Haïr Shakespeare ?

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Couverture du livre à paraître en janvier 2016

Un colloque s’est tenu la semaine dernière en Sorbonne sous cet intitulé bizarre, « La Haine de Shakespeare ». Ses deux organisateurs, Elisabeth Angel-Perez et François Lecercle, eurent la bonté de m’y inviter à présenter la révision de l’identité du « Barde » de Stratford-upon-Avon au profit de John Florio. De cette  question très épineuse et controversée, les fidèles de ce blog furent abreuvés aux alentours de juin 2014, lorsqu’à la suite de ma lecture du livre de Tassinari, John Florio, The Man Who Was Shakespeare, qui m’a paru très convaincant, Henri Suhamy alimenta ici même une polémique aussi bruyante que stérile à mes yeux.

Ces deux journées et demi passées dans un petit amphithéâtre de la rue Serpente permirent d’explorer beaucoup des objections adressées à Shakespeare, depuis que Voltaire – qui l’avait fait d’abord découvrir aux Français – s’alarma d’avoir introduit un cheval de Troie dans nos lettres, virus mortel pour le bon goût et les règles sévères imposées depuis Louis XIV à nos créations de l’esprit. Sur son théâtre en effet, où se rencontrent des objets aussi vils qu’un mouchoir (Othello) ou une souris (Hamlet), les bouffons dialoguent avec les rois et l’ordre du monde semble parfois filer cul par-dessus tête ; tous les remparts de la culture et de la décence se trouvent emportés. Les traductions de Voltaire, en coulant dans l’alexandrin cette langue ébouriffante, voulurent certes édulcorer ces « monceaux de fumier » – jusqu’à ce que, dans un second temps et alarmé d’avoir nourri un rival, Voltaire ne décide au contraire de traduire Shakespeare à la lettre pour mieux dénoncer sa barbarie insupportable. Michèle Willems, Dominique Goy-Blanquet et Marc Hersant documentèrent particulièrement les garde-fous posés par Voltaire en vue d’une assez vaine restauration.

La haine de Shakespeare fut donc essentiellement dirigée contre l’anarchie, le mélange des genres et le mauvais goût, reproches récurrents jusqu’à ce que les Romantiques, en France comme en Allemagne,  s’emparent de ce grief obsédant pour le retourner en signe de ralliement et en drapeau. C’est Hugo on le sait qui chez nous (comme en Allemagne Lessing) fera de Shakespeare une cause nationale, et c’est son fils François-Victor, trompant l’ennui de Guernesey, qui en donnera la première traduction complète, sans les coupes et les muselières que lui infligeaient jusque là les transpositions de La Place (1646), Letourneur (1776) ou Guizot, soucieux de ne pas « heurter le goût épuré de notre siècle ».

Je n’ai pas l’intention de résumer ici dans leur détail ces rencontres qui furent d’un très bon niveau ; je craignais moi-même, devant ce parterre de spécialistes, d’affronter un tir de barrage en présentant, seul dans ce rôle du « déshabilleur », l’impossibilité de maintenir l’identité traditionnellement dévolue à l’auteur de ce théâtre qui ne cesse de nous émerveiller. Un livre de Diana Price, Shakespeare’s Unorthodox Biography (2001), fait particulièrement justice avec rigueur et grande érudition de ce mensonge séculaire ; Price ne propose aucun « remplaçant » mais elle établit d’une façon à mes yeux particulièrement convaincante l’insurmontable contradiction d’associer « Shakespeare » au bourgeois de Stratford ; accoler cette œuvre et ce personnage revient à façonner un monstre. Hélas, aucun de mes auditeurs ne semblait avoir lu Price, et les biographies à succès du Barde (celle de Greenblatt dernièrement) ne la mentionnent aucunement : devant une démonstration sérieuse et extrêmement documentée (la bibliographie du livre de Diana Price compte trente pages), l’establishment préfère jouer l’ignorance ou la dénégation. Je reviendrai sur cette querelle de la « Shakespeare’s authorship », à laquelle j’ai consacré un livre qui sortira en librairie fin janvier, en même temps que la traduction française du livre de Tassinari. Ces deux publications permettront-elles d’enfoncer un coin dans une doxa vieille de quatre-cents ans qui n’a que trop duré, et de fissurer par le détour de la France la chape de plomb qui pèse encore sur cette recherche, taboue dans le pays où Shakespeare est monument national ?

Deux interventions furent spécialement frappantes au cours de ces trois journées, celle de Thomas Jolly, très vif metteur en scène de trente-trois ans, auquel on doit une trilogie des Henry VI qu’il a donnée un peu partout en France (la représentation durait dix-huit heures), avant de s’attaquer à Richard III qu’on verra au Théâtre de l’Europe à partir de janvier. Jolly semble connaître à fond les pièces historiques de Shakespeare (qui ne sont pas les plus jouées), et il en parle avec une fraîcheur surprenante.

