L’Inensevelie (4/12)

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Chapitre IV

 

Que ce temps de l’attente est étrange ! La faible vie suit son cours, scandée de péripéties disparates sans qu’on agisse vraiment, l’essentiel est ailleurs, on joue. On se croirait au prologue d’une représentation de théâtre quand l’action plane encore dans les cintres, la signification clignote, on s’attache à déchiffrer chaque réplique, un mot, un simple geste vont-ils faire tourner une clé, révéler un indice caché ? On ne distingue plus l’essentiel de l’accessoire, on est pris d’hallucination à des rencontres de hasard, ou plutôt on ne croit plus aux hasards, on succombe à des superstitions d’un autre âge.

Pierre y songeait en se rendant précisément au théâtre. Il n’avait pas vu Serge depuis juillet, en Avignon où son frère donnait son spectacle. Engoulevent n’ayant pas cette année-là préparé de grande machine pour le festival, avait laissé sa troupe libre d’y présenter des « Travaux d’acteurs », et Serge y avait repris avec grand succès son one man show, « Comment j’ai résisté à l’ombre des robes », un cocktail saugrenu de Beckett, de Raymond Roussel, du président Schreiber et de Proust pour lequel il avait d’ailleurs consulté au printemps son aîné. La gauche venait de gagner et l’heure était à l’insouciance ; les intellectuels parisiens firent à Serge un triomphe quand celui-ci, en chaussures bicolores et dans un costume étriqué, avec pour seul décor un fauteuil de dentiste aux nickels rutilants, une petite valise et une paire de lunettes noires, parodia sur scène tout le monde et son propre maître devant un public où les profs, les psychanalystes et les théâtreux se tenaient les côtes. Pierre et Maud rirent beaucoup du jeu serré de Serge, mais ils furent surtout sensibles à la tonalité foncièrement sombre de sa baroque inspiration. Pour qui connaissait Serge, son montage était d’un réalisme hallucinant, mais personne ne pouvait s’en douter et le réel n’était plus à la mode en ce début d’été.

Avignon s’achevait à peine que Serge dut reprendre à Paris, en plein mois d’août, les répétitions du spectacle de la rentrée. Engoulevent montait la dernière pièce de Pirandello, Les Géants de la montagne, et c’est ainsi que Pierre qui n’avait avec le metteur en scène que des rapports distants, ayant collaboré jadis à sa revue, reçut par l’intermédiaire de son frère un billet pour la première du spectacle à Chaillot au début de novembre, assorti d’un aller-retour sur le tout récent TGV. Pierre fut flatté de cette marque de considération, il aimait assez Engoulevent, pas seulement à cause de Serge qui jouait depuis le début dans tous ses spectacles. La virtuosité des images, les références très libres à la peinture et au cinéma, la superposition des codes de jeu flattaient l’intellectuel et rompaient à merveille avec le naturalisme, le populisme ou les approximations hystériques qui encombrent la plupart des théâtres. Engoulevent enjoignait à ses acteurs de jouer froid ou cassant, de péter sec. Tous n’y parvenaient pas, mais ils se trouvaient pris en charge par le décor de Gerbier, qui faisait le reste : des costumes somptueux, légèrement emphatiques et scrupuleusement finis où l’acteur se sentait comme porté, une tendance au musée Grévin dans le goût enfantin pour la reconstitution historique, des éclairages sophistiqués par cyclo, par miroirs, par trappes, par des quartz latéraux soudainement démasqués ; des machines d’une démesure fellinienne, aéroplanes, parc gazonné, Manhattan la nuit ou rouleaux de la mer, et nappant le tout une bande-son d’une audace calculée qui mariait Verdi au hard-rock et à certaines répliques enregistrées, l’acteur jouant parfois en play-back ou par micro-cravate interposé. On sentait que le metteur en scène pensait par grands ensembles, qu’il voulait d’abord en donner plein la vue, qu’il détestait la sensiblerie, le message au premier degré, qu’il adorait les citations déplacées, les collages insolents, les vitrines brillamment éclairées et qu’il fallait surtout que ça circule car la scène avec Engoulevent, comme la poêle Téfal, n’attache pas ! Alors ces Géants, on était curieux de savoir à quelle sauce…

Pierre est sorti très ému, tout ce qu’il a vu est venu confirmer ses hantises. Avec ce spectacle indiscutablement Engoulevent a touché à la mort. Il le dit à Serge qu’il retrouve avec Paule à minuit, dans la brasserie où toute la troupe se rend pour dîner ; il aimerait s’en ouvrir au metteur en scène, déjà attablé avec des journalistes, mais l’autre le coupe avec une déférence feinte, lui donne du Maître Argimbault et n’arrête pas de plaisanter. Serge lui-même n’est pas facile à aborder au milieu du tumulte joyeux qui suit la première, mais Pierre n’est pas d’humeur à rire, la phrase du magicien Cotrone le poursuit, « Si nous avons été une fois enfants, ne pouvons-nous l’être toujours ? ».

