Couverture de Médium 43 (Plantu)
Notre revue Médium avait, en mars dernier, consacré son numéro 43 aux manifestations du 11 janvier. Je reproduis en cette journée anniversaire ma contribution, qui avais pris la forme d’un petit dialogue dont le titre, inexplicablement, était sorti amputé. Voici donc, restauré, « Youplaboum et Scrogneugneu vont à la manif »
Du temps où notre jeune médiologie était l’objet de missions pastorales dans les établissements supérieurs, à Nancy notamment, Régis et moi avions mis sur pied un dialogue entre deux personnages, dont les noms à eux seuls pointaient l’ambivalence des phénomènes reçus des médias, ou des jugements que nous plaquons étourdiment sur eux. Pourquoi ne pas prolonger ces échanges autour d’événements sur lesquels la parole va bon train, mais non peut-être toute la réflexion qu’on pourrait en tirer ? La scène se déroule le dimanche 11 janvier après-midi, quelque part dans une ville française.
Youplaboum : Alors mon vieux, tu ne trouves pas ça fantastique ? Toute cette foule mobilisée, toutes ces affiches « Je suis Charlie », ces crayons, ces drapeaux ?
Scrogneugneu : Je me les gèle, si au moins on pouvait faire quelques pas et se réchauffer en marchant…
Y. : C’est le succès incroyable qui veut ça, au-delà d’une certaine taille la manif se bloque, il faut attendre que ça s’écoule.
S. : Tu appelles ça un succès ? Dans les manifs dont je me souviens, on avait des slogans, nos pancartes voulaient dire quelque chose, on marchait contre. Ici, c’est dégoulinant de sentimentalité, ton écriteau est inepte et je ne le mettrai pas sur ma veste ! Les gens s’accrochent à ce fétiche mais seraient incapables de développer. Ils marchent pour la LIBERTE D’EXPRESSION dont on nous rebat les oreilles, mais qu’ils aillent avec leurs pancartes en Syrie, en Irak – je suis sûr que la moitié de nos manifestants ne seraient même pas fichus de situer ces pays sur la carte !
Y. : Comment, tu n’es pas sensible à cette foule ? Pour une fois que le peuple se montre et prend la parole ?
S. : Le peuple c’est vite dit ! Et quelle parole ? Ils s’applaudissent, ils se photographient en rond, mais depuis une heure que je les regarde, je n’ai pas vu dans tout ça beaucoup d’immigrés ou, comme on dit, de délégués de la diversité. C’est pourtant eux les premières victimes, tu ne crois pas ? C’est eux qui devraient se précipiter pour crier leur indignation.
Y. : C’est vrai qu’on n’en voit pas beaucoup, mais tu sais les maghrébins ont la peau très claire, et l’islam c’est pas marqué sur leurs fronts. Aujourd’hui ce qui compte, c’est d’oublier sa communauté et de faire corps autour de la République.
S. : Et de brailler « Je suis Charlie » ! Mais ton Charlie véhicule avant tout l’esprit de dérision et des blagues de potache – la rigolade, c’est tout de même un peu juste pour refonder du lien social, non ?
Y. : Au contraire, je crois que l’humour et la caricature peuvent servir de résonateurs entre les gens, que ça crée de la connivence, une reconnaissance mutuelle. Nous sommes fiers en France de cette tradition qui remonte à Rabelais, qui passe par Voltaire, par Daumier, c’est aussi une façon d’écrire l’histoire, de ne pas lâcher le fil…
S. : Le fil de quoi ? Je connais un moyen pour fabriquer des citoyens, c’est ou c’était l’école. Si elle se met à la remorque des journaux, des humoristes ou des sondages d’opinion, c’est le commencement de la fin.
Y. : Ouf, j’ai cru que tu allais ajouter à l’école le service militaire ! Et pourquoi pas une bonne petite guéguerre ? Rien de tel d’après toi pour redonner du corps à la nation, n’est-ce pas ? Mais regarde, le corps est devant toi, on en fait partie toi et moi, on le voit et on le touche pour une fois !
S. : Tu crois vraiment ça ? Je te rappelle que la République, la Nation sont des principes, qu’on les découvre en élevant le regard, pas en se vautrant dans Charlie. Ce qui me défrise un peu ici, c’est cette unanimité dans la bonne conscience, car enfin qu’en pensent ceux qui ne sont pas venus, ceux qui ne se sentent pas conviés à la fête ? Parce qu’ils se sentent quand même quelque part humiliés par nous, on s’est moqué de leur prophète, on a agressé une fois de plus leur identité. Ceux que tu vois autour de nous, c’est les beaux quartiers, les gens du centre ville, pas les bronzés qui habitent de l’autre côté de la rocade ou du périph. On me dit qu’à Paris Netanyahou défile en tête du cortège, comment veux-tu y faire rentrer ceux qui haïssent par principe Israël ? Le bonhomme va encore seriner à ses correligionnaires qui ne se sentent pas en sécurité ici qu’il les accueille à bras ouverts ! L’Ilya a de beaux jours, et il vient chez nous faire son marché.
