Aragon fait son cinéma

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Traverser la surface avec Jean Painlevé

Le  récent (petit) livre de Luc Vigier, Aragon et le cinéma édité chez Jean-Michel Place dans la collection « Le cinéma des poètes » (2015), mérite de retenir l’attention pour sa problématique des sémiotiques croisées ; ou plus précisément pour sa recherche de ce qu’on aimerait appeler, sous les mille et une inventions d’une œuvre protéiforme, sa matrice médiologique.

Les premiers textes d’Aragon en effet, Anicet ou le panorama (1921), ses premiers poèmes tournant autour de Charlot, ou d’une « cinétique mentale » (LV) démarquée des bandes qui passent dans les salles obscures, désignent dans le cinéma l’attracteur de la nouvelle esthétique qui se cherche alors. Non seulement le cinéma (muet) n’est encore pour beaucoup qu’un art forain, méprisé des élites, mais ce rebut recèle des trésors ou quelque chose que ses ardents prospecteurs proclamés dadaïstes pourraient appeller, à la lettre, l’or du temps.

Le jeune romancier-poète se pose en théoricien de cette forme neuve dans les deux articles qu’il donne très tôt à la revue de son ami Louis Delluc Le Film, « Du décor » (septembre 1918) puis « Du sujet » (janvier 1919) ; il pense lire dans les projections qui animent l’écran une mise en évidence du mécanisme des associations d’idées, de l’imagination ou de la mémoire. Un peu à la façon dont, par l’exercice de l’écriture automatique découverte à la même époque, Breton et Soupault (qu’Aragon jalouse quelque peu) ont cru mettre la main sur la pulsation même du rêve, ou d’une inspiration ainsi placée en libre accès. Plusieurs films expérimentaux contemporains, le Ballet mécanique du peintre Léger (qualifié par lui de « film sans scénario ») ou Entr’acte de René Clair tentent à leur manière et avec leurs moyens propres de prolonger l’aventure des Champs magnétiques, où il s’agissait de fixer la pensée dans son jaillissement pur, au plus près de la « dictée de l’inconscient ». Aragon s’autorisera de cette définition (proposée par Breton) pour conduire sa participation au surréalisme comme une expérience-de-pensée, ou un laboratoire propre à démystifier l’inspiration en nous « expliquant » les secrets de la poésie.

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Etienne-Jules Marey, Chronophotographie

Car le récit filmique offre avec ces nouvelles formes d’écriture des convergences frappantes. Quelle erreur ce serait d’enliser sa jeune esthétique dans une amélioration des ressources du théâtre ! Soupault puis Aragon protestent énergiquement contre ce passéisme, ou cette paresse intellectuelle peu sensible aux sauts et aux coupures technologiques. La décomposition lumineuse des apparences par la lanterne magique, puis le cinéma, demeure irréductible à nos formes précédentes de vision ; or elle féconde une esthétique, le surréalisme, paradoxalement fondé sur un excès de réalisme combiné avec diverses cadences du temps et du mouvement. Machine analytique, le cinéma grammatise notre vue, nos émotions ou notre rythme cardiaque ; à coups de collages (que sont les montages) et à la façon de Max Ernst, il forge des phrases inouïes, des personnages inédits aux corps autrement articulés : Charlot compose à lui seul, dans chacune de ses irruptions, un idéogramme cinétique tel qu’avant cette machine on ne lui connaissait pas d’équivalent.

La promotion de l’appareil optique, omniprésent dans les textes surréalistes et par exemple dans la mise en page de la revue La Révolution surréaliste fertile en chocs visuels et en croisements du texte et de l’image, mais aussi dans l’écriture du « Passage de l’Opéra », chef d’œuvre et manifeste (aragonien) de l’affirmation du nouveau mouvement, dit cette chose capitale : nos vues dépendent de nos instruments d’optique, et nous n’habitons pas le même monde selon que nous réglons sur lui nos lunettes, nos microscopes, nos téléscopes ou les fameux panoramas, tous objectifs de nos diverses prises de vue. Pour Aragon il n’y a pas de nudité adamique ni de regard naïf, notre sens de la vue est toujours et de diverses façons appareillé. Et c’est pourquoi certains instruments réflexivement, à l’instar du dispositif cinématographique, nous offrent en miroir un voyage ou une plongée dans nos propres mécanismes mentaux. Ces outils d’analyse fonctionnent dans les deux sens ; en prolongeant ou en grossissant nos facultés, ils nous les expliquent.

