VII
« Nom, prénoms, A, R, G, I, M, B, E, A, U ? Excusez-moi, je l’ai pourtant écrit tout-à-l’heure ici, attendez…
– G-I-M-B / A-U-L-T, coupe Pierre qui a l’habitude, et trouve mnémotechnique de ponctuer l’orthographe.
– Date et lieu de naissance ?… Le 24 décembre tiens, comme le petit Jésus ! Profession… Adresse actuelle – allons bon ! »
Le ruban de la grosse Remington Propriété de l’Etat n’arrête pas de sauter, il faut changer de machine et le temps d’en sortir une du service voisin, mieux vaut s’armer de patience. L’inspecteur essaie d’y réintroduire la liasse entamée, mais avec tous ces carbones ça ne se superpose plus. « Alors recommençons, nom, prénoms… Quel jour êtes-vous arrivé chez votre père ?
– Samedi soir. J’étais sans nouvelles et je voulais me rendre compte.
– Qui se trouvait alors dans la maison ?
– Mon frère Christophe, Elisabeth la filleule de ma mère et son fils Olivier, mon père, moi. Je les ai quittés dimanche matin pour rendre visite à ma grand-mère.
– JE SUIS ARRIVE SAMEDI SOIR ET REPARTI DIMANCHE MATIN. Vous n’avez rien remarqué de particulier à ce moment-là, n’est-ce pas ? TOUT M’A PARU NORMAL. Et c’est seulement le soir du dimanche qu’on vous a rappelé. Qui a trouvé votre mère ?
– Mon frère Christophe, vous venez d’enregistrer sa déposition.
– Quelle heure était-il quand vous-même avez pénétré sur les lieux ?
– Cinq heures trente, il faisait encore jour.
– Vous en êtes sûr ? Votre frère a dit LA DECOUVERTE A EU LIEU A SIX HEURES, et vous n’êtes arrivé qu’après. Pour vous il devait être approximativement six heures trente.
– Très approximativement !
– IL ETAIT ENVIRON SIX HEURES TRENTE. Décrivez-moi les lieux, comment monte-t-on au grenier ?
– Il y a un premier escalier extérieur, qui conduit de la cour du garage au premier étage. Là, une porte donnant sur un palier, ce palier commande l’accès à la chambre du premier, et par un escalier mobile qui monte à une trappe, l’accès au grenier. La chose à souligner, c’est que cette échelle ne se remonte pas d’en haut ; si vous voulez, ma mère l’a laissée installée derrière elle, la trappe est restée ouverte et pendant tout ce temps n’importe qui pouvait très facilement accéder au grenier. C’est ce qu’a fait mon frère lors de son passage.
– Je vois. Et là-haut, qu’y avait-il habituellement ?
– C’était un petit grenier réservé aux jouets, qui aurait pu servir de salle de jeux les jours de mauvais temps. Si nous étions venus avec nos enfants, ils auraient certainement demandé à y monter dès le premier jour, ou j’aurais moi-même pu leur proposer une séance de guignol – j’aime mieux ne pas l’imaginer.
– Le corps était-il bien caché ?
– Derrière le mur des jouets qu’elle avait disposé dans ce but, mais ses pieds dépassaient, on les voyait de l’entrée, tout raides, on aurait dit les poignées d’un brancard.
– Vous saviez que votre mère avait tenté deux fois de se suicider ?
– Oui, une fois en 59 il me semble, et une autre en 78.
– Ah non, ici je vois marqué que c’était en 79.
– Alors, mettez 79. La première fois nous ne l’avons pas su, je ne l’ai appris que tout récemment. La seconde, eh bien on n’a pas pris la chose très au sérieux.
– C’est vous qui avez décidé de remuer le corps ?
– Mon père et moi, oui. J’ai pensé qu’elle était restée là-haut assez longtemps comme ça.
– J’AI PRIS LA DECISION DE REMUER LE CORPS. Et ce corps, comment était-il au moment où vous l’avez vu ?
– Le bras droit et la tête rejetés en arrière, avec pas mal de désordre autour. J’ai été frappé par l’impression générale de froid.
