Quelle sorte de chose est l’information ?
Devant prononcer demain jeudi 10, sous les belles voûtes du Collège des Bernardins rue de Poissy (à 19 h salle C), une conférence sur la question de savoir ce qu’est au juste l’information, j’égrène ici quelques réflexions qui me serviront de pense-bête, autour d’une notion que Heinz von Foerster a qualifiée un jour de « plus vicieux des caméléons intellectuels ».
Il n’est pas facile de distinguer l’information de quelques notions voisines avec lesquelles on l’amalgame ou l’associe, les news, les data, la communication… Or le débat fait toujours rage sur les moyens de conforter une presse déclinante, sur les empiètements et les attaques dont les infos sont régulièrement la cible, venant de différents pouvoirs (politiques, économiques, médiatiques, culturels), soit tout ce que recouvrent les notions polémiques et elles-mêmes confuses de censure ou de manipulation. Les journalistes qui interviennent sur ces sujets (Eric Fottorino lors du précédent séminaire du Collège, ou les auteurs d’un récent livre collectif paru chez Calmann-Lévy, Informer n’est pas un délit sous la direction de Fabrice Arfi et Paul Moreira) ont spontanément tendance à raconter leurs combats, ou leurs déboires, et ces témoignages venus de professionnels et de militants parfois héroïques de la chose publique sont indispensables, et toujours assez stimulants. Philosophe moi-même, je proposerai plutôt ici un effort préalable de clarification conceptuelle pour nourrir ces débats.
L’information n’est pas une valeur commes les autres ; elle n’est pas davantage une chose, elle n’a pas la stabilité rassurante d’un bon et loyal objet. Quels sont donc les ingrédients de cette entité déconcertante, fuyante et si aisément pervertie ? Huit remarques :
1. Il n’y a pas d’information en soi
Toute information est étroitement relative au sujet connaissant, à ses capteurs, à ses curiosités du moment. « On n’lit pas tous le même journal » chante Souchon, ni dans un journal les mêmes rubriques, ni dans un article les mêmes contenus, et cette disparité (cette relativité d’espace, de temps et de circonstances) est au cœur de notre notion. Nous nous montrons sensibles aux seuls signaux (aux curiosités) que filtre notre clôture informationnelle, et votre clôture (votre curiosité) ne sont pas les miennes. Question de monde propre, dont la singularité peut s’avérer infinie, impensable (comment comprendre à partir du nôtre le monde propre d’un dauphin, ou d’une chauve-souris ?).
Face à l’immense variété des informations potentielles qui nous assaillent à tous moments, nous opposons une sévère clôture informationnelle qui retient quelque signaux au nom de la pertinence, et rejette tous les autres dans le bruit : un bruit où d’autres organismes puiseront leurs informations. La notion de vérité subit donc ici le tournant (pragmatique) de la pertinence, glissement notable et aux conséquences très importantes. Etre vivant, c’est traiter le monde à ses propres conditions, en opposant à celui-ci une ouverture des plus sélectives. Chacun appelle donc information le message qui le concerne, et que ses capteurs sont capables de traiter dans la mesure où ce message épouse et complète la structure de son organisme. Toute connaissance est une ruse de notre vie ; les informations sélectionnées ne font qu’exprimer la façon dont chacun protège, étend ou renouvelle son monde propre, autrement dit le voyage de sa forme mortelle à travers le bruit.
2. Ce qui fait qu’un message circule
Personne n’attend notre information, à moins que celle-ci ne concerne une communauté de relations déjà constituées : la reconnaissance mutuelle des partenaires d’un échange d’information précède donc tout éventuel effet de connaissance. Le primat de la relation est la condition élémentaire d’acheminement d’un message ; et pour prendre contact avec quelqu’un (fonction phatique de Jakobson), il faut lui proposer moins un écart qu’une confirmation ou une redondance de son monde propre, ce que les rhéteurs latins appelaient la captatio benevolentiae. Le message qui circule le mieux est celui qui ratifie nos stéréotypes, ou flatte nos préjugés – au mépris d’une vérité qui a rarement bon visage. Ce point nous oblige donc à envisager le couple communication-information comme typiquement antagoniste-complémentaire, ce qu’il n’est pas toujours facile d’enseigner au cours de nos études. Car une information qui pour mieux se pousser tombe au niveau de la relation pure, flatteuse et narcissisante (quand l’entretien déchoit en bavardage, le professeur en animateur ou le présentateur en disc-jockey), s’annule en tant que telle.