Il s’empare de Paule elle-même un peu reléguée, il tient à lui raconter que les marionnettes grandeur nature conçues par Gerbier pour les mettre dans les bras des acteurs, lui les a vues à Palerme en avril dernier, avec Maud et les deux enfants dans la crypte des Capucins… Il y a là-dedans, paraît-il, sept ou huit mille momies rangées par corps constitués dans leurs costumes d’apparat, clergé, armée, noblesse de robe ou professeurs, qu’on visite comme les loges d’un théâtre englouti, pas sans malaise ni exaltation d’ailleurs : le sous-sol calcaire, très ventilé, a parcheminé les chairs en empêchant leur putréfaction. « Eh bien, quand ces poupées surgissent des plaques d’égout et que les acteurs s’en emparent pour les animer doucement par derrière, chacun manoeuvrant la sienne comme son ombre ou son double, j’ai pensé que jouer c’était comme porter son propre cadavre, tu vois ce que je veux dire ? Comme si à ces enfants que nous avons une fois été il fallait maintenant la marionnette aux ongles longs, aux joues creuses et aux cheveux qui filent… – Dans le texte que Serge m’a fait lire, Pirandello n’avait pas prévu ça, mais seulement des jouets, des poupées de foire. C’est Engoulevent et Gerbier qui ont imaginé… » Serge reprend à sa femme la parole, à lui de raconter qu’au début ils n’étaient pas très sûrs du choix de cette pièce, où ils s’étaient lancés un peu à l’aveuglette, que Gerbier avant d’imaginer le large pont suspendu avait d’abord proposé pour décor des maquettes ineptes, que les rôles leur semblaient mal distribués…

« Alors là, nous sommes à front renversé, c’est vous les comédiens qui débinez la pièce, et c’est aux spectateurs de la défendre ? – On va se rôder, la salle n’était pas mauvaise ce soir, ça devrait en effet marcher ». Le brouhaha augmente, les journalistes rugissent de rire là-bas autour d’Engoulevent, Pierre qui bouillonnait d’émotion se sent maintenant vidé. Paule et Serge lui ont préparé le canapé du salon pour ne pas réveiller Pascale, ils prendront tous les quatre un brunch demain matin avant le train du retour. Dans le taxi qui les remmène, Pierre s’aperçoit qu’ils n’ont pas encore, pudeur vis-à-vis des autres, défiance devant la chose à dire ? évoqué une seule fois leur mère. L’art merveilleux du remplacement, cher vieux Pirandello, comme il envie son frère ! Et qu’avaient-ils à se dire, qui s’est ainsi formulé de biais par la bouche du magicien de Sicile ? Chacun se débrouille comme il peut avec le théâtre, ces ombres gigantesques au mur qui chevauchent et dominent la mômerie des hommes. A peine couché dans le lit de fortune que lui ouvre Paule, Pierre n’y est plus pour personne.

 

*

Ils se sont retrouvés autour de la table où Pascale a mis gravement le couvert. Elle est adorable à huit ans dans les petites robes multicolores que lui confectionne sa mère, quelle grande personne déjà avec ce fichu sur la tête !

« – Alors ?… » Au ton de voix de son frère, Pierre comprend qu’on aborde enfin au sujet. Il leur exprime son pessimisme total. Paule se contient le temps de le laisser finir, puis elle attaque tête baissée avec une détermination qui frappe son beau-frère, elle parle un peu rauque au début, elle semble chercher du front un adversaire et ses beaux cheveux balaient légèrement l’assiette.