– … IL ETAIT FROID. Et c’est vous qui l’avez descendu dans le garage ? Ça, vous n’auriez jamais dû le faire avant qu’on arrive. JE L’AI PORTE DANS LE GARAGE. Il y a eu pas mal d’irrégularités dans cette affaire… Y compris avec la voiture, ce matin. Maintenant j’ai une question plus délicate à vous poser, vous me répondrez par une appréciation personnelle – voici : est-ce que vos parents formaient un couple uni ?
– En toute franchise, je ne crois pas. D’ailleurs, ce suicide –
– Ce n’est pas ce que je vous demande, prenons la chose autrement : vous pensez qu’il s’agit vraiment d’un suicide, n’est-ce pas ?
– Sans l’ombre d’un doute.
– C’est bien ce que je me disais. D’ailleurs votre père est catholique pratiquant. Votre mère n’allait plus à l’église, m’a-t-il dit ? Dommage, ça l’aurait peut-être retenue de faire cette bêtise. Enfin, on ne sait jamais. Tenez, relisez-vous et signez ici ».
L’affaire était-elle déjà close par non-lieu ? On le dirait. Pierre est légèrement déçu, il s’attendait à un interrogatoire plus serré. L’inspecteur n’a pris ses réponses que pour la bonne forme, il les dictait lui-même d’avance dans les questions qu’il lui posait ; il est vrai que Pierre s’est présenté le dernier, qu’en ce qui concerne la police le suicide d’Yvette Argimbault est chose établie, et dans ces conditions l’enquête s’arrête là. La justice n’a à connaître que des faits, pas des états d’âme. L’action de la police ne dépasse pas un certain rayon, et la responsabilité juridique ne concerne pas la morale, même si cette dernière obsède Pierre. Il y a au fond de chacun des crimes que l’institution judiciaire ne songera jamais à lui reprocher ; Jean-Louis est-il innocent de la mort d’Yvette ? L’inspecteur ne demande pas jusqu’à quel point ces deux-là s’entendaient, question psychologique insoluble, mais si leur mésentente prévisible, banale, aurait pu pousser le mari à supprimer sa femme. Tant qu’un couple ne se tire pas des balles, il est présumé uni auprès du commissariat. Il ne l’a pas froidement assassinée ? C’est tout ce qu’on voulait savoir, signez ici, merci.
Pierre apprendra plus tard combien ce doute, qui l’effleura lui-même au temps de la disparition, fut pour d’autres insistant, obsédant. Théo, du village des Chatoux, le leur dira crûment, « Sais-tu qu’ici on a tous pensé qu’il l’avait fait disparaître ? Et sa sœur Juliette aussi l’a pensé. Oh je l’ai eu craint longtemps, pas pour lui, ça non, mais pour vous les enfants… Parce que dans une famille vois-tu bien, et j’en ai connu l’exemple, crois-moi qu’il n’y a rien de pire pour faire du vilain ! ».
