« Ne meurs pas ! »

Publié le

Izouard, été 2013

Avec Brieuc, du temps de la bulle

Depuis le mois d’août dernier, le mot cancer est entré dans ta vie, il prolifère et au fil des jours il ravage la nôtre, comment faire semblant, comment penser à autre chose ?

Après les soins douloureux de la cémentoplastie, et les états délirants où t’avait à l’automne entraînée la morphine, nous traversions une zone plus calme, tu te confiais au « régime Cétogène » du professeur Schwartz, avec l’appui de cette association qui te prodiguait sur le mail ses témoignages rassurants : coupez les sucres, tous les sucres dont se nourrissent les métastases osseuses, et vous étoufferez ainsi en vous le cancer. Cela semblait marcher, d’ailleurs tu marchais : à Noël au cours de ces jours radieux, tu as fait plusieurs randonnées autour du chalet perché de Briançon, et c’est même toi qui (à ton habitude) nous a entraînés plusieurs fois jusqu’au col des Barteaux…

Tu ne voulais pas d’une « chimio », d’ailleurs on ne te la proposait pas, ton cancer classé CUP, de provenance inconnue malgré tous les examens pratiqués, ne permettait pas de cibler les soins avec précision et cela exposerait trop d’organes à sa mitraille… Nous collectionnons depuis août les images intérieures de toi, pas les riantes photos de vacances mais l’imagerie médicale, ces bizarres clichés noirs et blancs (comme on dit des vieux films) qui laissent si peu à comprendre et en marge desquels les médecins rédigent à l’intention de leurs confrères des commentaires à peine plus déchiffrables. Les cabinets de radiologie sont ainsi peuplés de sihouettes tremblantes, qui en ressortent en serrant contre elles les précieux clichés que les patients ne savent lire ; ils emportent pour les enfouir chez eux ces palimpsestes des souffrances intimes où d’autres sauront mieux voir, grimoires de papier ou talismans de celluloïd dressés par des thaumaturges-nécromants pour barrer la route aux fatales cellules…

Trop d’exemples autour de nous attestent des ravages de la chimiothérapie, qui n’a fait que retarder de quelques mois la marche vers la mort des corps claudicants. « Je n’en veux pas, je repousse tout acharnement, là-dessus je suis romaine ! » as-tu clamé fermement au visage de l’oncologue qui te présentait mardi d’une voix douce les termes du choix. Hélas il faut maintenant en rabattre ! Et adopter un profil moins fier. Dans tes cellules le mal flambe, le régime du bon sorcier Schwartz n’a rien empêché et le dernier scan, découvert avant-hier, semble sonner le tocsin, les métastases un peu partout sont montées à l’assaut de ta colonne, du bassin, des fémurs, à qui le tour ? Le cancer prend ses aises et te grignote à belles dents. Déjà tu cries de douleur en passant ta main sur tes côtes, déjà tu commences à boîter… Et après, et bientôt ?

Ne meurs pas ! Je lance cette phrase dérisoire aux arbres, aux nuages, à mes images de notre vie à nous en essayant de faire devant toi bon visage, en te voyant toujours comme aux premières fois. La première fois, c’était il y aura justement cinquante ans le 5 février prochain, dans cette cave transformée en  salle de réunion pour une soirée dansante, un « bal Zellidja » de l’hiver 1966, et où je me promettais ces jours-ci de t’entraîner pour y fêter notre anniversaire, car ce lieu existe toujours à l’état de petit restaurant, place du Marché Sainte-Catherine où je ne passe jamais sans émotion. Il n’y aura ni là ni ailleurs de souper pour nous ce soir-là, les aliments ne passent plus et les repas te sont devenus un supplice, tu perds du poids, tu te bats pour ne pas descendre trop bas mais tout ce que je vois de ton corps, de ton rayon d’activité si réduite me fait peur, le travail de la maladie est indéniable, c’est chaque jour un peu de ta personne qui s’en va.