Mais l’autre trouée dans ce colloque fut la performance d’une certaine « Speranza von Glück », qui intervint une heure après ma propre conférence. Imaginez une figure de travesti, juchée jambes croisées sur la tribune de l’amphithéâtre (avec talons aiguilles, maquillage sur des joues mal rasées et longue chevelure tombant sous les épaules), pour y délivrer avec un fort accent germanique le plus cocasse des discours touchant les dangers de Shakespeare, devenu fléau pour les aspirants au théâtre tellement le sien monopolise les scènes au détriment d’auteurs concurrents. Le présentateur de ce one man show conçu pour l’occasion est un ancien thésard que mes collègues semblaient bien connaître, Vanasay Khamphommala, immense silhouette au visage khmer, ou thaï, qui dans un savoureux mélange de citations en anglais de Shakespeare et de philologie allemande se débattait devant nous contre son fantôme, en invoquant au passage le chaudron des sorcières de Macbeth, ou en égrenant sur une guitare d’enfant ses motifs d’amoureux blessé.

photo

Comment être fidèle à Shakespeare, comment en parler encore au-delà de toutes les gloses, sans surenchère d’érudition mais en puisant au contraire dans la pulsion du jeu, et d’une moqueuse transgression ? Vanasay ainsi posé entre l’homme et la femme, entre l’occidental et l’oriental, l’allemand et l’anglais, le savant universitaire et le cabot transsexuel…, se jouait de toutes les frontières (pas seulement du goût) et portait le mélange à un comble. Tout en nous pliant de rire, je me disais que sa transcendantale clownerie, sa ravageuse ironie étaient peut-être, ce soir-là, la meilleure façon de s’adresser à Shakespeare et parmi nous de lui redonner vie.

speranza 1

« Speranza von Glück »

(Vanasay Khamphommala)

7 réponses à “Haïr Shakespeare ?”

  1. Avatar de x. brioni-masset
    x. brioni-masset

    Vaine « restauration » de la part de Voltaire, en effet, mais lorsque surgit ce mot nous pensons aujourd’hui beaucoup plus à la grande « restoration » de la littérature anglaise qui vint après l’intermède Cromwell, Dryden et Dennis, Samuel Johnson à leur suite, bien avant les Romantiques, nous montrant les premiers l’implacable apport de Shakespeare.
    Un Voltaire qui jouait les dégoûtés mais qui lisait et peut-être traduisait en douce les les pièces dites licencieuses d’un certain John Wilmot, quel taquin semblant de girouette à ses heures ce monsieur Arouet.
    Les dramaturges qui créaient sous la Reine Vierge ne pouvaient que secouer l’arbre sec des arts d’imitation de l’époque. La morale et l’éthique étaient sans doute très belles à regarder en peinture mais au bout d’un moment ils surent que leur revenait le droit d’en décrire enfin les nerfs, les vaisseaux, les muscles, le sang enroulé comme une vipère assoiffée dans les capillaires, sous le bouclier de l’écorce rose prompte à s’offrir à toute manifestation de chair de poule qui passe dans l’air (« The skull beneath the skin ».)
    Shakespeare, comme Kyd et Marlowe avant lui (et Webster au même instant), servant la langue anglaise servit sa plasticité et en fit un véhicule incomparable pour le développement d’un plus que certain softpower de l’anglosphère triomphante après l’écrasement du Macbeth d’essence gallicane en 1815.
    C’est peut-être cela que sentit par anticipation notre formidable Voltaire. Bien que ce soit la France qui mette le « gothique » à la mode en Angleterre après l’avoir éprouvé au feu du théâtre du réel tel que mis en scène durant la très crûment graphique période révolutionnaire.
    Quant aux recherches journalistiques de l’Agence Tassinari, je me demande toujours la raison profonde de l’acharnement qui se cache derrière l’entreprise d’éparpillement façon pouzzolite, ou autre scorie pyroclastique, de l’homme William Shakespeare, du génie tout parfait autodidacte soit-il.
    Je lirai avec d’autant plus d’intérêt le livre de Daniel Bougnoux qui, lui, est plus proche d’un Pline l’Ancien (habitué qu’il est des résurgences clandestines du volcan Aragon dont les dédales secrets de la chambre magmatique sont loin, eux, d’être une légende), un écrivain, que d’un reporter d’images sombres tirées du faible imaginaire jouant aux allumettes dans une caverne aux parois atrophiées.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Bonjour Xavier, j’ai du mal à vous suivre dans votre pyrotechnie (doublée de spéléologie), je me réjouis que vous lisiez bientôt mon ouvrage (pas en librairie avant fin janvier), et je vous assure au passage que l’agence Tassinari a produit mieux qu’un factum de journaliste, c’est un véritable scholar qui a détaché « Shakespeare » du vendeur à la brouette de Stratford, pour lui donner le visage de John Florio, passionnant auteur contemporain inexplicablement méconnu. Bref, vous lirez ce stimulant « roman des origines », et j’attends vos commentaires ici même, merci d’avance !

  2. Avatar de Michel Pierssenas

    La bagarre ne fait que commencer mais restera peut-être (hélas!) franco-française. Cf.
    http://www.wsj.com/articles/the-coming-shakespeare-extravaganza-1449777010

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Ajoutons-y la Belgique si tu veux bien, où mon livre paraît ! C’est vrai que la citadelle stratfordienne sera dure à ébranler, si j’en juge par certaines réactions enregistrées en Sorbonne au récent colloque « La Haine de Shakespeare », mais la french connection (qui passe aussi par le Québec) peut aider, cher Michel, à débloquer la situation. Le couple des Hugo père et fils firent beaucoup, en leur temps, pour soutenir et défendre Shakespeare ; poursuivons le combat !

  3. Avatar de richard malim

    Florio as bard has no support in England or USA, where the principal claimant is Edward de Vere 17th Earl of Oxford. See website http://www.deveresociety.co.uk

  4. Avatar de richard malim

    Florio as bard has no support in UK or USA, where the principal claimant is Edward de Vere 17th Earl of Oxford.See website http://www.deveresociety.co.uk

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      I know, Richard ! But « supports » are moving as information grows, and there are strong suspicions against de Vere as a candidate : try Florio ! And please read our two books (but mine, just out of the press, is in french, while Tassinari’s is available in three languages)…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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