Y. : Mais c’est les banlieues que Charlie défendait aussi, avant que deux fêlés qui croient riposter au nom de l’islam ne dézinguent le journal. Charlie n’était pas bien vu des musulmans à cause des caricatures d’accord, mais quelque part comme tu dis c’est pour eux que Bernard Maris argumentait, pour eux que Cabu dessinait…
S. : Peut-être, mais il faudra du temps pour leur expliquer ça, or tu vois, ce qui est terrible avec les médias ou les slogans c’est la vitesse, la simplification. Un dessin va très vite, tout le monde peut le recevoir, ici comme au Pakistan, et là-bas ça leur pète à la gueule, ils n’ont pas notre culture des images, ils pratiquent très peu notre « deuxième degré » si tu vois ce que je veux dire ? Des fanatiques auxquels on a systématiquement refusé l’instruction s’expriment « librement » aujourd’hui là-bas en brûlant notre drapeau, mais demain ce seront les églises, les quartiers chrétiens, les touristes s’il en reste qui paieront pour « Charlie »… L’humour c’est comme la laïcité, ça nous met à distance et ça nous protège, mais les prolos de la culture n’ont pas ce raffinement qui nous a pris des siècles, on vient de loin mon vieux, et le grand corps national comme tu dis n’est pas près de parler d’une seule voix, ni de marcher comme un seul homme au nom de la République.
Y. : D’accord, les temps de développement ne sont pas les mêmes. Mais ce qu’on vit aujourd’hui, c’est quand même une fantastique accélération dans le traitement du problème, non ? Tu ne crois pas que la manif, quand tout le monde la verra sur les écrans, entraînera une convergence et une sacrée prise de conscience ? Ce dimanche marquera un avant et un après, on disait les Français pessimistes, individualistes, abouliques, et regarde-les debout, dressés contre la barbarie, moi ce sursaut me rassure, il me fait vraiment quelque chose. Au nom de quelles valeurs supérieures bouder ces instants de fraternité ?
S. : La manif fait du lien en effet, donc du bien, on se retrouve sur l’essentiel pour faire bloc. Mais le problème avec notre fameuse liberté d’expression, qui est un peu le noyau dur de ce qui nous reste comme sacré, de ce que tu appellerais notre laïcité « horizontale », c’est que d’autres la trouvent sacrilège ! Il ne faudrait pas que toute cette gentillesse où nous baignons nous fasse oublier le sérieux de l’histoire, et qu’il y a en face des gens qui ne partagent pas nos idées, pour qui la France n’est pas l’arbitre universel des valeurs ni le nombril du monde, et qui ne portent pas spontanément notre chère « démocratie » dans leur cœur…
(Ici, une vague d’applaudissements remonte le boulevard comme une ola dans les gradins des stades, le serpent humain frémit sous la caresse de l’onde, les gens se sourient.)
Y. : Tu as eu raison de souligner que la foule est sentimentale (merci Souchon !) et pas mentale, qu’elle ne pense pas vraiment et que le grand slogan qui nous rassemble est tout sauf clair. Assez cheap même, pas très articulé. Faut-il crier pour autant à la dégoulinade affective, au grégarisme aveugle, à un navrant conformisme ou à la décapitation du jugement ? Une manif ne pense pas mais je dirais qu’elle pèse. Tout s’arrête, on bloque les voitures, le tram, pour afficher le nombre. On aime bien en médio parler d’« effet jogging », eh bien la manif c’est pareil : quand les gens sont épuisés de représentations, qu’ils en ont marre de tourner dans un monde de signes virtuels et de délégations où on ne sait plus qui pense quoi, ni qui décide pour qui, ils descendent dans la rue et ils font corps pour crier présent ! C’est physique, c’est primaire mais c’est un formidable message. Cette présence-là, aujourd’hui et ici, est incontestable, irrécupérable par aucun parti, on répétera ce soir et dans les jours qui viennent qu’il s’est trouvé tant de millions de gens pour voter avec leurs cris, avec leurs pieds, spontanément et sans mots d’ordre, pour affirmer des valeurs supérieures aux croyances et aux idioties qui ont inspiré les tueurs. Dans une société qu’on nous dit percluse d’individualisme, de méfiance ou de désespérance envers les autres (pourtant nos semblables, nos prochains), tu ne crois pas qu’on avait un terrible besoin de ce qu’on vit en ce moment ? Tu ne vois pas ça comme un progrès, un remède ? Nous ne savons pas encore comment ces manifs inattendues vont transformer notre grand corps malade, mais il est évident pour moi qu’elles vont dans le sens du mieux.
