Michel Tournier, in memoriam

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La mort de Michel Tournier, pour annoncée qu’elle soit (quatre-vingt onze ans) me touche, car je l’ai un peu connu au commencement de ma propre carrière d’enseignant. J’avais pris mon premier poste, professeur de philosophie au lycée Bonaparte de Toulon en septembre 1970, quand j’ai lu le prix Goncourt d’alors, Le Roi des Aulnes (qu’il obtint à l’unanimité des votants avant d’intégrer lui-même cette Académie, où Debray lui a succédé) ; je me rappelle distinctement l’impact, sur moi, sur nous (Françoise, quelques collègues et amis) de ce livre grave et mystérieux. Je connaissais le précédent, Vendredi ou les limbes du Pacifique sur lequel Gilles Deleuze (son camarade d’agrégation) avait mené grand bruit dans la revue Critique alors dirigée par Jean Piel, or je me servais de ce « roman » dans mes propres cours, c’est un livre d’accès quasi universel, très pédagogique, peut-être trop pour un roman, l’artifice du « log-book » tenu par Robinson plaçant au coeur de l’ouvrage sa traduction en langue philosophique ou en développements théoriques, prêts à l’emploi pour le professeur.

J’ai tiré plusieurs cours de Vendredi mais Le Roi des Aulnes, c’était autre chose. Beaucoup moins évident quant au fond, et traitant d’un sujet (la prédation des enfants, leur déportation) autrement épineux. Fortement chargé dès son titre d’une obscurité germanique et poétique-musicale peu propice à la bonne volonté didactique, ce qui me l’avait rendu tout de suite plus cher, plus rare que le précédent.

Il y avait alors à Toulon une « Société méditerranéenne de philosophie » présidée avec bonhommie et humour par Simon Lantiéri. Le jeune bizuth que j’étais y prononça en mai une conférence sur ce roman, qui fit je peux le dire un tabac. Je me revois écrivant mon texte, intitulé « Des métaphores à la phorie », et le postant simultanément à Critique où Piel l’inséra dans son numéro 301 de juin (mon premier article publié), et à Tournier qui me répondit de sa longue écriture penchée une lettre-fleuve de quatre pages, m’invitant à le rencontrer. Il venait d’acheter une maison « en Arles », où mijotait ce qui était en train de devenir les Rencontres de la photographie, je l’y retrouvais avec Françoise au début de l’été. Il nous entraîna dans un tour de Camargue, nous nous sommes baignés avec lui sur une de ces longues plages désertes qu’il parcourait en joggant, les jambes et tout le torse un peu raides (il n’avait pourtant que quarante-six ans), je le regardais exercer non sans grimaces ce corps de citadin un peu ankylosé en me disant qu’il manquait en effet à ce Robinson un Vendredi qui l’initie au soleil et aux bains de mer. Ou que les romans reflètent les manques et les aspirations des auteurs plutôt que leurs expériences vécues.

Je revis Tournier dans son presbytère de Choisel, une fois avec André Clavel pour recueillir de lui un entretien que nous avons publié dans la revue Silex, une ou deux fois encore ?… Il m’envoyait ses livres, aucun ne me fit un effet comparable au Roi, et je me rappelle n’avoir pas achevé sans ennui Les Météores (que Bernad Pivot portait aux nues).  Nos rencontres s’étaient espacées, pour une raison précise : Michel insistait pour prendre en photo notre petite famille, mais il fallait pour cela se mettre nu – et il aurait particulièrement aimé tirer ainsi le portrait de notre fille Pascale, alors âgée de quatre ans. Nous n’avons pas donné suite au prédateur de chair nue, et après une dernière visite au « Presbytère » je ne l’ai plus revu, vieil homme de plus en plus arthritique sous son calot de laine bleue, que le président Mitterrand visita par hélicoptère, en prenant chez lui un repas dont les journaux nous détaillèrent à l’envi le menu. Je ne partage pas les goûts littéraires de Mitterrand, non plus que ceux affichés par Pivot, Michel Tournier n’était pas pour moi l’image du « grand écrivain français » (parlez-moi d’Aragon !), mais à un moment précis de ma vie son Roi des Aules a fait irruption, et m’a ouvert la porte de la critique ou de la théorie littéraire. Si je retrouve mon article et si je parviens à le scanner, je le mettrai prochainement sur ce blog.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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