*
Quand Jean-Louis rentre de son cabinet lundi soir, sa transformation frappe ses enfants, leur père a regagné un moral élevé. Pourquoi, pourquoi a-t-elle fait ça ?, la question d’hier ne sera plus posée, il a trouvé la réponse et l’expose méthodiquement, elle se résume en deux phrases : premièrement, Yvette avait tout pour être heureuse, et ce thème appuyé d’exemples fait l’objet d’un long développement. Loisirs, voyages, situation matérielle stabilisée, bonne santé, maison confortable etc., rien, vraiment rien et il a beau s’interroger, se « retourner les méninges », ne peut expliquer son geste. Au contraire, en ces tout derniers jours de septembre, jamais ils n’avaient été mieux ensemble. Donc, deuxièmement et c’est pénible à dire mais enfin ayons le courage de regarder la chose en face, c’est dans sa nature même, dans sa psychologie bizarre et tourmentée que réside l’explication, leur mère était un peu folle. Enfin folle, n’exagérons rien, mais dérangée voilà, imprévisible, il y a longtemps qu’il l’avait remarqué, d’ailleurs il n’a pas fait pour rien sa médecine, il est même titulaire d’un certificat de psychiatrie, enfin passons. Mais les enfants doivent savoir à ce sujet qu’il existe dans sa famille à elle une hérédité, oui un gène… il s’est renseigné, on pense que celui-ci touche environ cinq pour cent de la population… et que déjà la tante de votre mère, la sœur de Marie-Louise, vous l’ignoriez n’est-ce pas ? C’est normal, on n’avait pas de raison de le crier sur les toits, il n’y avait pas de quoi pavoiser… Bref tante Jeanne n’était pas morte accidentellement comme on l’a prétendu, alors qu’elle était enceinte de son premier enfant, non, elle s’était jetée par la fenêtre ! Et comme sur sa tombe, deux mois plus tard, son mari désespéré est venu se tuer d’un coup de pistolet, en plein cimetière de Fontainebleau, ça a fait trois morts en comptant le bébé. Votre mère n’en parlait jamais mais vous savez, elle y pensait. Elle pensait beaucoup à la mort, elle avait un goût bizarre pour ces choses-là. Bon n’en parlons plus, c’est comme ça, on plaint ceux qui s’en vont mais on ferait mieux de penser aux vivants, elle maintenant elle est bien tranquille tandis que lui… Cette maison par exemple, il va falloir qu’il s’organise, s’ils veulent y recevoir de la famille pour la cérémonie, eh bien elle a besoin d’un sacré coup de torchon, et ce n’est pas lui qui peut le donner. Ça aussi, il faut y penser. Alors s’il demandait à Macha de prendre en mains la direction des opérations, avec la femme de ménage du cabinet plus Angèle qui vient ici chaque matin, il paierait leurs heures, une journée entière ne serait pas de trop. Il s’est occupé aussi de la préparation des funérailles. A Blégis il y a deux cimetières, celui de la ville nord ne paye pas de mine tandis qu’à Tancreville, qui dépend maintenant de la paroisse de Sainte-Eulalie depuis qu’ils ont fermé l’église du village, où Pépé d’ailleurs repose déjà, les tombes ont une autre allure, c’est resté très rural avec la forêt autour, de beaux arbres, ce serait bien le diable si avec les relations qu’il a on ne pouvait pas changer de zone pour ouvrir une tombe… plus chère qu’ici d’ailleurs, enfin il ne sait pas ce que les enfants en pensent, il doit se rendre demain sur l’emplacement de la concession, c’est plus cher mais c’est mieux. Autre chose, les faire-part, il a rédigé deux textes différents qu’il soumet à leur conseil de famille, et il y a aussi celui de l’annonce à passer dans le journal…
Ils durent ensuite choisir le menu des funérailles parmi les propositions de différents traiteurs, dans l’un ils avaient un œuf en gelée avant la viande froide mais ils ne comptent pas le café alors que pour cinq francs de différence dans l’autre… Arrêter la liste des convives et là, ça n’allait pas sans supputations, allait-on inviter les beaux-parents des enfants ? Parce que dans ce cas il y avait aussi les parrains et marraines, et quant aux amis qui viendraient à la cérémonie, allait-on les retenir ensuite à la maison, non n’est-ce pas, de toute façon ne viendra ici que la famille qui se sera rendue au cimetière, ce qui fait si tout le monde se déplace, voyons, comme à part Mémé, Colette et ses deux filles, mais viendront-elles de Fontainebleau, la branche maternelle est éteinte et puisqu’il ne reste de famille que de mon côté…, vingt-six personnes sans compter les enfants, mais à part Olivier il vaut mieux que ceux-ci restent avec leurs mères, qu’est-ce qu’ils viendraient faire ici un jour pareil, je vous le demande.