« – Alors là mon vieux, laisse-moi te dire que tu ne connais pas ta mère. Elle est beaucoup plus forte que tu ne crois. Premièrement, c’est une femme qui fait tous les matins sa gymnastique, pas vrai Serge, une heure par jour même le dimanche, ça témoigne déjà d’une certaine volonté de vivre, non ? Ensuite, tu dis qu’elle a tenté deux fois de se suicider, je ne suis pas d’accord, elle a pris des cachets c’est entendu mais tu oublies qu’elle est pharmacienne, elle connaissait les doses et ne t’en fais pas, si elle avait voulu se tuer elle ne se serait pas ratée. Non, ce qu’elle voulait c’était effrayer ton père, le rattraper par ce moyen-là en lui donnant un avertissement. Elle est assez comédienne tu sais, Serge a de qui tenir, on l’a bien vu quand on l’a prise en charge en Sologne après sa deuxième tentative. La semaine qu’on a passée avec elle, il a fallu se l’appuyer, eh bien on a compris à ce moment-là que son but c’était de mettre Jean-Louis devant ses responsabilités, de le faire changer de conduite. Seulement ce coup-là encore ça n’a pas marché parce que lui il s’en fiche pas mal, et je te dirai même que si elle y était passée eh bien ça l’aurait arrangé, rapport à l’autre qui n’attend que ça tu me suis… Il faut voir comment ton père et Macha parlaient de ce soi-disant suicide, qu’elle était devenue folle et qu’il fallait l’enfermer, etc. Là je crois que ta maman a eu effectivement peur qu’ils réussissent à la coller pour de bon dans un hôpital psychiatrique, donc elle s’est mise à préparer méthodiquement son départ, c’est-à-dire à se constituer une cagnotte. Et où allait-elle le prendre, cet argent ? Tu sais qu’avec ce que ton père lui allonge chaque mois elle ne risquait pas d’aller loin, et qu’elle ne pouvait pas compter non plus sur sa mère. Et donc elle s’est mise à économiser sou par sou. Babeth te le dira aussi bien que moi, ta mère n’avait même plus d’argent pour les achats courants, elle n’avait pas renouvelé sa garde-robe, à table on mangeait trois fois rien, la dernière fois qu’on a déjeuné chez elle tu sais ce qu’elle nous a servi baignant dans la sauce, tiens-toi bien, des cous de poulet tu m’entends, un par personne ! Alors laisse-moi te dire que quand on a connu autrefois la table de ta mère, ça laisse rêveur. Elle a soigneusement calculé son départ, la preuve elle est partie le 30 ; autrement dit elle a attendu que ton père lui verse sa mensualité d’octobre et puis salut ! Tu me diras qu’elle devait prendre Olivier, s’occuper de sa mère etc., mais moi je te répondrai qu’Olivier elle en avait jusque là, il faut voir comment elle le traitait les derniers temps, elle ne voulait pas qu’Elisabeth s’imagine qu’on va lui garder son gosse éternellement, c’est trop facile ! Quant à la grand-mère, je ne t’apprendrai rien en te disant qu’entre elle et sa fille ça n’allait pas toujours très fort. Et si elle l’avait avertie, Jean-Louis aurait fini par l’apprendre. Non, ta mère en a eu ras le bol, elle vous a élevés, elle n’a pas vécu, maintenant c’est son tour. Tiens, reprends de ma salade. Alors toi tu viens nous dire elle s’est tuée mais ça aussi c’est facile, ça te dispense de la chercher ! Parce que nous, demande à Pascale, c’est tout un dimanche qu’on a passé rien qu’à préparer les enveloppes. Et ceux qui nous ont répondu, c’étaient pas des grands hôtels où on ne distingue pas les clients, non, ce sont des fermes, où en cette saison il ne passe presque personne, alors tu comprends que la voiture, et ta mère avec sa coiffure qu’on remarque facilement, ils n’ont pas pu l’oublier. D’ailleurs on la suit à la trace, jusqu’à la frontière espagnole. Tandis que si elle était morte, la police aurait déjà signalé la voiture et le corps, hein, qu’est-ce que tu fais du corps ? »

Paule s’est échauffée en parlant, son teint clair de blonde a viré au rouge et, en martelant ces derniers mots d’un poing nerveux, elle se couche presque sur la table. Il n’y a rien à répondre, sinon qu’elle donne du caractère de leur mère une interprétation machiavélique. A chacun la sienne. Elle règle triomphalement ses comptes, moins avec Yvette d’ailleurs qu’avec, à travers elle, son propre père qui, à soixante ans passés, a en effet planté sa femme et ses enfants pour refaire sa vie avec une autre. On se canarde copieusement en famille, les balles sifflent de tous les côtés en se trompant assez souvent de cible, ou de génération.

