L’Inensevelie (suite, chap. 9)

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IX

De nouveau les petites rues marchandes autour de Saint-Pancrasse ; Christophe ayant dû garer sa voiture assez loin, Pierre et lui arrivent à pied sur le parvis désert, personne encore à l’intérieur, les voyageurs ont presque une heure d’avance. Le temps s’est remis au frisquet, une bise aigre achève de défeuiller les platanes du quai, et sur la Vesne qui fait le gros dos on sent que la pluie ne va pas tarder à descendre. Tant mieux, c’est de circonstance.

Pierre eut beau se raidir et chercher ses distances, dès que le cercueil est entré, tiré à vive allure à travers la nef par quatre déménageurs en uniforme, il n’a pas pu le supporter. La vision de cette caisse polie, nickelée, définitive, donne le frisson.  On le presse de rejoindre le cortège qui se forme derrière, et il doit défiler entre deux haies de regards en serrant tant qu’il peut les poings et les mâchoires pour ne pas éclater en sanglots. On le pousse au premier rang entre ses deux frères, leur père occupant le coin central de la travée ; de toute la cérémonie il l’aperçoit à peine, à deux mètres de banc, très digne semble-t-il, faisant à haute voix tous les répons du culte. A droite derrière l’autel, Mademoiselle Hetzel s’et mise à pédaler et la fugue prélude, rampe tristement en sourdine. Le prêtre débite son office d’une voix neutre ; pour l’homélie, il adopte le ton inspiré du prédicateur professionnel, un contre-alto légèrement nasillard, comme s’il avait par l’envolée contenue de chaque phrase le pouvoir d’arracher cette dépouille à la poussière du sol, et de l’offrir fumante au Seigneur. Une voix de castrat pense Pierre, mais il n’a pas retenu les paroles, l’autre n’avait pas préparé spécialement son prêche, c’était de la confection courante, sauf au moment où il a mentionné « les conditions particulières de la mort d’Yvette », comme ça sans plus. Cette familiarité frappe Pierre, il a oublié que la messe a changé depuis qu’il la servait ici même, et que le style copain fait maintenant partie de la liturgie.

On te demande, curé, de consoler en laissant espérer une justice souveraine, ta religion joue les prolongations, mais il n’y aura pas de réparation pauvre mec, le match est terminé par sifflet de l’arbitre, tu débarques trop tard et avec quels mots ! « Notre Seigneur en son infinie mansuétude… La communauté ici réunie des croyants…», pour que je croie en ta justice, il faudrait que tu en parles d’une voix moins bêlante, on oubliera voilà la vérité, on oubliera ! Celui qui porte en terre sa femme ce matin en reprenant si fort les cantiques, nous chasse de sa maison dans l’après-midi pour y installer au plus vite son nouveau bonheur conjugal. Tu as raté le thème de ton prêche, tu n’as rien dit de ce que les gens avaient besoin d’entendre, derrière nous qui épient, qui chuchotent et supputent la suite des événements. Au lieu d’un sermon bien senti sur l’adultère pousse-au-crime appuyé d’exemples tirés de la Bible, tu préfères t’incliner devant les bêtes et les brutes, et bénir sans discernement !

Ils gagnèrent de là le cimetière, en lisière de la forêt. La fosse attendait creusée contre le mur d’enceinte, dans un sable très jaune. Depuis le fourgon stationné sur l’allée centrale ils s’y sont mis à quatre, les trois frères et le père, pour porter le cercueil jusqu’au trou où les fossoyeurs l’ont fait descendre. Puis on invita chacun à projeter par-dessus un peu d’eau à l’aide du goupillon ; pour accomplir ce dernier geste, Pierre et Serge ont soutenu Malou, prisonnière de son voile, dans l’escalade du déblais glissant. Il pleuvait à présent ; le temps d’aller sur l’autre tombe fleurir René, l’averse a crépité avec une soudaine violence, et transformé les allées pentues en ruisseaux, l’eau noyait la forêt, pour rentrer ils ont dû allumer les phares.

 

*

 

Le traiteur a pourvu à tout, la table en L occupe entièrement la pièce où ils n’ont plus qu’à se placer, les « anciens » entourant Jean-Louis du côté de la cheminée, la génération suivante s’installant au hasard. Pierre a pour vis-à-vis les deux filles de Colette, la filleule bellifontaine de sa grand-mère, de quoi ont-ils parlé ? De chevaux obligatoirement, car Martine est une cavalière enragée, et c’est un sujet qui garantit une conversation. Il aperçoit dispersés autour de la table ses cousins et cousines, qu’il ne rencontre que tous les deux-trois ans , ils auraient pas mal de choses à se dire mais avec cette distance… Tout en entretenant Martine d’art équestre, il s’efforce de loin en loin d’identifier les paroles. Il n’y est guère question de leur mère, évoquer sa mort semble tabou et nul ne s’y risque. Tout à l’heure, en garant sa voiture sous la pluie, plus d’un convive aura sans doute lorgné du côté de l’annexe, mais aucun n’a demandé à visiter.

