La revue Commentaire fait bien les choses : à chaque livraison d’une Pléiade Aragon, Christophe Mercier s’y fend d’un impeccable et copieux commentaire ; j’attendais donc le cinquième avec intérêt. Il vient de me parvenir avec la livraison de printemps (pages 201-203), mais sa dernière page est stupéfiante, qu’on en juge :
« (…) Après Théâtre/Roman, annoncé sur la bande de l’édition Gallimard en collection blanche comme « Mon dernier roman », Aragon publiera néanmoins encore un volume de proses narratives, Le Mentir-vrai, réunissant des textes écrits au fil de sa carrière. On regrette que l’éditeur ait choisi de morceler ce recueil en fonction de la chronologie de l’écriture de chaque récit. Tel qu’il a été conçu par Aragon, et publié en 1980, deux ans avant sa mort, il avait un sens : celui d’une coda, d’un ultime tour de piste, au cours duquel l’artiste, à travers des textes mineurs, donnait une sorte de rétrospective de son œuvre, et des diverses facettes de son talent. Le morceler est un contresens (sans compter qu’un texte de ce recueil est passé à la trappe sous prétexte qu’il n’était pas « romanesque » : si pareille logique avait été poussée à l’extrême, c’est la moitié de Théâtre/Roman qu’il aurait fallu exclure…) : coupés de l’ensemble, ces textes secondaires paraissent bien anodins, et une «table des matières» qui met sur le même plan Théâtre/Roman et les quatre pages de « Tuer n’est pas jouer » a quelque chose de vaguement ridicule. Mais on connaît l’obstination bornée de certains universitaires, et on sait qu’un universitaire vivant a plus de pouvoir qu’un écrivain mort. » (…)
Le ton, on le voit, a bien changé – et dans le chapeau d’introduction, où le volume est décrit et reproduite sa table des contenus, nulle mention de mon travail de directeur-préfacier, ni de Philippe Forest ; Jean Ristat en revanche est bien présent pour sa courte préface. Pour mémoire, celui-ci a donné (pour la première fois) à cette édition Pléiade une contribution de sept pages ; la mienne, 61 + 160 = 221 pages…, mais ce travail bêtement universitaire n’intéresse manifestement pas Christophe Mercier.
Il est très facile de réfuter le reproche qu’il feint de m’adresser : la décision de répartir les textes du Mentir-vrai au fil chronologique des volumes a paru plus juste lors du plan général de la publication, arrêté de concert entre Hugues Pradier, Jean Ristat et moi – en 1996. Cela fait donc seize ans, et quatre volumes, que M. Mercier aurait pu s’en indigner : grief tardif, et sur le fond frivole, ces textes ont-ils entre eux une telle liaison organique ? Au contraire, celui du « Cahier noir » par exemple appartient d’évidence à la mouvance de La Défense de l’infini, et devait donc figurer à côté de celle-ci dès le volume un ; « Servitude et grandeur des Français » revient de droit au troisième ; je pourrais multiplier les exemples. Mais, argument de taille, « La Souris rouge » ne figure nulle part ! En effet. Qu’on relise ce texte : une fois Le Mentir-vrai démembré, il n’avait rien à faire dans le contexte des romans. Nous avons en revanche repris deux textes dont M. Mercier n’a pas relevé la présence, et qui avaient échappé aux deux éditeurs du volume de 1980 : « Il y avait eu de grands signes dans le ciel… », et « Pastorale dernier cri » (volumes III et IV). J’accorde à mon critique que « Tuer n’est pas jouer » est en effet très anodin (il fallait néanmoins l’inclure), je m’insurge en revanche quand il qualifie de « mineurs » et « secondaires » des textes aussi magnifiques que « Le Contraire-dit », ou « Prénatalité ». Emporté par son humeur, M. Mercier a perdu le jugement.
Comme son long compte-rendu ne souffle mot de l’appareil critique, je ne sais s’il a poussé sa lecture jusqu’à nous ; mais je sais bien que l’allusion à « l’obstination bornée de certains universitaires » ne peut ici viser que moi. Sur quoi se fonde un tel mépris ? Quelles sont, selon M. Mercier, ces « bornes » où je m’obstine ? Il m’a fallu, je l’avoue, une certaine obstination pour mener à bien ces cinq volumes, mais je ne regretterai jamais ce travail (qui a « borné » d’autres projets). M. Mercier me prête un plaisant pouvoir dont j’abuserais sur un « écrivain mort » ; rappelons ici, et d’autres le confirmeront, que l’éditeur d’une Pléiade a très peu de « pouvoir », et qu’il doit dans le cas d’Aragon en passer par le visa de Ristat (fort tâtillon à l’occasion de ce dernier volume), et les fourches caudines de l’équipe éditoriale, dirigée par Hugues Pradier : en pratique, cela veut dire beaucoup de coupes (les universitaires sont toujours trop longs), et de laborieuses négociations pour maintenir certaines pages… Celui qui cherche par sa plume le « pouvoir » n’a rien à faire chez Pléiade, école d’abnégation et de patience bénédictine ; il peut, en revanche, choisir d’écrire dans Commentaire des philippiques assassines. Je considérais jusqu’ici cette excellente revue comme un hâvre pour les chercheurs et les intellectuels qui conduisent le débat dans le respect mutuel ; M. Mercier nous change tout cela.
On est toujours l’universitaire ou le borné de quelqu’un. Au lieu de m’accabler, M. Mercier pourrait s’aviser que sans ces travaux fastidieux de l’ITEM, d’ERITA, des revues ou des éditions critiques, le rayonnement d’Aragon ne serait pas le même aujourd’hui. Bornés, les universitaires ? M. Mercier franchit, lui, les bornes de la grossièreté.
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