Il y a une autre raison, que Serge qui garde le silence comprend forcément, il est malin Serge, plus fin que sa Paulette… Elle sait qu’il collectionne au lit les partenaires, c’est facile avec son théâtre ! et elle a décidé une fois pour toutes de faire la part du feu mais elle en souffre, et à la première occasion elle l’avertit. En prêtant à sa belle-mère une inconduite aussi préméditée, c’est sa revanche de femme qu’elle brandit, attention mon vieux, écoute ce qui t’attend ! (Qu’en diriez-vous, docteur ? – Elémentaire, mon cher Argimbault.) Enfin, Pierre entend derrière tout ça pas mal de rancunes accumulées… Dans le monde de Paule, Yvette a tout plaqué depuis cinquante jours pour visiter tranquillement l’Espagne sans envoyer la moindre carte ; dans celui de Pierre, elle a creusé en solitaire quelque part un trou pour y mourir.

«  Mais… pour toi, Serge ? »

Serge pense comme Paule. Pascale approuve et jette à son oncle un regard de reproche. On sort un guide pour lui montrer les gîtes supposés de ses étapes. C’est incroyable à quel point on ne se comprend pas, est-il seulement sincère l’acteur, est-ce qu’il joue ? Parce qu’avec lui on ne sait jamais. Pierre, sombrement, reprend du fromage.

 

*

 

Les trois frères sont apparemment très différents. Si de l’aîné au cadet on remarque une certaine filiation ou suite dans les idées – car on peut voir en Serge un philosophe saisi par la scène –, avec Christophe le benjamin la bifurcation semble radicale. Ou le retour ? Sur lui en effet une boucle de trois générations se referme. Ce furent des bergers et des planteurs de sapins dans les monts du Forez qui engendrèrent Marcel vers 1890, qui devint par son mariage coutelier à Thiers, à la marque du Zouave (dont le profil à la chéchia est gravé sur quelques lames qui traînent encore dans les tiroirs de la famille) ; celui-ci eut pour fils unique, entouré de quatre sœurs, Louis Francisque le médecin stomatologue qu’Yvette appelle Jean-Louis, lui-même citadin quoique grand amateur de forêts, et qui avec son dernier fils voit l’effort de trois générations d’Argimbault pour sortir de la terre y reconduire.

La ferme que Pierre, mû en secret par le même atavisme, cherche en vain au pied des Alpes, Christophe l’a trouvée depuis quelques années déjà dans l’est du Puy-de-Dôme, non loin du berceau familial. Avec l’aide de son beau-père, lui-même fermier dans le nord de la Brie, et divers prêts du Crédit agricole, il a redonné épaisseur et matière à ce rêve de la terre qui court à travers la famille. De son exploitation il a fait trois parts, en bas sur la route nationale en installant la pépinière et le bureau de sa petite entreprise de paysagisme, qui a tout de suite marché grâce à l’extension des résidences secondaires des Lyonnais et des Clermontois. Christophe ne se contente pas de leur vendre des arbres, il entretient en leur absence les propriétés qu’il fauche, défriche, terrasse et replante, et ce succès il le doit aussi à sa femme Jeanne, qui mieux que Christophe a l’intuition des gens de la campagne, qui est finaude et entreprenante, ronde en affaires comme dans la tenue de sa maisonnée. Ensuite, à mi-hauteur de cette montagne auvergnate ils ont leur ferme, entourée en contrebas de prés à vaches et à chevaux, et par en haut de pins et de bouleaux d’abord clairsemés, puis prolongés en un beau couvert de fayards, d’où ils tirent les bûches de leur chauffage, et à la fin de l’été les récoltes de cèpes. Plus haut enfin s’étendent les bois noirs des sapins, où Christophe gère en père de famille quelques hectares dont il retire chaque année deux douzaines de fûts qu’il replante scrupuleusement. En lisière de forêt, il s’est amusé à composer une haie de « variétés », cèdres de plusieurs couleurs, douglas, mélèzes, épicéas, thuyas, liquidambars et même, mais acceptera-t-il ici de grandir, un séquoia.

