Eros éducateur ?

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Léa Seydoux dans La Belle et la bête

Le dernier numéro (double, 46/47) de notre revue Médium vient de paraître,  consacré à « Eros aujourd’hui », sous la direction de Pierre-Marc de Biasi. Tous les membres du Comité ont tenu à y participer, comme si en dépit de notre moyenne d’âge, ou peut-être à cause d’elle, nous jetions par cette réflexion collective un regard rétrospectif, et tentions un bilan de ce que chacun d’entre nous conserve au fond de plus précieux, sa vie érotique.

Le ton général est donné, il me semble, par la contribution d’ouverture de Pierre-Marc, significativement intitulée « Les armes d’Eros » – et non les larmes. Tout son propos se démarque vigoureusement de la vulgate, qu’on n’a que trop ressassée à la suite de Georges Bataille, associant Eros à la souillure, à la transgression ou aux mortifications venues de Thanatos. Contre cette conception qu’on dira au choix sénile, ressentimentale ou d’un christianisme douteux, la plupart des contributeurs insistent au contraire sur les ressources de charme, de plaisir et donc aussi de civilisation et de bien-vivre qu’apporte Eros, dès le discours platonicien du Banquet par exemple et sa pédagogie demeurée fameuse, qui invite à s’élever du culte du beau corps à celui des beaux corps, puis de concevoir à partir de ceux-ci un ordre de la beauté en général et d’une vie enfin artiste…

« Tout art est érotique », tranchait sans réserve Picasso et l’on sent bien, par les reproductions de ses propres oeuvres qui émaillent ce numéro, combien notre coordinateur (ancien directeur de l’ITEM) ne sépare jamais en lui-même le chercheur du plasticien, ni de l’érotologue attiré par le culte des corps. C’est donc à souffler sur les braises d’un feu jamais éteint, ou à participer à un banquet très charnel qu’invite ce numéro, en reliant aussi doctement que possible les  curiosités sensuelles avec les intellectuelles, ou en conjuguant les diverses acceptions des verbes aimer, chercher, ou désirer.

Or il faut défendre Eros, disposition mentale en voie de disparition ou qui se trouve de diverses façons, aujourd’hui précisément, assez malmenée. Quelques contributions soulignent par exemple que sa pratique est le propre de l’homme, est-ce pour la distinguer de la pulsion animale ? Ou pour rappeler tout ce qu’un comportement spécifiquement érotique doit au langage, aux anticipations et aux représentations de l’imagination, aux délais, aux métaphores et aux jeux d’une jouissance qui s’augmente en se différant ? L’examen des tours et détours de la peinture, de la photographie, de la littérature ou de la représentation en général occupent donc une bonne part de ce numéro ; si les valeurs et les vertus que nous reconnaissons à la représentation s’opposent au fond à celles de la présence, ou sont construites contre elle, Eros entre en crise selon que nous subissons (ou acclamons impatiemment) une crise de la représentation.

Je retrouve donc moi-même, à la faveur de ce numéro et si je songe à mon propre ouvrage La Crise de la représentation (La Découverte 2006), une problématique plus large : comment Eros entre en crise chaque fois que le processus primaire du choc, la précipitation de la pulsion ou le court-circuit de l’assouvissement le plus court nous font sauter les étapes d’une éducation, ou d’une culture, fondées sur la gradation, les déplacemens et les savants compromis qui dosent l’imaginaire avec le symbolique, pour mieux conjurer l’effroi ou les brutales sommations du réel.

La question de la pornographie insiste donc au cœur de ce numéro, d’une pornographie qu’on voudrait repoussoir pour mieux faire valoir contre elle les  raffinements de l’érotisme, mais qui ne se laisse pas aisément définir. La ligne de démarcation, que chaque article ou presque s’efforce de retracer, s’avère flottante ou sujette à caution selon les cultures, les époques, et il entre beaucoup d’ironie dans la façon dont chacun voudrait replier ce diable à ressort dans sa boîte… « Eros énergumène », prononçait Valéry dans Mon Faust (pour souligner son énergie vitale et ses ressources justement de ressort), porno énergumène pourrait-on murmurer après lui, aux prises avec ce petit monstre à deux têtes.