L’ennui pour réfléchir à tout ça, c’était le téléphone qui l’appelait sans relâche. Il y reprenait le même récit, maintenant rodé, « oui, ici même dans le grenier, vous auriez imaginé une chose pareille ? ». Bon, il y a encore la question des fleurs mais les enfants s’en chargeront demain et partageront avec Mémé, juste un dessus de cercueil n’est-ce pas ? Des fleurs simples, pas trop rigides elle n’aurait pas aimé, un fond de mimosa par exemple et puis un semis comme un pré, des marguerites, quelques iris pour mettre du bleu, enfin vous verrez. Et pour le choix du cercueil, il a ici les tarifs, il décidera demain sur place. Maintenant essayons de chiffrer le total, vingt-six repas à cinquante-cinq francs plus le vin, je compte une bouteille pour trois ou quatre personnes ? La conclusion c’est qu’il ne sait pas comment payer tout ça. « Si tu veux, lance Christophe que la soirée semble exaspérer, on t’avancera la somme pour la tombe. » Pierre en a assez écouté lui aussi, il regagne l’annexe accablé et furieux. « Tu as entendu ça ? demande Christophe en le rejoignant, l’allusion à Macha était assez claire, il l’installera ici dès qu’on aura le dos tourné. Et si tu veux mon avis, le remariage ne va pas traîner. »
Non, les deux frères ne sont pas disposés à supporter cette assurance retrouvée. Christophe bouillonne d’indignation, son oraison funèbre il y avait de quoi se flinguer, vraiment ce soir on la comprend ! Allons il n’y a pas que le deuil de leur mère à porter, le père s’est sacrément éloigné, c’est terrible de voir à quel point pour lui ça n’est pas terrible… Dans l’annexe entre eux, le nom de Jean-Louis commence à puer.
*
« Non, ce n’est pas possible, ah mon pauvre petit chou ! » Mademoiselle Hetzel, son ancien professeur de piano, n’en revient pas. Sincèrement affectée car elle estimait fort Madame Argimbault, elle grille aussi de curiosité. Pour elle, Pierre aura toujours quinze-seize ans, l’âge de jouer L’Invitation à la valse de Carl-Maria von Weber ou La Danse macabre, arrangement d’après Camille Saint-Saens, dans les salons du grand hôtel Sully où elle produisait chaque année ses élèves en audition. « Mon Dieu, comme elle a dû souffrir pour en arriver là… », conclut-elle en réponse à son récit. Puis, comme frappée d’une inspiration, « Mais dites-moi, ne serait-ce pas cette femme par hasard qui… ? », désignant la rue où donne presque en face le cabinet paternel. Elle n’achève pas mais ses mains de pianiste font le geste de pousser quelqu’un au trou, et son visage subitement froncé affirme péremptoirement l’hypothèse.
« – Non Mademoiselle, Maman s’est tuée toute seule, on n’a pas eu besoin de l’aider. » Elle hoche la tête en femme qui sait à quoi s’en tenir. « Mademoiselle (Pierre hausse toujours plus fort la voix car elle est devenue très sourde), Mademoiselle je suis venu vous demander de jouer quelque chose à l’enterrement, vendredi prochain. » Il a cru comprendre qu’elle n’était plus très en selle à l’orgue de Saint-Pancrasse, où l’archiprêtre a changé, on prétend qu’elle n’entend pas toujours la chorale attaquer ou finir, et que son accompagnement dans ces conditions… « Ah mais bien entendu mon petit chou, ah bien ça alors si ce n’était pas moi qui jouait pour votre maman, pensez donc ! Dites-moi, qu’est-ce que je vais lui mettre, du Mendelssohn ? Vous savez, il n’y a pas que La Marche nuptiale, il a écrit de très belles choses pour la messe des morts. Ou du Schubert peut-être ? Oh et puis non, pour votre maman il faut du Bach. Parce que Bach on y revient toujours, au fond il n’y a rien de mieux vous ne croyez pas ? »
Chère Mademoiselle, comme vous n’avez pas changé ! Pierre a l’illusion qu’il peut toujours s’asseoir ici, au piano où vous lui tapotiez les mains avant de commencer, y prendre sa leçon les yeux rivés sur la partition balafrée à coups de grands traits rouges, puis au moment de repartir choisir, dans le coffret d’albâtre posé sur la cheminée du salon, un caramel avant de vous embrasser, ce qui désajustait de votre haute coiffure une épingle que vous reteniez précipitamment en lui ouvrant la porte du palier.