S. : OK, on ne va pas bouder son petit plaisir, et ce n’est pas moi qui cracherai sur les « moments-fraternité ». Mais mon vieux, tout ça n’est qu’un feu de paille, on s’attroupe, on se réchauffe, et demain ? Business as usual… Tu sais qu’il y a des petits malins qui ont déjà tenté de déposer le slogan « Je suis Charlie » pour le revendre ? Ce n’est pas notre quart d’heure de dérouillage pédestre sur l’asphalte qui va faire bouger le commerce, ni les institutions ; la longue durée a la vie dure, comme les mentalités.
Y. : Les institutions je ne sais pas. Autour de quoi se groupent les gens, au nom de quels opérateurs symboliques d’union et d’identification ? Les foules traditionnelles, religieuses, militaires ou nationales, coagulent sous l’effet d’une transcendance sacrée, un surplomb divin, un chef charismatique, une idée qui dépasse chacun et fait que les hommes s’obligent (qu’ils s’inclinent et, c’est le même mot, qu’ils s’entraident). L’autorité capable de mouvoir la multitude semble exiger cette transcendance ou ce plan idéal, qui courbe les hommes sous son joug. C’est en tout cas ce que j’entends chez toi, tu veux que les hommes se groupent sous une transcendance, un ordre venu de Dieu, du père ou d’un idéal, mais la démocratie n’en demande pas tant et elle fait des économies de transcendance, on est devenus plus terre-à-terre. Tu veux toujours que la politique opère par le haut ou qu’elle descende, qu’elle condescende, mais regarde, aujourd’hui elle monte d’en bas, bottom-up ! Le sacré n’est plus au ciel dans les nuages, mais entre nous. Notre défilé n’a pas de mots d’ordre très élevés je te l’accorde, voire pas de mots du tout, l’élémentaire « Je suis Charlie » affirme une solidarité encore vague mais globale autour de principes qu’on ne prend pas la peine d’articuler, tant l’horreur du massacre, et l’évidence visuelle des titres ou des caricatures suffisent. Discours pauvre, pas très chic mais choc, adhésion ou affirmation primaire, basique – le primat de la relation, de l’être-là pour une fois ensemble. Cette démonstration n’est pas frivole mais périodiquement nécessaire, et parfois exaltante. Comment se parle, comment se voit la foule ? Le narcissisme et l’intelligence des masses demanderait bien des analyses ; il suffit ici, autour de nous, de quelques noms propres, des crayons brandis, d’une photo pour dire une compassion élémentaire, et chacun avec bonheur s’y retrouve. Notre mutuelle identification ne va pas à des idoles ni à des figures de chef, la foule clame son refus viscéral d’une barbarie capable de répondre à la satire par des tirs de mitraille, ou (au magasin Casher) par une éruption abjecte d’antisémitisme. On peut donc se rassembler non pour acclamer une positivité ou un idéal (transcendants), ou pour conspuer un gouvernement jugé rétrograde, mais par confrontation à l’horreur d’une transcendance, si j’ose dire, négative : l’abîme révélé au cœur de notre société par le double attentat, la terreur provoquée en chacun par cet effondrement paraissent, d’un seul coup et avec évidence, des chefs suffisants de groupement solidaire, ou d’empathie immédiate envers ses semblables. « Je suis Charlie » ne signifie donc pas qu’on adhère à la ligne d’un journal (que pour ma part je n’ai jamais acheté), mais voudrait plutôt dire d’abord, ou sur le fond, « Plus jamais ça ». On n’affirme pas un bien supérieur ni un idole, on rejette en bloc des crimes inadmissibles, et ce rejet par lui-même retend le lien commun, ou galvanise le sentiment d’appartenance.