La distinction s’éclaire je crois si l’on remarque dans le verbe grec pernemi l’acte de vendre ou de faire commerce. La pornographie commence non avec la mise en scène des choses du sexe, fût-elle frontale, mais avec la décision de leur attacher une froide ou faciale valeur marchande. Ce rabattement du commerce sexuel sur le commerce tout court, ou la réduction d’échanges de gestes et de postures entre sujets à des échanges d’objets – définirait assez bien il me semble la ligne à ne pas franchir, si l’on veut conserver à l’érotisme ses valeurs de culture, d’éducation ou de découverte. La relation érotique est chose infiniment compliquée, donc enviable voire délicieuse, mais que le froid paiement comptant ou l’irruption d’une marchandise pointant son museau dégradent irrémédiablement.

Or la pulsion, soit ce qui cherche en nous la décharge la plus courte, n’est pas moins fatale aux irisations et aux détours qui, dans notre culture, ont pris les noms du libertinage, du marivaudage ou du badinage. Il est clair d’autre part que l’ordre de la marchandise et « les eaux glacées du calcul égoïste » constituent le plus court chemin pour assouvir la plupart de nos désirs, en nous proposant de colmater chaque brèche que ceux-ci ouvrent en nous par la prothèse ou le tampon d’un objet ; le marché nous propose en permanence de rabattre, et d’assouvir, l’appel indéfini de nos désis sexuels par l’acquisition d’objets bien tangibles et qui ne nous feront pas d’histoires ! La véritable pornographie, dont l’extension semble galopante, n’est donc pas à chercher dans l’extension de la visibilité mais plutôt de la vitrine, qui expose au chaland ses objets brillants mais dûement (durement) tarifés. L’échange marchand et l’individualisme consumériste font, avec l’accompagnement obligatoire du tapage publicitaire, grand usage d’une sexualité partout exhibée ; il n’y a pas d’objet (lingerie féminine mais aussi bien four micro-ondes, voiture, rasoir jetable ou carte bancaire…) qui, pour mieux se vendre, ne doive s’afficher sexy ; pourtant l’érotisme proprement dit nous attendra toujours au-delà de la relation d’une marchandise avec son client.

Nous réserverons donc l’érotisme au domaine des relations (consenties) d’un sujet avec un autre sujet, que ce rapport élève ou complique mutuellement, qui leur donne à sourire, à rêver, à penser et à jouir. De telle sorte que ce rapport constitue l’horizon (indépassable) de nos envies, de nos désirs ; ou par exemple l’ingrédient (finalement assez rare car méprisé par le corps enseignant) d’une pédagogie réussie. D’ailleurs, quel moyen de dissocier le désir d’apprendre de l’apprentissage du désir ? Sur ce sujet quelque peu tabou car réputé scabreux parmi le corps enseignant, Jacques Billard a contribué à notre randonnée en territoires libidinaux par quelques pages suggestives.

Au vrai, j’aimerais les citer toutes, et je ne peux ici qu’y renvoyer le lecteur. Les médiologues ne pouvaient que se pencher sur Eros : la pulsion, qui se résoud si facilement (mais pour si peu de temps) par l’achat, est l’ennemie du détour et des complications, elle vise autant que faire se peut l’immédiat, ou le direct. Une médiologie en revanche se range par définition et vocation du côté du différé ; parce qu’elle s’enchante des médiations, des intermédiaires (humains, techniques) et de leurs infinis stratagèmes, elle devait tôt ou tard traiter de cette méta- ou hyper-curiosité, l’érotisme.

