Edward Snowden dans « Citizen four »
C’est par ce titre, on le sait, que le regretté Serge Daney trouvait (tout de même) quelques mérites à une certaine télévision… Cet éloge semble toujours à reprendre s’il est vrai que l’information n’a pas un visage agréable comparée aux jeux, aux films de divertissements, aux tournois sportifs et aux émissions consensuelles, à la couette rassurante et tiède de la doxa !
Comme l’a résumé lapidairement Ignatio Ramonet, « s’informer fatigue » – alors que la communication peut être tellement gratifiante, amusante, consolante… Quelle épreuve ces jours-ci d’écouter malgré tout les nouvelles, migrants bardés de ballots et d’enfants au flot toujours recommencé, guerres interminables, dégradations climatiques, machiavélisme et calculs à court terme des chefs qui nous gouvernent, Poutine, Cameron…, la gauche en France qui se déchire, aux USA les tonitruantes estrades et le brushing de Trump, on n’en peut plus, fermez les écoutilles !
Un film vu hier soir, Spotlight de Tom Mac Carthy, m’a fait un bien fou car il nous montre ce tenace travail de l’information, des journalistes au jour le jour saisis dans leur métier. Comme dit le rédac’chef du Boston Globe à l’équipe des quatre limiers qu’il lance sur la trace de prêtres pédophiles, nous pataugeons dans le noir jusqu’à ce que, parfois, s’allume une petite lumière (en anglais un projecteur, un spotlight)… Or le travail des enquêteurs bientôt dépassés par leur sujet n’a rien de très spectaculaire, et on vérifie ici à quel point leur métier consiste à gratter du papier ; Spotlight n’est pas un thriller ni un film à sensations, mais un documentaire sur la façon, justement, de se documenter en milieu hostile en arrachant une lettre, un bout de photo, un tuyau ou un souvenir. Cela passe par une intense consultation des archives et des coupures de presse, nous les voyons se battre contre les horaires d’une bibliothèque, ou pour l’accès à des documents scellés ou « classified » ; ils apprennent sous nos yeux, en même temps que nous, comment accueillir et écouter les victimes, si fragiles, si hésitantes parfois dans leur témoignage, ou comment face à un « salaud», ou à un honnête fonctionnaire qui-ne-fait-que-son-devoir, ruser et savoir mettre « le pied dans la porte »…
Les détours, les tactiques différentes utilisées par chacun sont intéressantes à montrer, l’un préfère compulser les archives et suivre les prêtres dans leurs « mutations pour raison de santé », l’autre coincer un témoin, tandis que le troisième tente de débaucher un complice qui éprouve peut-être et après tant d’années quelques remords. Le travail de la faute, le travail de la preuve (comme on dit en psychanalyse « travail du rêve, travail du deuil »), ne relèvent pas de la seule volonté, cette perlaboration percole ou agit par des chemins détournés qui toujours prennent du temps ; ils donnent une vie collective puissante à ce film laborieux mais captivant où nous voyons une institution, le Boston Globe, s’attaquer à des autorités tellement plus grosses comme la Justice, ou l’Eglise catholique, derrière lesquelles se profile en filigrane ce qu’on risque de ternir, la réputation de la ville, ou de ces « hommes de Dieu » au-dessus de tout soupçon.
Comment détourner la course du journaliste, comment endormir sa curiosité ? La scène de la confrontation avec le cardinal Law est particulièrement réussie, le pouvoir du prélat s’étale avec une douceur d’édredon dans ses paroles onctueuses, sa croix pectorale sur le satin écarlate, et ce cadeau bonhomme d’un catéchisme qui scelle une impunité sûre de soi. Inversement, nous voyons les enquêteurs peu à peu stupéfaits, dépassés par l’ampleur de leur trouvaille, le chiffre initial des six ou sept « brebis galeuses » du diocèse s’élevant progressivement jusqu’à quatre-vingt dix ! Nous les suivons dans leurs doutes, le lectorat en majorité catholique du Globe va-t-il s’indigner, les soutenir ou au contraire décrocher et fomenter une campagne hostile ? Comment empêcher leur concurrent, le Hérald, de se lancer sur leur piste et de les doubler ? Faut-il s’en prendre aux personnes ou viser à travers elles le système ? Les fêtes et les chants de Noël sont-ils le meilleur moment pour sortir l’information, ne faut-il pas attendre l’Epiphanie et le Massacre des innocents ?
Si j’enseignais toujours les sciences de la communication, je montrerais ce film aux étudiants de mon cours intitulé « Quelle sorte de chose est l’information ? », et je leur projetterais en contrepoint deux films qui me semblent parfaitement illustrer la notion de clôture informationnelle, c’est-à-dire les ruses et les moyens par lesquels nous nous dérobons face aux intrusions du réel, ou comment en maintes circonstances l’essentiel est de ne pas savoir, de remplacer l’information par la croyance ou par une construction défensive. Soit au choix Goodbye Lenin de Wolfgang Becker, merveilleuse histoire d’une nostalgique de l’Allemagne de l’est, tombée dans le coma quelques jours avant la chute du mur, et auprès de laquelle son fils puis la conspiration de ses voisins mettent tout en œuvre, à son réveil, pour lui masquer les transformations fatales infligées à son royaume par la réunification de 1989 ; ou encore le merveilleux Truman Show de Peter Weir, analysé ici même en octobre 2013, un film-culte d’une grande ingéniosité où la vie du héros se déroule tout entière dans le reality show kitschissime d’un gigantesque studio de télévision. Les péripéties les plus fortes de ces deux films tiennent aux pressions du réel extérieur, contenu par le dispositif mais qui ne peuvent pas à la longue ne pas faire effraction, et qui emportent pour finir la représentation (et ses mensonges) comme la mer finit par niveler les fragiles murailles de sable dressées par l’enfant à la limite des vagues.
The Truman Show
Grands films, qui font réfléchir sur les mécanismes de défense et les pouvoirs de fiction que nous opposons à l’insuppportable réel ; films aussi forts que Spotlight, ou plus anciennement Citizen four (qui montre Edgar Snowden) ou L’Enquête (sur l’affaire Clearstream et le journaliste Denis Robert), chroniqués ici même en mars 2015, où l’on découvre en sens inverse l’héroïsme qu’il faut aux whistleblowers ou à de simples enquêteurs pour bonnement, bêtement, établir la vérité et les droits de l’information contre tous ceux qu’elle dérange.
Laisser un commentaire