Elisabeth, avec sa bonne volonté coutumière, tire de son sac une photo qu’elle met en circulation, sa marraine souriante occupée à des travaux d’aiguille, « C’est bien elle vous ne trouvez pas, comme elle a l’air heureuse ! Je vais la faire retirer, qui voudrait aussi un agrandissement d’Yvette ? ». Vetou au tricot, tout sourire, entame son petit tour de table. L’extra repasse la viande froide, que raconte Jean-Louis dos à la cheminée, où sa voix domine peu à peu le brouhaha ? Au premier rang des sujets qui le révoltent, il y a l’Eglise qui n’est plus ce qu’elle devrait être. « Figurez-vous qu’aux Etats-Unis, d’accord je ne parle pas de la France mais on y viendra nous aussi, on va finir par leur ressembler à ces sacrés ricains – aux Etats-Unis donc, les religieux des monastères prennent des vacances sur les plages !  Mixtes naturellement. On croit rêver, qu’en dites-vous mon vieux Fernand ? Alors pourquoi pas tant qu’on y est, je ne sais pas moi, du ski nautique ? Attention là, sœur Patricia, on va passer la bouée et je remets pleins gaz… – Hi hi père Stephen, je suis bien accrochée… Vous voyez ça d’ici ! Heureusement que chez nous on n’en est pas là, et c’est même dans les monastères, Dieu merci, que l’Eglise change le moins vite, parce qu’ailleurs les choses ont pris des proportions… » Alors justement, lui maintenant, après tous ces événements, songe à se retirer quelques temps. Oui, chez les moines, à Sept-Fons pourquoi pas, il a besoin d’y voir clair, de réfléchir. « Une retraite, Jean-Louis ? – Une retraite, c’est cela. »

Pierre va trouver Serge, « Tu entends ça, on laisse passer sans réagir ? Tu as l’impression d’assister à un repas de funérailles ? – Non, pas vraiment, mais ça commence à ressembler aux repas de chasse ! – Tu ne crois pas qu’on devrait faire quelque chose avant qu’il nous foute dehors ? Moi, j’ai envie de lui balancer mon vin à la figure ».

Pierre n’arrête pas d’y penser depuis qu’il l’écoute, il voit la chose à faire, elle s’impose, « Je porte ce toast à la mémoire de notre mère, parce que dans cette maison elle sera vite oubliée » – et lui vider le verre dessus. Envie de le marquer au front publiquement, d’inonder la cravate, la chemise blanche, qu’il ne puisse plus jacter, plastronner… Ça causera évidemment un beau scandale, mais quel autre geste à la mesure du grenier ? Secouer ces paroles prudentes, ces évitements gênés, marquer de rouge la puante maison du mensonge. C’est tout de suite qu’il faut agir, dans moins d’une heure il nous chasse, au revoir tout le monde et merci encore d’être venus. Oui, recharger son verre à cette bouteille de Saint-Joseph et posément, sans trembler, s’avancer au bout de la table où il bâfre et pérore, élever d’une main le verre en le faisant tinter du couteau pour réclamer le silence, rappeler les convives un peu trop gais à la conscience des circonstances, « Je lève ce verre à la mémoire – », une manière d’élévation comme à l’église et puis Schlaaack ! Est-ce qu’il s’en doutera en me regardant venir ? De toutes façons il n’aura pas le temps de réagir, il pensera que je n’oserais pas, mais d’autres peut-être frères ou cousins autour de la table devineront à la montée du ton, au tremblement du geste, le moment de la vérité et ils m’encourageront du regard. Sa force c’est notre pusillanimité, il faut oser ça, c’est la seule réponse au hurlement intérieur. « Que son sang retombe sur ma tête si… », a-t-il prononcé cette formule bien vaine quand il niait mardi ici même toute responsabilité ? Pierre ne sait plus, il peut confondre mais c’est une phrase qui lui ressemble. Le prendre au mot pour le salir publiquement, avec le vin tiré de sa chère cave, rappeler à cette parentèle caqueteuse qu’on n’enterrera pas leur mère dans des propos d’après-boire et la fumée des cigarettes.