La maison est magnifique, c’est elle qui les a fixés à ce palier du paysage. La première fois que Pierre est venu visiter leur nouvelle installation, il a résumé son admiration par une phrase dont le sens caché a frappé son frère, « Tu as trouvé la maison perdue »… Christophe lui a raconté comment il l’avait banalement dénichée dans les annonces de La Montagne, il se rappellera toujours ce premier matin où il est monté ici, muni des indications de l’agence et de la clef. Il faut quittant la route emprunter un chemin de terre, d’où la vue s’étend éperdument. Au coin d’un petit carrefour où murmure une source, la ferme marque le début de la forêt. Il était neuf heures du matin quand elle lui est apparue, la rosée fumait dans les prés, le soleil filtrant l’entourait d’un buisson de rayons. Du bas, de l’immense vallée où coule la Dore, on ne percevait que le tintement d’une enclume enrobée de coton. Le gros orage de la veille s’était dissipé, les prés apparaissaient lavés, cernés dans leur première fraîcheur. Christophe peut encore aujourd’hui, en contemplant le gros chêne ombrageant la terrasse, ressentir le choc unique de la première fois, son sentiment d’effraction en poussant la fragile clôture, devant le seuil usé et la porte à gros clous, les volets clos gravés au couteau de signes indéchiffrables, et comment, avant de faire jouer la clef et de découvrir la pièce sombre à l’humble mobilier, placards de sapin, table à deux bancs et petit poêle trèfle sous l’ample cheminée, il avait pris le temps de s’asseoir dos à la façade, de savourer ce banc de pierre que le soleil commençait à chauffer. Il y a eu des gens assez heureux pour vivre ici, pensait-il émerveillé, en ce lieu dit La Richardie, un balcon sur le monde ouvert de toute la largeur du ciel. Christophe écoute fasciné les oiseaux se disputer la source ; le temps ne passe plus, il tourne et revient, la météorologie impose ses caprices, l’eau gicle dans le bac en demi-lune avec un débit puissant, régulier. Il fera de ce jet intarissable la basse continue, la colonne autour de laquelle va s’ordonner son existence, ne jamais s’éloigner de ce bassin, et toucher terre.

Christophe n’étendra pas outre mesure son domaine, il éprouve avec une joie paisible, depuis qu’il a pris cette ferme, la nécessité pour lui et les siens d’une certaine fermeture. Ce ne sont pas seulement les origines obscures, les palpables racines de la famille paternelle qu’il retrouve ici ; il n’aimait pas la ville et son permanent déséquilibre, cette façon qu’ont les citadins d’assouvir par un contact brutal avec l’élémentaire les frustrations de leur mode de vie, la vitesse par le ski à travers des paysages qu’uniformise l’hiver, le soleil écrasant des glaciers ou des plages. A cette consommation hâtive d’une nature excessive, Christophe préfère de beaucoup le filtre humide et doux des forêts, les pacages d’une montagne à myrtilles et à vaches, la bonne altitude comprise entre six et douze cents mètres. Siffler un chien en traversant des labours fraîchement retournés, cueillir des champignons, fendre des bûches ou tisonner un feu, c’est sa façon de se sentir chez lui, repaysé.

Il aime que la maison qu’il a choisie soit effectivement  une maison, notion fort différente de leur F 4 de jeune ménage, c’est-à-dire un corps de bâtiment autonome entouré d’un terrain bien à lui. Il sent que sa maison, comme un organisme vivant, recentre autour d’elle l’espace et lui commande, qu’elle le ramasse sans flottement dans ses limites propres, le chemin, les haies vives, la lisière aux « variétés », le ruisseau. Il apprécie qu’à l’encontre de l’appartement toujours plat, où tout s’organise fonctionnellement selon le jeu des surfaces calculées par les promoteurs, sa maison repose sur une troisième dimension, de hauteur et de profondeur ; qu’elle s’affirme substantielle, intestine, épaisse. Le taciturne Christophe, sans mettre la chose en mots, approfondit ce pacte physique quand il s’enfonce dans les boyaux obscurs, l’escalier de la cave où marinent de vieux jus, les aîtres aux odeurs sèches des greniers, d’imprévisibles placards. Il a veillé au moment de percer quelques fenêtres à ne pas laisser trop pénétrer la lumière ; une bonne maison, pas plus qu’un individu, ne doit prétendre à la transparence mais vit des contrastes qu’elle oppose au jour, et de ses recoins d’ombre. Elle s’affirme de même asymétrique et irrationnelle, eu égard aux normes actuelles, ou plutôt d’une rationalité secrète, affective et rusée. L’épaisseur des murs par exemple, difficiles à percer comme à réchauffer, ménage une subtile isothermie de l’été à l’hiver, et un sentiment de sécurité en face d’un environnement plus rigoureux qu’en ville. L’assiette ou l’assise générale des bâtiments confirme cette épaisseur nécessaire ; Christophe approuve qu’ils paraissent un peu bas, comme couchés fermement ramassés sur leur périmètre, ce qui n’exclut ni la profondeur ni la force. Leur emprise au sol évoque un accouplement tellurique ou mieux, une couvaison. Les murs et les toitures ne semblent pas posés d’en haut, fichés ou forcés là comme tous ces pavillons qu’on édifie à la va-vite, mais reliés, enchevêtrés ou – mot-clef des études d’impact – intégrés. Christophe se plaît à opposer aux piètres constructeurs actuels quels fameux experts étaient nos ancêtres ! Il fait observer l’osmose, la patine délicate des matériaux qui composent La Richardie, comment ils furent extraits du paysage pour être refondus en lui, la pierre, le bois ou la tuile romaine qu’on remarque sur la bâtisse se reconnaissant aussi dans les couleurs du sol et jusqu’aux arbres environnants.

