« Le roman, c’est la clef des chambres interdites de notre maison. »
Aragon
Je me décide à publier sur ce blog, au rythme d’un chapitre par semaine, le texte d’un roman (une douzaine de chapitres) commencé d’écrire il y a trente-trois ans, et que j’ai souvent repris et remanié depuis, en pure perte : je l’ai présenté au fil du temps et sous diverses versions à quelques éditeurs, mais ceux-ci jusqu’à présent n’en ont pas voulu. J’espère qu’une publication sous cette forme lui sera plus favorable, et que les commentaires de quelques lecteurs me permettront, peut-être, de mieux comprendre ce que j’ai voulu faire, et de l’amender. Aucune illustration ne peut y être jointe ; en marge de cette publication et sans rapport avec elle, je poursuivrai bien sûr les réflexions et commentaires critiques qu’inspire ordinairement au Randonneur l’air de notre temps.
Chapitre 1
Par quelle voie avait cheminé la nouvelle ? Il semble à Pierre avoir toute la nuit subi pesamment le même rêve, un message confus qui ne se laisse pas débrouiller mais qui assiège le dormeur, comme une alarme mal débranchée ou répétée en boucle qui lui fait à leur réveil bégayer dans le cou de Maud, au creux tiède des cheveux et des draps, « Je ne sais pas comment te dire, mais cette nuit j’ai rêvé que quelqu’un d’important venait de mourir… ».
Bien entendu son rêve ne parlait pas ainsi, mais le moyen de raconter vraiment un rêve ? S’il s’efforce de serrer au plus près celui-ci, aussi obsédant que chiche, Pierre repêche un embryon de phrase sans sujet ni complément « – est mort », débris dérivant à la surface de la conscience. Plus précisément un lambeau de bâche raide qu’il pourrait presque toucher tant, matériellement, « est mort » recouvre tout. D’un marron-noir mat, couleur de sac poubelle pense-t-il avec effort s’il essaye de développer. Ce script obtus semble fondu à l’image de quatre silhouettes vêtues de sombre, gabardines ou robes de chambre il distingue mal, car il ne voit que leurs dos d’en haut, penchées au-dessus d’un trou qui pourrait être la berge d’un fleuve, la nuit. Le tout enveloppé d’un tel sentiment d’urgence qu’il prend les devants, ne voulant pas laisser au téléphone ou à une lettre le monopole du message, et qu’il ajoute « On va sûrement nous prévenir, qui donc a pu mourir ? Ton père peut-être… », car il était déjà très affaibli. Mais au matin de ce jeudi 1er octobre le téléphone n’a rien annoncé de tel, et au grand jour la vive impression du songe s’est peu à peu dissipée.
Si Pierre associe maintenant son rêve aux souvenirs marquants de la veille, selon la bonne règle consignée dans les ouvrages qui entourent le lit du côté de Maud, il trouve ceci : il a fait dans la matinée du mercredi, en compagnie d’une ancienne étudiante, une promenade éclatante dans la montagne au-dessus de Combeloup. Leur but était de visiter cette maison à vendre qu’elle lui vantait et dont, par la suite, Maud et lui n’ont pas voulu. Il revoit les poutres comme taillées au couteau de la grange et, à travers la haie défeuillée du jardin le rectangle agressivement bleu d’une piscine entre les beaux arbres de la maison voisine, où le soleil trace de puissantes obliques. Ils avaient prolongé cette sortie par un détour sur la crête de Bramefarine ; en face, fermement posée sur la vallée vaporeuse, la chaîne des Queyrioux découpait au soleil un horizon d’or vif et Pierre entendait résonner, à la vue des noyers et des bois de hêtres, les premiers coups de gong de l’automne effleurant la terre… Une autre vision s’imprimait sur cette tranche du jour, tirée de quel film ? Un homme en chapeau a traîné depuis sa cellule, où il demeurait enchaîné, un grand garçon jusqu’au sommet d’une colline, pour lui apprendre à marcher en le soutenant grotesquement à coups de bottes. Au-dessous d’eux le monde qu’ils ont quitté semble aussi bleu que le ciel, rincé pour un premier matin où tout peut se rejouer, l’idiotie et la cruauté, mais aussi l’éveil de la conscience chez la marionnette de chair.
