Je me trouve associé, par mes amis Jacques Panisset et Benoît Tiberghien, au colloque qu’ils ont conçu pour accompagner la nouvelle édition du Festival « Détours de Babel », consacrée cette année au « Désir d’infini ». Quoi de commun, ou de connexe, entre les expériences musicales et religieuses ? Pourquoi cette affinité, ou cette proximité ? Le sacré est-il praticable sans le renfort de la musique, et inversement quelles expériences « sacrées » faisons-nous à l’écoute de celle-ci?
Ces questions sont lourdes, et ne se laissent pas rapidement traiter. Vingt journées de performances musicales dans et autour de l’agglomération grenobloise offriront aux amateurs un parcours d’une grande variété, à l’écoute de musiciens ou de chanteurs venus du monde entier (programme complet sur www.detoursdebabel.fr). Pour ma part, je donne sur ce blog le programme du colloque, avec ses deux textes de présentation par Benoît Tiberghien et Michel Nesme, suivi de ma propre contribution, encore en gestation. Je remercie d’avance celles et ceux, lecteurs de ces pages, qui voudront bien m’aider à voir un peu plus clair « dans la nuit du sacré » en amendant ou en enrichissant mes propos par leurs commentaires ou remarques – et par exemple en proposant sur ce vaste sujet des éléments de bibliographie (qui connaît une bonne étude sur Wagner ?) ; je signale le riche ouvrage de Philippe Charru, Quand le lointain se fait proche, la musique une voie spirituelle (Seuil, 2011), et bien sûr ceux de Régis Debray, notamment Le Feu sacré, fonctions du religieux (Fayard, 2003), qui ont laissé ici des traces.
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COLLOQUE MUSIQUE ET RELIGION, SACRÉ, SPIRITUALITÉ
Samedi 6 avril 9h30 / 16h30
Musée Dauphinois
Organisé par le Centre International des Musiques Nomades et l’Académie de Grenoble
Comité scientifique : Catherine Biaggi, Christophe Jouxtel, Michel Nesme, Yves Rauch, (IPR rectorat de Grenoble), Jacques Panisset, Benoit Thiebergien, (CIMN), Daniel Bougnoux
La musique sert-elle encore à parler aux dieux ?
A chaque individu ses propres croyances, c’est une affaire personnelle, à chaque culture ses traditions, ses rituels, sa cosmogonie, sa représentation du monde, de ses origines et du mystère de la mort. La question de savoir si telle religion est plus vraie qu’une autre est stérile.
En revanche, une fois qu’on a dépouillé les religions de leurs doctrines, faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Recueillement, rituels, fêtes collectives, célébrations, sanctuaires, cérémonies, transe, épanouissement personnel sont-ils l’apanage exclusif du religieux ou des éléments essentiels de l’individu et du groupe dans sa capacité de vivre ensemble?
Les musiques sacrées sont toutes des musiques religieuses. Elles sont nées dans le creuset d’une religion, elles l’ont servi ou la servent encore…
Au delà – ou en deçà – de cette fonction « utilitaire », leurs richesses esthétiques, leur force créatrice, leur puissance évocatrice ne sont elles pas l’expression privilégiée de l’indicible, du sacré, du spirituel, de ce qui nous dépasse, d’un « désir d’infini » depuis que l’homme sait qu’il est mortel ?
Que possèdent-elle de commun, d’impérieux, de sublime souvent, au delà des croyances et mythologies auxquelles elles font référence ?
(Benoît Thiebergien)
La religion, avant d’être une question de foi personnelle, a été une institution sociale. La religion relie, elle relie les hommes entre eux parce qu’elle les relie à un ailleurs, une transcendance, un sacré. La communion fait la communauté. La musique, peut-être parce qu’elle exprime sans informer, parce qu’elle est au-delà de toute pensée déterminée, a toujours été un vecteur privilégié du sacré. Qu’en est-il aujourd’hui ? Du supermarché au parking, la musique est aujourd’hui partout. Que signifie cette présence envahissante? Entre musique savante, musique identitaire et musique d’ambiance, y a-t-il encore une place pour une musique exprimant quelque chose de l’ordre du sacré ? Le mouvement de désacralisation des sociétés occidentales modernes est-il achevé ? Irréversible? Le colloque aura à cœur de réfléchir au lien entre musique et sacré, ainsi qu’à la situation présente du sacré, et ses conséquences sur la musique actuelle.