1468679918-012_etienne_jules_marey_theredlistBaiser différemment l’invisible, avec Etienne-Jules Marey

Il ne suffit donc pas de s’arrêter aux incantations du stupéfiant image dans les pages toujours citées du « Passage de l’Opéra », mais plutôt de repartir des vues ou des spectacles pour, médiologiquement ou génétiquement, nous faire remonter à leur formation. Aragon s’intéresse aux performances de la vision et aux révolutions de nos représentations, il enregistre et rumine (dans Anicet, La Semaine sainte, la post-face des Communistes ou Henri Matisse, roman…) les conditions historiques et techniques de la visibilité, ses détours et ses trucs. Ce que le cinéma fait au théâtre n’a-t-il pas quelque chose à voir avec ce que la photo a fait à la peinture, ou l’écriture automatique au récit ? Avec ce que la bande dessinée fait au livre ou, last but not least, avec ce que la Nouvelle vague conduite par Jean-Luc Godard fera à « Une Vague de rêves » ?…

Il est très frappant que ce « moment-Godard », bien détaillé par Luc Vigier, scelle la rencontre très particulière qui porte l’un vers l’autre l’inventeur de la Nouvelle vague et le déjà vieux romancier-poête aux alentours de 1964-1965 ; Le Mépris ou Pierrot le fou permettent à ce dernier de s’expliquer encore une fois sur les ressources du réalisme, pour démarquer celui-ci de ce qu’un vain peuple pense. Le détour par ces fleuves de lumière nommés Abel Gance, Eisenstein, Bunuel, Jean Renoir, Visconti, Godard …, explique et cautionne mieux l’esthétique profonde d’Aragon que le « réalisme sans rivages » laborieusement théorisé par son encombrant allié d’alors dans le PCF, Roger Garaudy.

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Pierrot le Fou (1965)

Si « une écriture de l’assemblage, du bazar, du chaos » (LV) domine nos chères vieilles bandes du muet, comment ne pas placer en regard celle d’Aragon quand il avoue par exemple, dans Traité du style, parler « un langage de décombres, où les soleils voisinent avec les plâtras » ? Ou, dans la préface du Libertinage (1924), rapprocher son éloge de « la décomposition lumineuse du monde » vers laquelle le cinéma comme son écriture convergent ? L’auteur du Mouvement perpétuel (1926) qui de son propre aveu le conduit, le travaille, ne pouvait que sympathiser avec le cinématographe, lui qui, quand il fera à partir de 1941 le portrait de Matisse, et Matisse le sien, n’arrêtait pas de bouger au lieu de prendre la pose (la pause) sous le regard du peintre. Si bien que le Maître de Cimiez nous livre de son remuant modèle non une image mais une trentaine, une gesticulation cinématographique de traits en mouvement.

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Un truc impossible au théâtre, mais propre au cinéma, tient à la pratique du zoom ou du gros plan dont Aragon fait grand usage, dès Anicet, pour son pouvoir de sublimer le tout-venant de la vie réelle (comme, de leur côté, Picasso ou Apollinaire). On découvre un monde dans une miette de pain, dans une capsule d’eau minérale ou dans « ce petit sucrier que je vais vous décrire si vous n’êtes pas sage » (« Le Passage de l’Opéra »)… Le moindre objet de notre décor quotidien suscitera effrois et prodiges selon que nous le considèrerons un peu curieusement ; pareillement, Aragon découvre en récrivant Les Communistes le bénéfice de basculer sa narration au présent, ce qu’il appelle le « présent accentué » ou encore l’écran large, un zoom visuel ou temporel sur l’action en train de se faire, qui embarque son lecteur ou le projette in medias res. Or cette expérience du saisissement caractérise aussi le frisson érotique, comme dans cette première page de La Mise à mort où, pour qualifier le chant de Fougère, le narrateur risque « … comme si la voix lui venait des yeux. L’art. Elle passe au grand écran » (cité par LV, page 97). Cette enfance de l’art (cinématographique) se résume, assez merveilleusement, dans le titre qu’Aragon donna à l’une de ses chroniques de 1945 recueillie dans Ecrits sur l’art moderne, « Les Grands yeux des petits ».