Que dire encore de cette journée ronde et vibrante ? Le soir, à six heures, Maud avait réservé un court où ils échangèrent avec bonheur quelques balles, sous un ciel orangé que les hirondelles cisaillaient à petits cris. La fanfare matinale achevait de se dissoudre dans l’air. S’ils avaient deviné ce qu’à la même heure… Mais comme écrit Kafka dans son journal à la date de la déclaration de guerre, « après-midi, piscine ».
Sur le divan de son analyste qu’il fréquente deux fois par semaine, Pierre ne jugera pas utile de raconter le détail de ces jours heureux, lucidement découpés dans le souvenir. L’insouciante routine prendra sens plus tard. Il taira également comment le lendemain, quelques heures donc après ce rêve poisseux, il a repris la route de la montagne, toujours aiguillonné par le désir d’une maison qu’on lui avait signalée. Quasi abandonnée celle-ci, ouverte par derrière aux vagabonds et aux bourrasques, d’apparence solide pourtant et pour quelques années encore cohérente, quoique tellement incongrue à l’entrée de ce hameau traversé de torrents, où les cars débarquent selon les saisons les skieurs ou les colonies de vacance. Sa bizarre structure art-déco est chapeautée de zinc, toute en trapèzes et en angles vifs dépliés les uns au-dessus des autres par la fantaisie d’un géomètre rêveur. On la dirait de l’extérieur simple façade ou décor de théâtre aux planches en trompe-l’œil badigeonnées de bleu, mais le jeu reprenait dans le dédale intérieur et le volume des pièces, et se prolongeait en soupente jusque dans des galetas labyrinthiques d’une étroitesse de coursives, où quelques lits de fer témoignaient de la dure condition des domestiques. Il est facile à partir de là, par un raccourci fléché, de rejoindre à pied le monastère, ville de hautes murailles hérissée de clochers derrière l’enceinte aveugle, encadrée de sapins. La vue plongeante sur le couvent laisse songeur ; si l’on n’entendait à intervalles réguliers résonner la cloche, ces allées et ces toitures en ordre sembleraient inhabitées, figées dans leur impeccable clôture. Ensevelir ici sa vie ? Le lieu a de quoi fasciner le promeneur par son immobilité massive, l’isolement impérieux de ses lignes décidées, à jamais stables sous la ronde des saisons. Bientôt viendra la neige, on la devine à la pente des toits, à d’énormes provisions de bûches sous un porche. L’abbaye beige et blanche s’enfouira plus profondément dans la montagne et ses rares habitants, bouches scellées sous leurs capuchons de laine, s’abîmeront un peu plus dans le bathyscaphe en plongée de leurs prières et de leurs rêves.
Perspectives régressives, d’où vient cette manie du refuge, du repli utérin ? L’heure n’est pas aux Thébaïdes, aux îles dans la montagne mais à la rentrée. Pierre qui s’est levé tard ce dimanche matin s’ébroue en enjambeant la baignoire, s’essore devant le grand miroir où il découvre à chaque passage cette haute carcasse d’homme fait qui l’étonne. Trente-sept ans, la force de l’âge bien agrippée au thorax, aux jambes et aux bras qu’il a longs et déliés contrairement à son père, au physique plus fort sans doute mais massif et carré. Pierre se préfère ainsi, du côté de sa mère dont il a pris les attaches fines, le visage en alerte et la démarche dégagée. Une apparence de ventre pourtant, à surveiller, et le menton qui s’épaissit sur le cou quand il penche la tête, comme on lui a tant répété de ne pas le faire car il porte les épaules un peu voûtées, et son profil s’il n’y prend garde commence à épouser la forme du S. De face, tandis qu’il se frictionne avec vigueur, ça peut tout à fait aller, il semble taillé large et solide, pas d’ennuis en vue de ce côté-là. Dans l’autre miroir, chez le docteur Hache où il se rend depuis déjà six mois, comment croire qu’il s’agit du même homme ?