3. Une variation qui arrive à une forme
La teneur ou le taux d’information d’un message se mesure par la réduction d’incertitude qu’il apporte ; la communication en revanche, fondée sur la recherche du plus large contact (redondance relationnelle, édredon communautaire), peut s’avérer très pauvre en information véritable. L’information a donc deux façons de mourir, dans le bruit pur (on ne peut la raccorder à aucun code) ou dans la répétition (prévisibilité totale) ; par excès d’ouverture autant que de fermeture. Pour qu’une information nous parvienne il faut que les contenus de notre esprit, ouvert, se laissent a minima déformer ; un esprit rigide n’apprend rien, un esprit fumeux non plus. Ainsi, nos apprentissages se jouent entre le cristal et la fumée (pour reprendre un titre fameux d’Henri Atlan). Pour être reçue et faire sens, l’information doit être perçue comme un écart à une forme, un contexte ou un code préalables eux-mêmes invariants. De ces remarques se déduirait également la définition donnée par Gregory Bateson : l’information est une différence (dans le cours des choses) qui entraîne une différence (ou un réarrangement dans nos esprits).
4. L’information n’est pas l’énergie
Une information peut avoir de grandes conséquences énergétiques, mais le phénomène proprement informationnel ne détient lui-même qu’une énergie minuscule : l’ordre des signes ou de la sémiose n’est pas celui des choses, et il faut distinguer également le premier d’une réaction stimulus-réponse. Un message sémiotique au sens strict se remarque à ceci que le récepteur peut toujours ne pas y répondre, ou y répond à ses propres conditions, en fonction des réserves ou des arcanes de son monde propre. L’information autrement dit est quelque chose que l’on traite (que l’on interprète), et pour cela éventuellement que l’on retient en différant sa réponse. La chaîne nerveuse de l’arc-réflexe ou la mécanique stimulus-réponse, au contraire, court-circuitent la mentalisation ; et si l’on ne peut pas ne pas communiquer (ne pas se comporter), cette forte remarque de Watzlawick est une raison supplémentaire de bien distinguer information et communication. On a toujours le droit d’ignorer, de retenir, de transformer ou de trahir une information, avec laquelle on garde le choix de la réponse. C’est ce que Derrida appelle la différance, ou Peirce l’interprétant logés au cœur de la chaîne informationnelle – qui n’est donc pas « triviale » au sens de Von Foerster (= mécanique). Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’interprétation ; certes le réel, la mort ou la force des choses ne manqueront pas un jour d’écraser trivialement tous nos choix, nous n’y couperons pas mais nous tenons ces forces provisoirement à distance par la très soutenable légèreté des lettres, des chiffres et des images… Le monde sémiotique-symbolique nous sert à contenir le réel, l’information c’est ce qu’on zappe, et ce qu’on peut toujours laisser tomber.
Jacques Derrida
5. La carte ne se confond pas avec le territoire
Le signe n’est pas la chose et s’en sépare par la coupure sémiotique : le mot chien ne mord pas. Faut-il en conclure que les sondages ne font pas de politique, que les images de conflits et les communiqués ne font pas la guerre, ou que chaque informateur se garde de jouer à l’acteur enrôlé dans le phénomène ? On a beaucoup dit que la première victime d’une guerre était la vérité ou l’information. L’actualité dès qu’elle devient un peu forte écrase la carte sur le territoire, l’articulation symbolique sur la contagion indicielle (qui peut tendre à l’arc réflexe) et l’information sur une communication qui préfère la massive mise en commun des affects. Ce court-circuit d’une communication plus directe est la tentation presque irrésistible du journaliste. Lequel, dans l’urgence et la chaleur participative, n’a pas eu l’illusion de faire l’événement, de voir sa description devenir prescription, et l’annonce précipiter l’état du monde ? Ces effets de performatif ou d’annonce en général (chaque fois que dire c’est faire) ont été bien débrouillés par les théoriciens des « speech acts » ou de la pragmatique des jeux de langage. Le fantôme du performatif, soit du prophétisme ou de la magie (agir sur le cours des choses avec des mots) hante un appareil d’information étroitement enchevêtré au monde politique ou des affaires en général. Quels actes de langage entrent dans l’act-ualité ? Comment les principaux médias tiennent-ils l’agenda (annonce des choses à faire) ? Et comment, au rebours de dire c’est faire, taire c’est enterrer ou faire disparaître (performatif négatif) ? Question de bonnes relations toujours, de sites d’énonciation, de connivence et de réseaux. Les contenus qui en découlent – l’information proprement dite – peuvent aussi en périr : l’atténuation de la coupure sémiotique tue l’info.
6. L’information est une grandeur ordinale
Et non pas simplement cardinale : informer c’est hiérarchiser ou évaluer, part irréductiblement performative de l’appareil qu’on voudrait sobrement constatif des médias. Ceci découle de la structure obligatoirement qualitative du temps et de l’espace d’un message, due elle-même à notre clôture informationnelle. Si nous pouvions recevoir toutes les informations – si les récepteurs disposaient pour elles d’un temps infini – nous ne ressentirions pas celles qui viennent en tête (de manchette ou de temps d’antenne) comme les plus importantes. Combien de faits demeurent sous-developpés faute d’accéder à l’appareil médiatique ou d’y figurer assez longtemps ? Jamais on ne le saura, et il n’y a pas beaucoup d’instances d’appels ni d’alternatives à ce défaut de visibilité, au niveau des grands médias.