Il a traîné en ville, il fait si délicatement beau… Flâné méditativement de boutique en boutique, s’arrêtant pour acheter une cravate noire chez Maurice Afflelou qui l’a fait prestement passer dans l’appartement du dessus pour causer. Il a poussé la lourde porte de Saint-Pancrasse, reconnu les lieux de la cérémonie. Que de souvenirs accumulés sous ces voûtes, quel zèle il apportait ici à ses génuflexions d’enfant de chœur ! Il a beau avoir perdu la foi comme on dit, le premier des fils et au grand scandale de Jean-Louis, cela n’ôte rien à la poétique de cette nef, à ses décors intimidants ou naïfs, au théâtre lent de ses messes. Comment notamment ne pas être sensible, et comme prêt à croire, au contraste délicieux qu’oppose le calme de ces lieux à l’agitation désordonnée du dehors ? On n’a pas besoin de vouloir prier pour entrer, il suffit d’être fatigué de sa promenade, en veine de contemplation ou de réminiscences. Chaque cité offre ainsi, au cœur d’un commerce bruyant, une rafraîchissante piscine parfumée aux essences délicates de l’encens, de la cire et des fleurs, où l’on ne parle qu’à soi-même, avec pour seul accompagnement la modulation parfois d’un orgue qui répète en sourdine, ou le trottinement d’une dévote dans la pénombre des allées et le bruit de sa piécette dans un tronc. Passant rêveur, Pierre sait bien ce qu’il retarde, il retrouvera ce soir sa femme et ses enfants, il faut qu’il prenne pour cela un train en début d’après-midi mais qu’avant de partir il pose au père, au nom des enfants, leur unique condition touchant l’enterrement. Il vient ici faire provision de calme avant le prévisible grabuge.
Tout le monde arrive en retard pour le déjeuner. « Avec toutes ces formalités à régler, je n’ai pas arrêté de courir, ouf mes enfants ! ce petit kirr va nous faire du bien… » Le soleil chauffe doucement le séjour, ses frères l’interrogent du regard, Pierre laisse passer encore une minute, le nez dans son verre, gorge serrée.
« A propos Papa, nous avons pris une décision concernant la cérémonie, nous te demandons que Mademoiselle Guénégaud n’y assiste pas.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne comprends pas pourquoi tu me parles de Macha maintenant, ça par exemple, explique-toi !
– Ecoute, cesse de nous prendre pour des enfants, il y a vingt ans que nous vivons dans cet étouffant mensonge, aujourd’hui ça suffit ! Nous savons parfaitement qu’à l’heure où Maman s’est tuée, tu étais avec Macha, il n’est donc pas question qu’elle ni sa mère mettent les pieds à l’enterrement, nous ne le supporterons pas, tu peux demander aux autres, nous sommes tous d’accord ».
Il s’est levé assez pâle, c’est à lui de chercher ses mots.
« Alors là mes enfants, dans l’état où je suis, rien ne pouvait me faire plus de mal, vous m’achevez, c’est… c’est un véritable coup de poignard dans le dos ! Parce que ce jour-là vous ne voulez pas me voir entouré des gens que j’aime bien, hein c’est ça ? Des gens auprès desquels j’ai trouvé un peu d’affection ? C’est monstrueux, c’est – Macha viendra ! »
Il s’est cabré au quart de tour, frémissant de colère, il écume, il rue. La bagarre rend à Pierre tout son calme, on a deux mots à lui dire, il l’aura voulu.
« Dans ce cas, nous les enfants nous n’assisterons pas à la messe, tu as le choix.
– Je m’en fous, je préfère la présence de Macha à la vôtre !