Toute cette œuvre joua de l’homonymie, ou de la riche polysémie, qu’Aragon pour conclure son article « Du Décor » emprunta au vers de Mallarmé, « Le blanc souci de notre toile », mot-échangeur entre le film, la peinture et sa propre écriture. Mais, suggère Vigier, cette rêverie sur un méta-art coiffant ou totalisant tous les arts trouve son répondant du côté de l’engagement politique de l’auteur, et de sa sensibilité à l’Histoire : quelle que soit notre propre chétive histoire, ou ce que raconte et nous permet d’en dire tel segment de notre existence, il y a toujours un fleuve plus large ou un autre film dans lequel nos rushes s’inscrivent, et prennent autrement sens. Ce « roman » de nos vies, inachevé car toujours susceptible d’un emboîtement plus large ou d’un méta-récit, on peut toujours l’insérer dans plus grand que lui à la faveur d’un amour, ou d’un engagement… Cet appel au film-à-venir n’est pas le moindre charme de l’esthétique ouverte, et au fond de la vie même d’Aragon.

Un dernier mot : j’ai insisté, médiologiquement et à la suite de Luc Vigier, sur l’inséparabilité du surréalisme et des instruments de saisie optique. Le cinéma constitue donc dans cette mesure l’interprétant (mot à creuser) de cette alors nouvelle esthétique. La prose poétique du « Passage de l’Opéra » devient elle-même un long film avec ses travelings, ses champ-contre-champ ou ses plans rapprochés… Mais à propos du champ-contre-champ justement, on sait que le réalisme prôné par Aragon est coudé, ou étrangement réflexif, puisque scruter le monde c’est se voir, s’examiner, et que la lunette ou l’appareil de saisie et de projection fonctionnent à deux voies ou dans les deux sens. A l’autre bord de son œuvre, dans l’immense Blanche ou l’oubli que j’ai eu le bonheur d’éditer en Pléiade, j’ai particulièrement relevé cette phrase lâchée par lui en passant, il s’agit écrit quelque part Aragon de savoir « comment cela marche une tête ».

Ce programme narcissique, réflexif ou auto-référentiel, ou ce réalisme au deuxième degré ainsi placé au terme de la longue aventure réaliste renoue, il me semble, avec la décision prise aux commencements de fréquenter régulièrement les grottes fraîches et obscures des cinémas – un goût affirmé d’Anicet que blâme fort Baptiste Ajamais-Breton lui-même ennemi des films, des romans, du journalisme et au fond de l’Histoire – et de comprendre une bonne fois comment cela marche, nos appareils de projection.

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Jean Painlevé, L’hippocampe

Luc Vigier, Aragon et le cinéma, éditions Jean-Michel Place, coll. « Le Cinéma des poètes », 10 €.

Une réponse à “Aragon fait son cinéma”

  1. Avatar de Luc vigier
    Luc vigier

    Daniel Bougnoux se livre ici à ce qui est bien mieux qu’un compte-rendu de mon essai sur Aragon et le cinéma: il prolonge, réagit, rebondit et se déploie à partir des hypothèses que j’ai avancées et des concepts développés par Aragon tout au long de sa vie, dans une relation étroite et constante à l’art cinématique. C’est un plaisir de voir qu’un livre puisse dialoguer avec la philosophie et surtout, ici, avec les données médiologiques que Daniel Bougnoux fréquente depuis longtemps. Grand merci à lui d’avoir si attentivement suivi (et répondu à) l’esprit de ce livre, publié aux nouvelles Editions Jean-Michel Place, dans une collection parfaitement calibrée et dirigée par Carole Aurouet.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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