Il n’a accepté d’y aller au début que sur la vive insistance de Maud. Les histoires que ça a déclenchées… Du côté de ses parents d’abord, auxquels il annonça imprudemment la nouvelle dans une des rares lettres qu’ils échangeaient tous les trimestres, mon fils chez le psychanalyste ! Son père faillit prendre le train pour l’en dissuader de vive voix. Retenu par la peur du ridicule, et son évidente impuissance à influencer désormais son aîné, Louis Argimbault s’est tout de même fendu d’une longue missive à l’en-tête du médecin stomatologiste, qu’Yvette dut de son côté inspirer. Les « charlatans dangereux », l’introspection maladive et « la robuste santé de notre famille » n’épargnaient pas les pointes en direction de Maud, suspecte d’instabilité ou du moins de complexité mentale, comme le montrait son choix d’exercer la psychothérapie sans avoir étudié la médecine. Pierre vérifia à la lecture de cette lettre quelle distance le séparait décidément de ses parents. Raison de plus pour précipiter une décision dont il n’était pas très sûr, mais qui lui semblait propice à éclairer, à récupérer songeait-il pompeusement, un peu de son enfance à défaut de ses géniteurs.
Les complications en cascade que ce début d’analyse entraîna furent en réalité réservées à son couple, et frappèrent en priorité celle qui avait inspiré l’entreprise. Quoique marié depuis quatorze années et père de deux beaux enfants, Pierre s’estimait toujours irrémédiablement seul, rejeté des femmes et incapable de les séduire. Que d’amour pourtant n’avait-il à revendre ! L’aimante, la sensible Maud n’y pouvait rien, et comptait pour du beurre ; la passion dont brûlait son mari excluait toute routine conjugale et comportait plutôt l’humiliation, voire le sacrifice de l’épouse légitime. Commença donc un feuilleton héroï-comique dont les rebondissements divertirent le docteur Hache, et firent pleurer d’abondance les grands yeux clairs de Maud. Du jour où sur le divan Pierre fit serment de regarder enfin les femmes, et d’être regardé par elles, la chose qu’il tenait pour inaccessible par enchantement se multiplia. Suffit-il pour se faire aimer de tomber amoureux, ou du moins de s’en persuader ? Pierre venait d’apprendre à tomber, éperduement, et chaque fois qu’il tomba il eut une femme. Qui était trop ceci, ou pas assez cela. Dont rapidement il se lassa. Ou ce furent elles qui quittèrent cet amant butineur, en ravivant à point nommé sa recherche de l’inaccessible, et le placement de ses facultés d’enthousiasme.
Pierre dépense en marge du divan une énergie considérable à dédoubler ainsi sa vie. S’en est-on aperçu au département de philosophie où il développe depuis l’an dernier, dans un séminaire baptisé par lui « Vie secrète », des problèmes mal définis ? Il truffe ses interventions de digressions inattendues, d’excursions imaginatives qui donnent à plus d’un étudiant le sentiment de courir après le programme, et à plus d’une le vertige. Pierre s’en fout, le programme est là pour être débordé. Comme la vie conjugale ? S’il croise dans les couloirs une pimpante, une chavirante qui lui renvoie un sourire complice, sa tête aussitôt s’échauffe et part en campagne. La chose doit commencer à se savoir, Argimbault n’est pas très régulier avec ses étudiantes. Lui-même eut au début la bêtise de s’en vanter, ça lui a bien passé mais les petites n’ont pas cette discrétion, et plus d’une n’aura pu s’empêcher de jaser. Jazzer pense Pierre en frémissant d’espoir sur ses longues jambes qu’il vient d’enfiler dans un jean. Cette veille de rentrée ravive son idée d’une vie swing, menée comme un solo de batterie ! Le contraire de ce pauvre Hache, l’embusqué du divan coincé entre ses reliures et son tiroir-caisse, songe-t-il en extirpant maintenant du peigne les cheveux que les dents de corne arrachent à une naissante calvitie.