– Non mais, tu imagines l’énormité du scandale ? Crois-tu que les gens ne vont pas se poser des questions ? Et nous, depuis qu’on est montés au grenier, tu crois qu’on ne s’en pose pas non plus ? Qu’on va te laisser raconter comme tu le fais qu’elle avait tout pour être heureuse mais que dommage elle était folle ? Ça ne te semble pas un peu court comme explication ? Maman a laissé une lettre où elle parle de l’impossibilité de communiquer, tu ne vois pas que ton attitude en ce moment confirme exactement ce qui la faisait souffrir ? Qu’avec toi il n’y a jamais moyen de parler ? Tu ne vois pas quelle lumière les conditions de cette mort jettent sur sa vie ? Et de l’avoir laissée pourrir cinquante-quatre jours là-haut, parce que tu ne l’as pas cherchée, parce que cette disparition t’arrangeait, ça ne te gêne pas davantage ? »
Pierre pourrait continuer, les phrases longtemps contenues claquent d’elles-mêmes en tir rapproché, il se voit en boxeur triomphant dont l’adversaire plie dans les cordes, tandis qu’en sautillant sur place il lui ferme toutes les issues, il pourrait d’un dernier crochet l’envoyer rouler au tapis dans les hurlements déchaînés de la foule. Son combat n’a rien d’héroïque, toutes les forces sont de son côté, les mots précis et décapants, la bouche ouverte de la morte, leur long mutisme d’enfants, la cellule familiale qui refait bloc autour de lui. Jean-Louis sent-il combien la lutte est inégale, et que sur ce terrain il ne peut jouer que perdant ? Pourquoi ne désarme-t-il pas en leur redonnant un père ? Il est trop tôt encore, il repart à l’attaque tête baissée :
« Alors c’est trop facile vraiment, s’il suffit pour avoir raison de se tuer en laissant un mot, moi aussi je pourrais le faire ! Peut-être que je suis con, parce que je ne sais pas faire de belles phrases, tu en profites avec ton éloquence pour jouer les justiciers –
– Ecoute Papa, il n’y a pas de justicier ici et je ne t’accuse pas de la mort de Maman. J’ai connu moi aussi la dureté de son caractère, j’en ai souffert comme toi, et si tu as pu te rattraper avec Marie-Charlotte, trouver de l’affection auprès d’elle, j’en suis sincèrement heureux pour elle comme pour toi, nous n’avons jamais eu à nous plaindre d’elle, et ce n’est pas contre elle que nous te faisons cette demande. C’est uniquement par égard pour la mémoire de Maman, laisse passer la cérémonie sans Macha, et après tu feras avec elle ce que tu voudras, ça ne nous regarde plus.
– …mais tes discours ne m’ont jamais impressionné tu m’entends, espèce de phraseur, vous êtes des salauds, voilà ce que vous êtes, des salauds ! Je vous laisse la maison, je vous laisse tout, je cours me jeter dans la Vesne, Macha assistera à la cérémonie ! »
Il est parti hurlant, en claquant très fort la porte. La Vesne ? « On n’a pas eu le temps de lui crier chiche ! », soupire Serge. « Ne t’inquiète pas, commente Babeth, tu as dit ce qu’il fallait dire, je suis sûre qu’il va y réfléchir, se calmer et nous donner raison. » Il n’a pas reparu, ils ont mangé sans lui, rangé leurs affaires et laissé un mot, « Cher Papa, Nous pensons que tu auras réfléchi après notre conversation, nous serons ici vendredi pour t’entourer de notre affection, nous t’embrassons – Tes enfants ».
Pierre a reçu la réponse chez lui le lendemain soir : la cérémonie était bien fixée à vendredi dix heures à Saint-Pancrasse, l’inhumation se fera à Tancreville. La voix de son père est très calme, froidement posée. « Je te remercie aussi de votre mot, et comme tu me le demandais, j’ai bien réfléchi. Alors voilà : vous êtes des saligauds et des salauds, Macha n’assistera pas à la messe ni à l’enterrement, mais vous, vous ne remettrez les pieds à la maison que pour le déjeuner. Donc tu arriveras le matin directement à l’église, et l’après-midi passé quatre heures je ne veux plus vous voir, compris ? – Comme tu voudras, à vendredi. »
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