Avec Brieuc, du temps de la bulle
Depuis le mois d’août dernier, le mot cancer est entré dans ta vie, il prolifère et au fil des jours il ravage la nôtre, comment faire semblant, comment penser à autre chose ?
Après les soins douloureux de la cémentoplastie, et les états délirants où t’avait à l’automne entraînée la morphine, nous traversions une zone plus calme, tu te confiais au « régime Cétogène » du professeur Schwartz, avec l’appui de cette association qui te prodiguait sur le mail ses témoignages rassurants : coupez les sucres, tous les sucres dont se nourrissent les métastases osseuses, et vous étoufferez ainsi en vous le cancer. Cela semblait marcher, d’ailleurs tu marchais : à Noël au cours de ces jours radieux, tu as fait plusieurs randonnées autour du chalet perché de Briançon, et c’est même toi qui (à ton habitude) nous a entraînés plusieurs fois jusqu’au col des Barteaux…
Tu ne voulais pas d’une « chimio », d’ailleurs on ne te la proposait pas, ton cancer classé CUP, de provenance inconnue malgré tous les examens pratiqués, ne permettait pas de cibler les soins avec précision et cela exposerait trop d’organes à sa mitraille… Nous collectionnons depuis août les images intérieures de toi, pas les riantes photos de vacances mais l’imagerie médicale, ces bizarres clichés noirs et blancs (comme on dit des vieux films) qui laissent si peu à comprendre et en marge desquels les médecins rédigent à l’intention de leurs confrères des commentaires à peine plus déchiffrables. Les cabinets de radiologie sont ainsi peuplés de sihouettes tremblantes, qui en ressortent en serrant contre elles les précieux clichés que les patients ne savent lire ; ils emportent pour les enfouir chez eux ces palimpsestes des souffrances intimes où d’autres sauront mieux voir, grimoires de papier ou talismans de celluloïd dressés par des thaumaturges-nécromants pour barrer la route aux fatales cellules…
Trop d’exemples autour de nous attestent des ravages de la chimiothérapie, qui n’a fait que retarder de quelques mois la marche vers la mort des corps claudicants. « Je n’en veux pas, je repousse tout acharnement, là-dessus je suis romaine ! » as-tu clamé fermement au visage de l’oncologue qui te présentait mardi d’une voix douce les termes du choix. Hélas il faut maintenant en rabattre ! Et adopter un profil moins fier. Dans tes cellules le mal flambe, le régime du bon sorcier Schwartz n’a rien empêché et le dernier scan, découvert avant-hier, semble sonner le tocsin, les métastases un peu partout sont montées à l’assaut de ta colonne, du bassin, des fémurs, à qui le tour ? Le cancer prend ses aises et te grignote à belles dents. Déjà tu cries de douleur en passant ta main sur tes côtes, déjà tu commences à boîter… Et après, et bientôt ?
Ne meurs pas ! Je lance cette phrase dérisoire aux arbres, aux nuages, à mes images de notre vie à nous en essayant de faire devant toi bon visage, en te voyant toujours comme aux premières fois. La première fois, c’était il y aura justement cinquante ans le 5 février prochain, dans cette cave transformée en salle de réunion pour une soirée dansante, un « bal Zellidja » de l’hiver 1966, et où je me promettais ces jours-ci de t’entraîner pour y fêter notre anniversaire, car ce lieu existe toujours à l’état de petit restaurant, place du Marché Sainte-Catherine où je ne passe jamais sans émotion. Il n’y aura ni là ni ailleurs de souper pour nous ce soir-là, les aliments ne passent plus et les repas te sont devenus un supplice, tu perds du poids, tu te bats pour ne pas descendre trop bas mais tout ce que je vois de ton corps, de ton rayon d’activité si réduite me fait peur, le travail de la maladie est indéniable, c’est chaque jour un peu de ta personne qui s’en va.
Je vois avec impuissance notre monde rétrécir, se recroqueviller et s’enrouler sur lui-même, nous énumérons désormais ce que nous ne pourrons plus faire ensemble, les voyages, les projets auxquels il faut renoncer, et après ? Y aura-t-il un monde pour moi privé de toi, sans ce nouage de nous ou cette bulle où nous habitions sans y penser et qui va se trouver de toute part attaquée, exposée aux rayons, aux liquides transfusés porteurs en même temps de vie et de mort ?
Tu avais supplié Brieuc de ne pas faire d’imprudence en montagne, « s’il t’arrivait malheur je n’y survivrai pas… » Nous ne saurons jamais s’il s’est montré imprudent mais cela va faire deux ans le 31 janvier que notre fils est mort, emporté par une avalanche, et que de ce malheur tu ne te remets pas. L’hypothèse que ton cancer est une réplique à cette avalanche semble probable, le mort t’attire, tu ne sais pas lui résister, tu voudrais le rejoindre. Et pourtant s’il pouvait te parler lui aussi te crierais « Ne meurs pas », occupe-toi de Mathilde, de la petite Alice, ne prive pas le monde de ta présence si belle, si nécessaire à tous, ne meurs pas je t’en supplie ne meurs pas…
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