Il quittait la salle de bains quand le téléphone sonna. Dimanche s’annonçait radieux, aux vitres du salon les dernières roses de l’été se pavanaient sur leurs tiges. L’automne aussi est une chose qui commence. – Allô ! appela-t-il gaiement. C’était Christophe, son plus jeune frère, qui ne s’embarrassa pas des préliminaires d’usage, il avait une nouvelle trop surprenante à annoncer, leur mère avait fait une fugue. – Qu’est-ce que tu racontes ? – Oui, aussi bizarre que ça paraisse à son âge, elle avait quitté mercredi la maison et n’y était pas reparue. Papa, avec deux jours de retard d’ailleurs, avait trouvé sur leur lit un message, elle filait en Auvergne, dans leur maison de campagne, se reposer quelques jours. L’ennui, c’est qu’elle n’y est pas arrivée. On se demande où elle a pu bifurquer en chemin, pour visiter quels improbables amis, ou pousser jusque chez Pierre ?… (Ils auraient pu m’appeler plus tôt !) On vient de prévenir Serge, enfin Pauline parce que Serge couche au théâtre ou Dieu sait où au moment des répétitions, les Parisiens ne savent rien, elle est tombée des nues. Bref on ne la trouve nulle part, et bien sûr un accident de voiture serait déjà signalé. D’après Christophe ça ne gazait pas fort entre Yvette et Jean-Louis ces derniers temps (mon pauvre vieux, ça ne date pas d’hier !), non, vraiment cette fois ils atteignaient un point de rupture. Enfin, que veux-tu, elle s’est barrée et on la comprend. Ne te fais pas de bile, elle reviendra mais ça peut prendre un certain temps. Naturellement le premier qui apprend quelque chose prévient aussitôt les autres. Sacrée Maman, elle a sa tête tu sais, il faut la connaître ! Ça t’étonne hein, frangin ?
Pierre écoutait au-delà de l’appareil, il repassait son rêve. Sous la voix mi-grave mi-gouailleuse de Christophe, il a tout de suite entendu l’annonce du pire. Son frère y pensait-il ? Fatalement, mais il lui a dit ce qu’il savait, et n’aura pas voulu l’inquiéter. L’objection pourtant au pressentiment, la correction du bon sens, c’est que la mort de leur mère par accident ou suicide serait déjà connue. Si Pierre se fie au rêve, il a du souci à se faire, mais s’il raisonne froidement il comprend qu’on ne disparaît pas comme ça, qu’Yvette désire qu’on lui fiche la paix, et qu’on ne va donc pas lui courir après. Soit, attendons. Tout de même il est remué. Il arrive enfin quelque chose d’intéressant à la famille. Bien joué, Maman ?
Il n’a réussi à joindre son père que le soir. Oui, Jean-Louis confirmait tout ce qu’avait raconté Christophe, non il n’avait rien appris de nouveau. L’élément alarmant, c’était la visite qu’Yvette aurait dû faire comme chaque vendredi à sa propre mère, dans la maison de retraite où celle-ci achève ses jours. A quatre-vingt-sept ans et depuis six années de veuvage, la grand-mère garde toute sa tête mais elle n’a pas eu d’autres enfants, et dans sa complète solitude sa fille unique lui est d’un grand secours, moral et matériel. En partant sans explications, leur mère l’a plantée là. On a dû raconter à Mémé une histoire, mais on ne pourra la mener en bateau longtemps. Autre détail troublant, elle devait recevoir ce dimanche Olivier, le fils d’Elisabeth. « Tu sais comme elle aime cet enfant, si sa filleule ne peut plus compter sur elle à présent… – Mais enfin, dans ce mot qu’elle t’a laissé, que dit-elle ? » Il récite de mémoire : Ne sois pas étonné de ne pas me trouver quand tu rentreras ce soir. Il me semble que ces derniers temps, le fossé s’est beaucoup élargi entre nous. L’incommunicabilité, cela existe. J’ai besoin d’y réfléchir quelques jours, je pars aux Chatoux. Ne t’inquiète pas pour les clefs, je m’arrangerai sur place avec Théo. J’ai fait du jardinage et ramassé des feuilles. Je t’embrasse très tendrement, ton
Vetou.
Pierre ne verra jamais de cette lettre qu’une photocopie, plus tard, dans les dossiers de la police. Mais contrairement à son père qui déclare le contenu du billet assez anodin, le style maternel lui fait froid dans le dos, calmement désespéré autant que méthodique et pratique, avec cette fin trop affectueuse pour une courte absence. Il y voit son index glacé pointé sur un acte terrible. « Et, tu n’es pas inquiet ?… » Pierre restera frappé du ton de la réponse, inquiet n’est pas le mot, agacé plutôt, embêté de voir sa femme prendre sans lui des vacances. Que va devenir la maison ? Comment va-t-il se débrouiller avec la cuisine ? Le docteur énumère les pièces de linge que déjà il ne peut plus mettre, faute de repassage.
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