Je vois avec impuissance notre monde rétrécir, se recroqueviller et s’enrouler sur lui-même, nous énumérons désormais ce que nous ne pourrons plus faire ensemble, les voyages, les projets auxquels il faut renoncer, et après ? Y aura-t-il un monde pour moi privé de toi, sans ce nouage de nous ou cette bulle où nous habitions sans y penser et qui va se trouver de toute part attaquée, exposée aux rayons, aux liquides transfusés porteurs en même temps de vie et de mort ?

Tu avais supplié Brieuc de ne pas faire d’imprudence en montagne, « s’il t’arrivait malheur je n’y survivrai pas… » Nous ne saurons jamais s’il s’est montré imprudent mais cela va faire deux ans le 31 janvier que notre fils est mort, emporté par une avalanche, et que de ce malheur tu ne te remets pas. L’hypothèse que ton cancer est une réplique à cette avalanche semble probable, le mort t’attire, tu ne sais pas lui résister, tu voudrais le rejoindre. Et pourtant s’il pouvait te parler lui aussi te crierais « Ne meurs pas », occupe-toi de Mathilde, de la petite Alice, ne prive pas le monde de ta présence si belle, si nécessaire à tous, ne meurs pas je t’en supplie ne meurs pas…

izouartd noël

14 réponses à “« Ne meurs pas ! »”

  1. Avatar de cc
    cc

    si les mots pouvaient soulever cette chappe de silence qui a recouvert la vie

  2. Avatar de Elisabeth H
    Elisabeth H

    Emotion et larmes en vous lisant Monsieur Bougnoux, le corps devient une proie facile après la disparition d’un enfant, c’est un véritable combat au quotidien ! Une envie aussi de souffler à votre épouse, cette prière en union avec vous : « ne meure pas ! ».Je vous souhaite de trouver des instants de lumière dans cette grande obscurité.

  3. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    A 17 heures, aujourd’hui, il fait déjà sombre : ciel bas d’hiver.
    Dans quelques minutes, je réchaufferai mon regard avec les flammes tremblotantes de quelques bougies. En suppliant la minute qui passe d’apporter un peu de répit à  » votre Françoise aimée »…

  4. Avatar de Milly
    Milly

    Par la pensée très près de vous et de votre combat. Beaucoup de douleur avant l’apaisement peut-être. Où le trouver? …dans le refuge des souvenirs? dans l’émotion partagée avec tous ceux qui savent ouvrir leur coeur? dans la foi? Nous cherchons tous…
    Milly

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Peut-être, Milly, dans une relation d’amour plus intense avec Françoise depuis qu’elle est devenue si faible et vulnérable. Il est étrange de découvrir à quel point la maladie nous rapproche, ou, comme dit Hölderlin, que « là où croît le danger croît aussi ce qui sauve »… J’ai d’abord connu cette phrase par Edgar Morin, sans me douter qu’elle s’appliquerait un jour à la situation que nous traversons.

  5. Avatar de Milly
    Milly

    Nous savons bien que toute relation d’amour profond et sincère nous transforme, nous élève, nous permet d’éprouver ces confins de l’être et de l’intime où se côtoient joie et souffrance, fragilité et force. Tout cela vous habite et tracera votre chemin.
    Milly, émue, comme tous vos lecteurs.

  6. Avatar de Catherine Prade
    Catherine Prade

    Pourquoi une nouvelle fois devoir parler de compassion à votre sujet? La vie si belle est si cruelle!!! Je vous embrasse! Catherine

  7. Avatar de carrez caude
    carrez caude

    Les techniques d’aujourd’hui (numérique, internet, réseaux sociaux que tu connais bien mon cher Daniel) révéleraient-elles ainsi, dans ces moments pénibles, notre “impuissance partagée” ? Je crois surtout que, par les mots, tu rends un émouvant et remarquable hommage à ton épouse. Les mots transcendent TOUT en avouant, eux aussi et malgré tout, leur incapacité à réduire définitivement la souffrance en miettes. Mais, paradoxalement (et pourtant on le sait depuis longtemps) le malheur, le drame, la douleur, le handicap sont autant d’“ingrédients” (j’ose le mot) qui nous révèlent à nous-mêmes. Mises à part les situations où on a envie de tout laisser tomber (et elles sont fréquentes et irrésistibles), fréquemment, ces malheurs nous renforcent et nous font découvrir des talents bien cachés jusque là en nous-même. L’être humain, dans ses moments de fragilité, fait montre, individuellement et collectivement; de noblesse et de dignité. À chaque fois j’en reste surpris, stupéfait, ému et presque heureux. Merci de ton blog qui me le confirme grâce à ton texte splendide et.. si simple. De tout cœur… Claude

