J’ai conscience de n’avoir pas salué sur ce blog, comme il le méritait peut-être, Umberto Eco au moment de sa disparition. C’est que j’éprouve des sentiments mitigés à son égard. La Structure absente est largement demeuré pour moi un livre absent, dont la lecture m’a rebuté ; j’en dirai autant de ses autres ouvrages techniques, ou savants ; L’Œuvre ouverte n’a pas été davantage pour mes recherches un grand livre, un de ceux qui comptent, sa thèse est un peu simple, et trop englobante, j’aurais préféré un développement qui s’attaque à l’évidence qu’une œuvre est toujours et par définition à la fois ouverte et fermée ; ou, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, que si la forme ferme, l’œuvre ouvre.
Inversement, ses chroniques journalistiques m’ont le plus souvent déçu : Comment voyager avec un saumon m’a semblé particulièrement inférieur à son talent, et pour tout dire bâclé. Dans ces textes de commande ou de circonstance, je sens trop le bateleur en sémiotique, un rôle que son ami (et voisin à Paris) Roland Barthes se refusa toujours à endosser.
MAIS il y a au milieu de tout ça le délectable roman Le Nom de la rose, au nom duquel on ne peut qu’aimer Umberto, et tout lui passer. J’ai donc cédé hier soir lundi à une nouvelle diffusion sur Arte du film de Jean-Jacques Annaud, probablement son meilleur (très supérieur en tout cas à L’Amant qu’il tira de Duras), et je n’ai pu qu’admirer ces gueules de moines, qu’on dirait descendues des chapiteaux aux figures de gargouilles et de goules grotesques ; les hautes murailles de l’abbaye ou plutôt de la bibliothèque, qui nous rappellent à quel point le savoir était encore aveugle comme ces murs, refermé sur lui-même. Faute de copies suffisantes et dans l’attente de Gutenberg, les livres alors ne circulent pas et font partie des immeubles, c’est l’imprimerie qui accomplira pleinement la révolution déjà latente dans l’écriture, en détachant la parole de son support, en la rendant du même coup accessible, donc discutable… La clôture de l’Eglise (hostile à la pensée ouverte portée par Guillaume de Baskerville) est admirablement montrée dans les éclairages (de pauvres lumignons ou lanternes, jusqu’à l’embrasement final) ; ou dans ce soupirail qui sert de décharge aux épluchures, parmi lesquelles les misérables villageois qui ont porté aux moines leurs récoltes se battent pour récupérer quelques restes ; dans les capuchons encore, ou le froid omniprésent, les portes derrière lesquelles sont cadenassés les livres, et particulièrement l’espace labyrinthique de la bibliothèque, directement démarquée des rêveries d’un Borgès qui aurait parcouru les escaliers et les prisons de Piranèse… L’intrigue est trop connue pour être ici résumée, mais elle est géniale ; et elle donne admirablement carrière aux jeux des acteurs et des décorateurs.
C’est la bibliothèque on le sait qui constitue le noeud et l’enjeu du drame, et c’est en y triant fièvreusement les copies enluminées, à la recherche de celle de la Poétique d’Aristote, que Guillaume (magnifique Sean Connery) cite en passant « le livre du frère Umberto, de Bologne » comme une discrète mise en abyme. Mais on repèrerait bien d’autres jeux, particulièrement dans l’espace réverbérant de l’écho propre à ces galeries, merveilleuse trouvaille sonore où passe aussi la signature de l’auteur.
Eco : acronyme de « Ex Coelis Oblatus », nous explique Umberto dans l’heure d’entretien qui suivait cette rediffusion, enfant tombé du ciel, pour dire de son grand-père paternel qu’il était né sous X ou sans parents dénommés. Le document était plaisant, nous y voyons le roi-Eco chez lui, disert, débordant d’anecdotes et de petits récits, ravi de prendre la pose ou de faire le camelot parmi les souvenirs dont regorgent sa bibliothèque et son monastère de campagne (très ouvert sur le dehors celui-ci !) du côté d’Urbino d’où, depuis la terrasse où il le contemple, le paysage s’étage par degrés jusqu’à l’Adriatique. Comme dans le film à peine quitté, nous voici introduits à un monde et une vie qui tournent autour des livres – jusque dans la rue Saint-Sulpice où nous le suivons dans de savantes conversations chez le libraire-bibliophile Jean-Claude Vrain, qui lui ouvre d’autres secrètes et délectables cryptes d’ouvrages rares. Roland Barthes traverse la place devant l’église, haute silhouette que n’a pas encore fauchée (en 1979) la voiture de la blanchisserie-teinturerie. Furent-ils vraiment amis ? Et qu’attend-on pour publier la lettre de refus que, par la plume de François Wahl, les éditions du Seuil opposèrent au tapuscrit du Nom de la rose – incroyable bourde d’une prestigieuse maison, ou d’un lecteur qui ne surent pas distinguer cette riche pépite dans le flot impur des propositions.
Pour moi et pour me résumer, Umberto Eco aura été l’homme d’un livre, d’un roman ; et j’admire sincèrement celui qui, parti d’une thèse sur l’esthétique chez Thomas d’Aquin, sut tourner ce savoir en intrigue de roman policier, comme Annaud ensuite et par nouvelle métamorphose en tira ce beau film. La sémiologie se montre en acte au long de cette chaîne. Or le document d’hier soir, par la bouche de leur auteur, évoquait après ce coup de maître la publication de cinq autres romans, ont-ils le même pouvoir de pénétration, la même charge de savoir mis au service d’une intrigue aussi fascinante ? Amis lecteurs ou familiers du roi Umberto, éclairez-moi !
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