tirer entre la Terreur exercée par les pouvoirs absolus et le terrorisme ? Celui-ci, nous l’avons dit, émarge à la catégorie des entreprises du spectacle vivant. Contrairement à la Terreur d’État qui préfère de nos jours opérer au fond des cachots, dans des camps ou des goulags interdits aux caméras, l’action terroriste privilégie le grand air, et recherche avant tout l’exposition maximale ; à cet égard, le choix du World Trade Center était insurpassable. Les zones de la planète non couvertes par les caméras peuvent connaître des violences inouïes sans qu’on parle de terrorisme ; média-dépendant, celui-ci consiste à corréler une cruauté ponctuelle, locale, avec un retentissement potentiellement mondial.
Les terroristes intéressent à plusieurs titres notre « crise de la représentation ». Contrairement aux guerres ou aux affrontements classiques, l’action terroriste consiste à refuser le combat, et toute frontalité. Indifférent aux règles plus ou moins chevaleresques dont on décore la guerre, le terroriste frappe dans le dos, sans préavis et à visage couvert. Jadis, quelques nihilistes russes se retinrent de jeter leur bombe sur le tsar en apercevant des enfants dans la calèche ; ces scrupules d’un autre âge n’arrêtent pas les pirates qui transforment le Boeing en missile, qui introduisent du gaz sarin dans le métro ou qui mitraillent à coups de kalachnikov les dîneurs du « Petit Cambodge » ou du Carillon. Pour le terroriste moderne, il n’y a que des dommages collatéraux. La scène terroriste opère donc un décadrage par rapport au théâtre « normal » des opérations : un avion de ligne n’est pas normalement un missile, une terrasse de café un champ de mines, une salle de spectacle un abattoir, ni une station de métro un bloc opératoire. Avant l’attentat, on ne se représentait pas ainsi les choses, au moins à la rubrique du journal télévisé, que le terroriste habille en film-catastrophe. Ce décadrage, ressort majeur de la terreur, suggère aux populations que tout, partout, peut arriver, qu’il n’y a désormais plus d’abri, ni de conduite absolument sûre. À un climat de confiance ou d’indifférence, le terroriste s’efforce de substituer une représentation généralisée de défiance, une atmosphère empoisonnée par l’anxiété et le soupçon.
Lui aussi agit comme un climatiseur, négatif ; explicitement quand le vecteur de la mort est un gaz (métro de Tokyo), plus insidieusement quand il attaque l’environnement. Les stratèges militaires qui, de même, déplaçaient leurs cibles de l’armée adverse aux conditions de vie d’une population en rendant les forêts, les sols, l’eau ou l’air inutilisables par des bombardements chimiques ou nucléaires, glissent de la guerre au terrorisme. En continuant à emprunter métros et bus malgré les attentats, les Londoniens hier et aujourd’hui les Parisiens opposent donc la riposte la plus appropriée à ce calcul, celle du flegme contre la terreur.
Les terroristes s’attaquent aux milieux, mais ils visent aussi et d’abord nos médias qui propagent récits et images, donc virtuellement la peur ou l’effondrement moral. En confisquant violemment la une des titres et des écrans, ils prennent en otage un appareil d’information qui ne peut pas ne pas collaborer, en combinant tous les ingrédients qui font vendre : la sensation, la terreur, la pitié, le soulagement (de ne pas être parmi les victimes), une intrigue « à suivre » aux multiples fils enchevêtrés, fertile en rebondissements. Le terrorisme ne peut ainsi que prospérer dans notre nouvelle écologie médiatique mondialisée qui doit faire de l’audience, donc produire des chocs ; non seulement il retourne le milieu de l’adversaire contre lui-même (ses avions, ses gratte-ciels, ses restaurants et salle de spectacle, en bref l’eau ou l’air qu’il respire), mais il renverse à son profit les médias de l’autre, transformés bon gré mal gré en caisses de résonance. Un autre effet pervers, mais conforme lui aussi à la logique médiatique, est le manichéisme et le chauvinisme immanquablement nourris par la vision des attentats : tous ces immigrés ne sont-ils pas des terroristes potentiels, des barbares incapables d’accéder à notre civilisation, « l’axe du mal » des lâches ligués contre nous, paisibles citoyens insoupçonnables de pareilles horreurs ? Au miroir des attentats, chaque camp s’admire en justicier et voit l’autre au pire.
L’escalade médiatique produite par la bousculade qui, des lieux du drame, gagne les rédactions et déverse un torrent d’images gore bien faites pour chavirer nos esprits de spectateurs « scotchés » , n’est pas favorable à un examen critique, ni à la recherche impartiale des causes. La dictature de l’événement impose d’ailleurs son rythme aux médias, le direct devient la règle, ce temps réel fait sauter les médiations de la représentation et le délai de la réflexion : le commentaire s’efface, ou se répète en boucle, une réalité trop sensible s’imprime directement sur les écrans, les télex et les téléscripteurs ; l’effet de réel culmine en écrasant les précautions du montage, en humiliant une parole et un jugement subjugués par la tyrannie de l’image. Dans les esprits pas plus que dans le corps on n’a les « coudées franches », mais on s’éprouve embedded, embarqué malgré soi.
C’est ici que se pose, dans toute son acuité (et comme déjà dans le film de Lazlo Nemes, Le Fils de Saul), l’exigence d’un éthique de la représentation : le journaliste saura-t-il couper et jouer son rôle d’interrupteur face aux déferlantes de la violence et du voyeurisme, ou va-t-il surfer sur l’aubaine, voire renchérir sur la catastrophe comme l’opinion d’ailleurs l’en presse ? L’information sera-t-elle thérapeutique, cathartique, explicative – ou traumatisante ?
Poser la question revient à demander si l’information restera l’information ; une rédaction qui zoome sur un corps criblé ou des membres arrachés dans une flaque de sang, comme l’escomptent les poseurs de bombe ou les tireurs ceinturés d’explosifs, cède aux sirènes de la sensation et de la communication des passions, mais se disqualifie comme telle.
Mais nous-mêmes, saurons-nous vivre quand même sans nous laisser intimider ni rien céder sur notre culture, ce qui reviendrait pareillement à faire le jeu de nos ennemis ? Je me suis demandé ce matin, face au trauma médusant qui nous arrive, comment parler malgré tout ou articuler ; et j’ai jugé utile de rédiger ce billet. Pour la même raison, je me rendrai la semaine prochaine à Paris sans rien changer à mes habitudes, et particulièrement dans mes cafés préférés.
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