Ce qu’il ne formule pas mais qu’il éprouve chaque jour, c’est qu’en achetant cette maison il n’a pas acquis seulement un espace où loger, mais d’abord une épaisseur de temps. Pierre lui en a fait la remarque, son propre appartement en banlieue n’a pas d’âge, et quand il en aura sera-t-il encore habitable ? Sauront-ils vieillir ces lotissements, ces ZUP, ces tours des villes nouvelles, et comment s’en débarrasser ? Prends ces résidences secondaires qu’on nous fabrique à la demande, le faux rustique se bricole, vieilles pierres, poutres apparentes ou four à pain, mais va-t-en donc planter ce chêne centenaire ! C’est le défaut commun des quartiers neufs, pas d’arbres, alors qu’ici… Les deux frères s’accordent à penser qu’une bonne maison implique un mode de vie un peu archaïque, une mémoire d’habitudes et de gestes qui n’ont plus cours ailleurs mais dont les arbres sont les témoins – un endroit où l’on peut régresser. Ce retour vaut tous les voyages.

On l’effectue ici en fauchant un talus, en drainant une rigole, et particulièrement autour du feu de bois, mode archaïque de chauffage et de cuisson, objet surtout de manipulations grosses d’infinies rêveries, abattre l’arbre, le débiter,  le fendre et répartir les bûches en piles régulières, allumer sans faire fumer, tisonner, vider les cendres… Pierre y rêve chez Christophe, les pieds au feu du soir, la tête fixant le large manteau de la cheminée sur lequel Jeanne a aligné quelques bocaux, airelles, framboises, girolles ou haricots. Couvrir un toit, cueillir, planter, partir en promenade, s’habiller, mettre en conserves, fendre le bois…, toutes ces opérations supposent un accompagnement sans faille des humeurs de la météo et un moment accordé ; la ferme semble pétrie de ce temps substantiel, et elle est belle en toutes saisons, c’est une maison d’été, d’automne, d’hiver et de printemps, songe-t-il confusément les yeux aux flammes – et c’est vrai qu’à La Richardie le brouillard jouant avec la lisière des sapins vaut toutes les machines scéniques d’Engoulevent, que la pluie y est capricieuse et changeante selon qu’on traverse un bois, un pré, ou qu’un chemin grossit en torrent. D’ici on peut suivre le soleil de son lever à Pierre-sur-Haute jusqu’à son coucher derrière la chaîne des Puys, comme la nuit les mouvements de la lune et des étoiles, selon qu’on vit dehors, encyclé à la grande horloge qui accompagne la course des nuages dans leurs transformations, ou bien qu’on guette la précipitation des giboulées depuis l’étroite fenêtre qui cadre le paysage avec la précision d’une enluminure. Christophe saisit les pincettes pour rattraper une bûche, « Tu te rappelles frangin, les odeurs de La Grange quand on y arrivait la nuit ? »