7. Une presse trop pressée, des nouvelles toujours plus fraîches
L’un des paramètres du prix d’une information est évidemment sa fraîcheur, inversement proportionnelle au temps de diffusion qu’il faut à un message pour pénétrer le public et devenir « common knowledge ». Si je paye chaque jour 2 € mon journal, celui d’avant-hier ne vaut que le poids du papier. Dans cette course de vitesse qui caractérise le mode de production des nouvelles (des « dépêches »), les médias qui accèdent au temps réel du direct (radios, télévisions, smartphones et réseaux sociaux) battront toujours la presse de papier nécessairement en différé. Or la couverture médiatique qui s’installe dans le direct produit un appréciable dégagement de chaleur participative, d’excitation et de sensations mais assez peu d’informations proprement dites, lesquelles semblent tenir à un retard essentiel dans la transmission, lui-même propice à une ébauche de synthèse ou d’explication. C’était l’argument central de Fottorino l’autre jour à cette table : la mission de la presse est moins de nous informer que de nous expliquer l’événement. Et pour cela de prendre un certain temps. Les nouvelles comme les salades se consomment toujours plus fraîches, mais avec ce paradoxe que le comble de la fraîcheur, le temps réel du direct, les transforme en participation excitée, en stimulus-réponse (on ne peut pas ne pas répondre), bref en communication, dont le suspect consensus qui sur le moment l’entoure montre assez la fonction de réassurance communautaire. Avec le direct qui nous propulse dans le temps même du phénomène, la carte redevient territoire, notre traitement de infos se dégrade en arc réflexe, la coupure sémiotique s’estompe, et les récepteurs salivent comme des chiens de Pavlov. Deux types se dégagent, une presse à sensation que le direct alimente chaque jour davantage, et une autre d’information, d’explication ou de réflexion, qui repose sur le différé ou la re-présentation plus que sur la présence. Ce différé ménage aussi le temps du recoupement, donc de l’esprit critique, une intériorité ou une rumination constructive liées à la culture typographique, ou quelques vieilleries encore comme la démocratie – dont l’exercice en direct abolirait l’essence même, fondée sur la représentation.
8. Aimez-vous les informations ?
La question mérite d’être posée dans la mesure où ce qui casse la redondance ou le rêve communautaire (la doxa honnie de Roland Barthes) n’a pas toujours bon visage. Et puis, selon la forte remarque d’Ignacio Ramonet, s’informer fatigue, alors que la communication nous détend ; les informations s’achètent, alors que la publicité et tout ce qui va avec se donnent gratuitement. Devant le « spectacle » de nos journaux télévisés, qui cherche vraiment à savoir un peu profondément ? Nul n’est censé ignorer les actualités, mais nul n’est tenu de les comprendre ; on préfère, comme dit Amin Maalouf, « s’émouvoir instantanément de tout, pour ne s’occuper durablement de rien »… La masse en nous et hors de nous (le massif processus primaire selon Freud) s’éprouve excitée, affectée mais au fond assez peu concernée. Selon un compromis typiquement imaginaire, les nouvelles technologies favorisent et nous façonnent une conscience concernée-blasée, attentive-picoreuse, ouverte-douillette ou vigile-crépusculaire (peu de spectateurs savent énumérer les rubrique d’un JT de 30’ dont le texte tient pourtant en trois feuillets). Que préférez-vous sur la bande FM ou sur votre chaîne favorite, les jeux ou les infos, les talk-shows un peu sérieux à la musique et aux sports ? Ces catégories elles-mêmes ne cessent de s’hybrider, et les infos de glisser aux joutes télévisés, comme dans ce sketch des Inconnus où le présentateur du JT de l’avenir est flanqué de deux joueurs qui devinent les nouvelles en appuyant sur des sonnettes !
Roland Barthes
J’ai dressé ici le catalogue des ennemis de l’information, un peu comme fit Karl Popper en présentant « la société ouverte et ses ennemis » dans un domaine très voisin (la valeur de l’information épousant celle de l’ouverture).
Il reste à dire que l’information s’oppose enfin à l’information, soit à nos premières ou précédentes connaissances qui, agglutinées ou sédimentées en nous, résistent efficacement à se voir supplantées. Chaque organisme ne tolère qu’une dose limitée d’informations, au-delà desquelles il se referme comme une huître – particulièrement avec l’effet de l’âge, peu propice aux ménages et aux renouvellements. Combien de gens sur les grands sujets moraux, philosophiques ou politiques ont leur religion à jamais arrêtée ? On ne les fera plus sortir de là. La forme de nos informations durcit au fil du temps comme nos cartilages ou nos artères, et nous sommes en permanence menacés de ne détenir qu’une culture périmée, ou obsolète : nos chères connaissances, si difficiles à acquérir, font désormais obstacle aux autres.
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