Oui mais voilà, il a Malou à côté de lui et à la gauche de celle-ci son propre beau-père, le vieux Julius. Mardi quand il a tenu à Jean-Louis ce discours frappé, il se sentait soutenu, les frères faisaient front et l’entouraient d’une approbation totale, mais aujourd’hui ? Certains savent, d’autres poseront leurs questions plus tard, d’autres n’oseront jamais, ou ne veulent de toutes façons rien savoir, les niveaux de conscience sont très inégalement développés comme on disait chez les maos ! Est-ce que son geste sera compris, suivi, qu’est-ce qui va se passer au-delà de la stupeur ? Il imagine cette société pétrie de bons sentiments, conviviale au possible, les condoléances peintes aux lèvres soudain figée d’effroi, la famille va comme une orange exploser en quartiers, en clans. Parfait dans ce cas, raison de plus pour le faire. Mais si je passe pour le provocateur, si en voulant le dénoncer je renforce son jeu de père noble, si l’excès du geste me trahit ? On mettra ça sur le compte de l’égarement, de l’exaltation passagère et j’aurai perdu. L’arroser ne suffit pas, il faut dans le silence qui suivra improviser un petit discours, « … parce que dans cette maison elle sera vite oubliée, c’est déjà fait, la remplaçante attend derrière la porte votre départ. Et après ce repas, nous les enfants il nous chasse parce que nous avons dû lui imposer que sa maîtresse ne paraisse pas aux funérailles. D’accord nous partons, mais qu’il ne nous demande pas en plus de nous taire », oui quelque chose de ce genre pour couper court aux mômeries, mettre chacun devant la réalité et délier les langues. Sur ce terrain-là, il ne peut pas perdre. D’ailleurs, perdre quoi ? N’en pouvant plus de ruminer la chose, il est sorti sous l’averse, profitant du relâchement du service avec le dessert, et il remonte la rue à grandes enjambées en évitant les flaques.

Il n’y a rien à perdre, de toutes façons c’est entre lui et moi, je n’ai plus le moyen de ne pas le faire, imaginer certaines décisions c’est déjà les exécuter, vertige de l’acte, je saute dedans ! Pierre connaît bien ce mécanisme qui l’a servi en diverses occasions, quand par exemple enfant à la piscine il grimpait au plongeoir le plus haut, tiens c’était sous le regard de Maman, chaque échelon gravi le rapprochait du terme redouté, mais allongeait aussi la distance honteuse de la redescente, si bien que parvenu sur la planche élastique il n’avait plus le choix, allez saute gourdiflot ! C’est pareil ici s’il recule, cette faiblesse l’empoisonnera de remords et de ruminations, tandis que s’il agit quelle paix avec lui-même !

C’est bon, cette dernière considération enclenche le mécanisme, il ne tergiverse plus, il s’est mis dans la peau de l’anarchiste amorçant sa bombe à la vue du carrosse du tsar. Il rebrousse chemin sous la pluie, accélère, enjambe à toute vitesse les flaques, ne plus réfléchir, se laisser guider machinalement, emporté par le compte à rebours. Eviter de trembler du geste et de la voix, « Je propose de boire ce verre – », dire boire et non vider, égarer le soupçon comme elle avec sa lettre, « Je m’arrangerai avec Théo… ». En arrivant, il se débarrasse du parapluie ruisselant sous l’appentis du jardin, contre sa valise, il reprendra le tout d’une main en cas de fuite, jamais il ne s’est projeté à ce point dans la chose à faire, il n’est plus qu’un missile fonçant sur sa cible sans corrections ni rappels possibles.

La porte d’entrée résiste un peu quand il la pousse, il y a par derrière un monde fou. La famille piétine dans le couloir à la recherche des manteaux, quoi, déjà ? Trop tard, ils ont avalé le café, la situation a décidé pour lui ; il se fraye un passage jusqu’à la cheminée pour réchauffer ses pieds trempés, on l’embrasse, il grelotte, secoué par l’énervement, le refoulement du geste, le mélange de soulagement et de honte.

3 réponses à “L’Inensevelie (suite, chap. 9)”

  1. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Bonjour, Daniel
    A mercredi pour la suite ?

    La trajectoire de ce roman l’intrigue. J’attends donc les 10-11 et 12 chapitres.

    Cordialement.

    PS. Et j’aime surtout la lecture à l’heure du premier cafė matinal. Sans doute Parce que mon esprit est alors ouvert à des voyages inattendus. Après l’intendance  » maison » me récupère !

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Chère Cécile, je viens de le poster – trop tard pour votre café, mais vous en reprendrez bien une tasse ?

  2. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Oui … Pour le cafė après le repas. Je vous y invite !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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