Si Pierre se rappelle ! Son frère vient de prononcer le nom magique de la demeure de famille où ils passaient chaque été leurs vacances, pas loin d’ici d’ailleurs mais aujourd’hui propriété d’une tante et de ses filles. Il se revoit enfant endormi que sous un ciel piquant d’étoiles on tire de la voiture et qu’on remet à tâtons sur ses pieds en l’aidant à franchir un fossé, ou plus confusément qu’on porte sous la voûte nocturne, devant laquelle s’interpose en chemin l’ombre des sapins, des sorbiers. Le raidillon d’accès semblait long à grimper, pas encore carrossable. La lourde porte qu’on pousse en écrasant entre le vantail et le mur le lent travail des araignées ; l’odeur de renfermé, toujours la même dans la vieille demeure, qui vous prend à la gorge avec la promesse d’une large tranche de pain de seigle à la confiture et d’un bol de lait fumant, il y a des taches claires sur les tables, le premier geste du père est de remettre en marche l’électricité en actionnant le compteur, à gauche en entrant, et de tirer de l’ancienne étable une brassée de genêts qui va remplir l’énorme cheminée d’une flamme agile, d’une chaleur bondissante, une escalade de lumières jaunes et rouges qui explosent en un souffle brûlant, un torrent d’odeurs craquantes, un sursaut des étoiles aux yeux mal réveillés du garçon. Tous deux sont repartis dans le rêve, la légende des premiers temps.

Christophe venait d’acheter La Richardie, c’était deux années avant la disparition, un an avant cet été coupant qui avait précédé pour leurs parents le choix de la maison du Côteau. Des Chatoux où ils passent toutes leurs vacances, à une vingtaine de kilomètres, ils visiteront souvent Christophe sans atténuer entre eux l’échange des mots durs, des propos rageurs qui feront un pénible contraste avec la paisible entente qui domine ici. Yvette pourtant avait tout de suite aimé l’acquisition de son fils, mais la notion de maison n’avait pas entre ses parents le même sens, et l’installation du pépiniériste servira de prétexte à ranimer leurs disputes ; un jour Jeanne, excédée, les mettra à la porte.

Pierre est venu lui aussi à plusieurs reprises, il aime cette ferme, il y berce son lancinant désir d’enracinement. En ville il n’a pas comme ici la même impression d’habiter, de se sentir porté. Il idéalise bien sûr la campagne, il ne connaît pas la dureté quotidienne des choses et des gens, dont son frère va faire silencieusement l’expérience. Ce n’est pas l’universitaire qui chaque matin se lève à six heures pour préparer la pâtée du poulailler, remettre les vaches au pré et habiller les deux jumeaux, Stéphane et Sylvain, qui attendront le car du ramassage sur la route où leur mère les laisse avant d’arriver souriante au bureau de la pépinière. Pas lui qui rincera longuement chaque soir les brocs et les tuyaux de la trayeuse, les bassines et les passoires qui servent à la préparation du fromage, à l’heure où d’autres regardent la télé. Pas lui qui pansera les arbres des « variétés » dont Christophe a trouvé les troncs à moitié sciés, sans pouvoir avec certitude accuser de cette manifestation de jalousie l’un de ses voisins. Le remboursement des emprunts ne laisse pas aux occupants de La Richardie le loisir de beaucoup flâner ! Pierre voit la ferme d’un peu haut, en littéraire, il en parle avec des mots que son frère écoute avec reconnaissance car ils touchent au même fond d’enfance, aux mêmes enchantements partagés. Les sortilèges du froid sur le bac gelé, les ressources du bois, la terre qui craque et puis qui colle entre midi et quatre heures sous le pâle soleil hivernal, si léger, tiède à l’heure du café. Les bêtes qu’on rentre et qui meuglent. La sortie en tracteur à travers les chemins forestiers. L’humidité paisible des caves, le vin qui a pris le goût de la barrique et qu’on ne peut plus boire, le vol farouche des buses, la trace au matin d’un rongeur sur la neige. Les grands sapins sous leurs bonnets fourrés et leurs houppelandes de magiciens. La louche, un broc qu’on tire du bac, le poids du pain. Le ronflement du poêle, le regard des ancêtres dans leurs cadres de bois paradant devant le lit-alcôve aux draps lourds. Et pénétrant toute chose cette odeur, patine de fumée ou poussière de vieux bahut ; la cire d’abeille dont on frotte les meubles ; ou quand on monte en faisant craquer les marches, la cendre du tilleul qui poudroie à travers les planches disjointes du grenier.

Une réponse à “L’Inensevelie (4/12)”

  1. Avatar de chaland
    chaland

    Superbe passage que celui de l’univers de Christophe …

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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