Dira-t-on que mes ami(e)s et moi-même n’avons plus l’âge de ces réflexions, et que notre revue Médium se trouve saisie par la débauche ou la polissonnerie ? Je préfère remarquer que, réflexion faite, « vieillard » et « lubrique » forment pléonasme : à l’âge où la vie se retire, Eros demeure plus que jamais le nom de ces forces qui s’opposent, en nous et entre nous (et pour combien de temps encore ?) à la mort.

(Je dois à Nicolas M., qui me bombarde via Facebook de documents toujours stimulants, la photo qui ouvre ce billet, avec la légende : « Léa c’est doux, Nicolas c’est dur »…)

Pour tous renseignements : Médium, 10 rue de l’Odéon, 75006 – Paris, tél. 0615109195, adresse électronique associationmedium@gmail.com

 

4 réponses à “Eros éducateur ?”

  1. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Jolie promenade dans un Paris ensoleillé, ce 21 janvier. Avec l’achat de la revue  » Eros aujourd’hui  » Médium n° 46-47, je souris, impatiente de le lire et de m’y confronter.
    Dira-t-on que nous n’avons plus l’âge de ces réflexions ? J’ai besoin de savoir, jour après jour, que j’ai l’âge de mes désirs et de la force que j’y mets à les réaliser …
    Sexe ou pas sexe ? J’ai cinq sens + un pour combler ma sensualité.
    J’ai toujours autant de plaisir à admirer la toile de Courbet,  » l’origine du monde  » qui selon moi magnifie la femme en ce qu’elle a – à jamais – d’inatteignable, même à l’amant le plus expert.
    Mais plus encore ? Ah, oui … Eros aujourd’hui. Propos d’experts et ce qu’ils en disent.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je ne sais pas, Cécile, quel est votre âge, mais si ce numéro m’inspire (à mon âge) une réflexion, c’est qu’il n’y a pas d’experts pour l’érotisme, que l’érotisme c’est le royaume du dessaisissement, des retournements de l’un dans l’autre et des permutations de rôle, tel qui se croyait fort s’y retrouvant faible, et inversement. J’ai au moins appris ça de mon cher vieil Aragon, dont je reprends « Le Con d’Irène » dans ce numéro (merci Mr Courbet !) : lui-même avait combattu, lors des fameuses et dérisoires « Enquêtes sur la sexualité » du groupe surréaliste en 1929, le machisme et les vantardises de ses camarades, en leur opposant justement le témoignage d’un érotisme faible, ou inexpert, qui donne plus à penser, et finalement à aimer…

  2. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Quête d’Eros … Et c’est ainsi que je découvre le mot « Scialytique » dans l’article de Régis Debray pour dit-il : un Éros qui privilégie, « le secret, le discret ».
    Parcourir l’article que vous y donnez m’est aussi plaisant que profitable, et le sera plus encore lorsque j’aurai lu cet énigmatique  » Le Con d’Irène ».
    J’apprécie surtout d’entendre de votre part que l’érotisme est dessaisissement … retournement, permutation des rôle. Je comprends mieux votre défense du film « Vénus à la fourrure » que j’avais tant détesté !

    Une suite ? Oui, l’article de F. Gaillard m’insupporte encore. Il me reste à en connaître la cause … Et à poursuivre avec les autres contributions.

    À vous, aux autres lecteurs .
    Cordialement

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Le scialytique, étymologiquement ce qui dissout l’ombre, désigne la lampe chirurgicale, ennemie donc des ténèbres propices d’éros (mais non peut-être de l’aveuglante clarté pornographique !). Nous serons, chère Cécile, présents autour de Régis Debray pour une table ronde sur ce numéro 46-47 de Médium, « Eros aujourd’hui », à la Maison Victor Hugo de la place des Vosges (où se poursuit une exposition sur l’éros du père Hugo), jeudi 4 février prochain à 18 h 30. Viendrez-vous ? Ce serait l’occasion de faire enfin connaissance ! et un cocktail je crois est prévu. Avis à tous les lecteurs de ce blog, cordialement invités !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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