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      J’aimerais tellement ne jamais avoir eu à parler ainsi de Françoise, de Brieuc sur ce blog !… Et pourtant, oui en effet j’en ai ressenti l’impérieuse nécessité, et seule cette écriture soulage un peu, ou donne un semblant de direction dans ces moments de grande désorientation. L’écriture contre le chagrin, la poisse, l’angoisse qui submergent. Le blog apporte un curieux sentiment de partage, donc d’allègement – ta réaction, Claude, en témoigne…

  8. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Et le dire avec Aragon

    Ne t’en va pas mon cœur ma vie
    Sans toi le ciel perd ses couleurs
    Désert des champs jardins sans fleurs
    Ne t’en va pas
    Ne t’en va pas où va le vent
    Sans toi tous les oiseaux s’envolent
    Et toutes les nuits sont des folles
    Ne t’en va pas
    Ne t’en va pas où se perd l’eau
    /…/
    Ma chère force et ma faiblesse
    Ne t’en va pas

    Œuvres poétiques complètes, Livre 1
    Bibliothèque de la Pléiade

  9. Avatar de Langlais Jean-Yves
    Langlais Jean-Yves

    Cher Daniel, ce n’est pas un commentaire. Le blog s’ouvre en écrivant ton nom et je me retrouve face aux reliefs de ta vie formés par ce qui disparait.
    Si tu es toujours dans le Marais, voyons-nous et déjeunons.

  10. Avatar de ballon karine
    ballon karine

    Cher Daniel Bougnoux, nous venons d’échanger tout à l’heure sur votre ouvrage à paraitre, sur ce projet de vous inviter en Avril. Après vous avoir beaucoup « catalogué » à l’opc, je me mets en recherche d’information sur votre point de vue sur Shakespeare…Et puis, je découvre votre blog, et cet article. Que dire ? oui, le cancer est partout. Ils nous prend les meilleurs, les jeunes, les moins jeunes, année après année. Une hécatombe, un assassinat. Cet été encore notre bien aimée Catherine Pouyet, qui fut notre superbe directrice du réseau de lecture publique, aux obsèques de qui je vous ai aperçu. Ma devise est provocatrice  » en 2016, fuck le cancer « .. mais moi ça va bien, je n’ai pour l’instant plus personne sur ma  » liste d’attente personnelle ». Jusqu’à quand ? je lis que votre monde s’écroule avec la maladie , ce mal à dire, de votre épouse. j’entends le timbre clair et courtois de votre voix tout à l’heure . Insoupçonnable malheur. Je me dis que vous êtes une sacrée personne. Ce sera un plaisir de mener ce projet pour le printemps de la Villeneuve. Prenez soin de vous, prenez soin d’elle. Et profitez, profitez ensemble . La vie est dans les espaces les plus insoupçonnables. Quoi qu’il arrive et jusqu’au bout. Avec mes respectueuses pensées Bien à vous Karine

  11. Avatar de ballon karine
    ballon karine

    Bonjour Daniel, aujourd’hui, 14 fevrier, st valentin, j’ai invité mes amis fb à partager une chanson ou quelque chose pour ceux que nous avons aimés et perdust. François Deschamps nous a fait ce cadeau. je le partage avec vous. bon dimanche kb
    http://fr.calameo.com/read/001433389d817969bf3ea

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      J’ai croisé il y a bien longtemps François Deschamps, le frère de Jérôme – habite-t-il toujours la Villeneuve ? Participera-t-il à la rencontre du 30 avril ? Merci Karine de cette pensée fidèle…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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