S. : Ta « trancendance négative » m’intéresse, tu pourrais développer ?
Photo de Martin Argyroglo
Y. : Eh bien, il semble qu’on soit passé de l’exigence d’un sacré ou d’un surplomb positifs, Dieu et tout ce qui va avec, à une forme d’accord qui nous coagule par le bas, plus facile à obtenir, et aussi capable que le régime précédent de mobiliser le nous ou, comme nous disions, de le nouer. Devant l’abîme ouvert par la barbarie, on réagit physiquement, la foule que Platon appelait le « gros animal » se hérisse, s’horripile ou communie dans la compassion… On n’y met pas en œuvre une intelligence discursive, raisonneuse ou secondaire, mais un discernement pratique et primaire, on réagit à l’événement spontanément, d’instinct, à coups de sentiments imprescriptibles : indignation, amour et compassion pour les victimes, fierté d’une appartenance ou d’une identité retrouvée… Tout ça se mêle dans les têtes qui nous entourent, les gens n’ont pas besoin d’en dire beaucoup, chacun comprend, s’accorde au vécu des autres. Cette fraternité (chose si rare en République malgré les écritures de nos frontons !), cette solidarité en acte ne se dit pas, elle se montre – autre grand partage dans nos études de pragmatique, qu’est-ce qui dans la communication ordinaire d’un côté se dit et de l’autre se montre, comment se distinguent et se hiérarchisent l’explicite et l’implicite, le déclaratif et le procédural ? La foule ou la manif procèdent, et du même coup m’excèdent, et me succèdent en parlant au-delà de moi, autrement mais tout de même en mon nom et pour moi. Oui ce que j’avais à dire finalement c’est ça, et je suis ici pour que d’autres avec moi le montrent ou le disent, qu’on n’en veut pas de ces crimes, de cette bêtise, de cet atroce manque de culture. Je trouve que nous, qui faisons de la médio, devrions interroger d’abord ce tournant, comment du sacré ou de la transcendance s’horizontalisent, s’enfouissent ou se positionnent entre nous, dans le médium des réciprocités entre les gens. Tu reconnais que la manif est un sacré média, qui parle autrement mais qui ne dit pas rien ?… Dire ou montrer cela à cette échelle, j’avoue que ça me rassure ou plutôt que ça m’euphorise. On est ici dans la rue, on s’affirme en personne, physiquement, on ne fait plus de théologie !
S. : Sans doute mais elle revient au galop là où on ne l’attendait pas, et ceux d’en face en savent quelque chose. Dieu, les pratiques rituelles, la haine du blasphème ou de notre deuxième degré sont, vus de chez nous, l’asile de l’ignorance, mais ceux qui ne partagent pas notre belle culture n’ont pas encore trouvé mieux pour se grouper et clamer leur identité !
Y. : Je ne sais pas si tu as vu un film récent qui met en pleine lumière la façon dont je sens les choses : Les Héritiers nous montre un établissement scolaire du Val-de-Marne dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est difficile d’y enseigner. Nous y accompagnons « Madame Gueguen » (très chouette Ariane Ascaride) dans sa classe de seconde, véritable cage de fauves où les profs passent plus de temps à faire retirer les casquettes, les écouteurs, les chewing-gums, éteindre les portables et calmer les provocations racistes ou sexuelles qui ne cessent de fuser…, qu’à « transmettre ». La frêle et souriante Ariane y parvient, comme elle réussit à enseigner tant bien que mal le programme d’histoire-géo, jusqu’au jour où elle propose tout de go à la classe de participer à un concours lancé chaque année par le Ministère, la rédaction d’un rapport ou dossier collectif. Son sujet, « Le traitement des enfants et des adolescents dans le système concentrationnaire nazi », à peine écrit au tableau soulève un tollé général, du travail supplémentaire ? Tu rêves madame, c’est pas au programme, on s’en bat les couilles, etc. A partir de quoi, le film nous montre la conversion progressive de la classe, où domine la religion musulmane, à cet improbable projet : la naissance d’une solidarité ou d’une sympathie partagées avec les victimes de la Shoah, d’abord approchées en salle de doc, par des lectures de revues et de livres ou des recherches sur internet, jusqu’à la visite collective à Paris du mémorial de la rue Geoffroy l’Asnier. Le climax est atteint quand un ancien déporté de quatre-vingt cinq ans à la fragile silhouette, Léon Zyguel ici distribué dans son propre rôle, vient dans la classe expliquer aux élèves sa traversée des camps, comment il a vu partir son père et mourir les siens, et par quelle chance il a survécu à la terreur. L’identification (la terreur et la pitié selon Aristote) est alors à son comble, et plusieurs élèves laissent couler leurs larmes, comme nous-mêmes qui regardons depuis la salle. La mémoire d’Auschwitz, en se frayant un chemin jusqu’à eux, a transformé ces jeunes fauves impulsifs, privés de mots ou repliés sur leurs haines racistes, fascistes en somme, en êtres de dialogue, désormais voués à une recherche émue et capables de compassion.
On peut taxer cette histoire de conte de fée, il se trouve qu’elle est vraie, et que cette classe-poubelle a gagné le premier prix, quel sujet de fierté et au fond d’espoir en ce sordide mois de janvier ! Toi qui répètes, avec raison, que l’école est le nœud du problème, va voir ce film qui relance bien le débat.
S. : Je te retrouve bien là, les attentats, les manifs pour toi doivent aboutir à faire un film ! Une représentation de plus, alors qu’il s’agit d’en finir avec les théories, les belles images et les déclarations de principe, et de passer une bonne fois aux actes.
Y. : Chiche, on s’inscrit tous les deux demain pour aller dans les classes affronter les fauves, et leur expliquer à quoi servent les dessins d’humour, la tolérance interculturelle et la laïcité ? Ça nous changerait de nos tournées sur la médio.
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