(Michel Nesme)
PROGRAMME
9h30 Accueil des participants
10h / 13h « De quoi parle-t-on ? »
10h Daniel Bougnoux : « La musique dans la nuit du sacré »
10h30 Marie-Louise Mallet : « Musique religieuse, sacrée, profane : sens et pertinence de ces catégories ?»
11h Pause / échange avec la salle
11h30 Leili Anvar : « La musique comme lieu de manifestation du Divin dans la tradition Ahl-e Haqq ».
12h Christophe Chalamet : « La musique pour dire Dieu ? »
12h30 Débat avec les participants et le public
(Modérateur, Daniel Bougnoux)
13h / 14h Pause déjeuner
14h /16h30 « Quelle place le sacré occupe-t-il dans la musique aujourd’hui ? »
Avec la participation de :
– Xavier Dayer, compositeur
– Gualtiero Dazzi, compositeur
– Kudsi Ergüner, musicien, écrivain
– Emmanuelle Honorin, ethnologue, programmatrice (sous réserve)
– Erol Josué, prêtre vaudou, artiste
(Modérateur, Pierre Le Quéau)
16h Conclusion : Daniel Bougnoux, Benoît Thiebergien
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La musique dans la nuit du sacré
La musique dans la nuit du sacré
Daniel Bougnoux
« Un air divin (…) N’est-il pas étrange que des boyaux de mouton arrachent l’âme du corps des hommes » (demande Benedict à l’audition d’une chanson, dans la comédie de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien).
Principe d’ascension
La musique semble traditionnellement l’art le plus immatériel (le plus « spirituel » dans la hiérarchie des arts définie par Hegel dans son Esthétique, où il la range un degré au-dessous de la poésie) ; on se figure des anges musiciens, non peintres ni sculpteurs, car il semble aussi essentiel à la pierre de tomber qu’aux voix de monter – par degrés jusqu’à Dieu. Vocation ascensionnelle du chant, et en général des « airs » (de musique), solubles dans le ciel.
Catharsis et principe de liaison
La musique se proposant assez souvent l’harmonie, celle-ci semble étendre son pouvoir à nos passions, et à celles du corps social (sur laquelle la musique n’est pas sans effets) : la musique serait promesse de réconciliation, elle « adoucirait les mœurs », selon sa vocation orphique (calmer les bêtes ou, comme dans La Flûte enchantée, permettre de traverser le feu ou d’apprivoiser les animaux féroces, au son de la flûte de Pamino ou des clochettes de Papageno). En bref, sa vocation morale ou spirituelle, sa destination religieuse ou sacrée ferait partie de son cahier des charges. A travers elle s’annoncerait un avenir meilleur, autant qu’un corps collectif glorieux : les lendemains se chantent, tout comme la patrie (hymne national), la révolution, ou simplement l’amour, qui tous se prouvent par un chant rayonnant.
Sur le seul plan religieux, la foi passe-t-elle par la dogmatique, les raisonnements théologiques, ou plus prosaïquement par l’éclat des hymnes et des cantiques ? On devient plus souvent religieux (ou militant révolutionnaire) par le désir de chanter ensemble, et d’entrer dans l’orchestre. Désir d’être ravi dans un grand ensemble qui nous dépasse, et qui exalte la chétive existence individuelle en la noyant dans le chant. Or ce chant est irréfutable : on peut combattre les preuves philosophiques de l’existence de Dieu, non argumenter contre une chorale d’enthousiastes chanteurs. La musique est « par-delà le vrai et le faux » (et aussi le bien et le mal) ; pour le meilleur et pour le pire, elle est indifférente aux règles logico-langagières, autant qu’au principe de réalité. D’où sa connivence presque irrésistible, essentielle, avec l’élan religieux (avec ce-qui-nous-relie, selon l’une des deux étymologies du mot religio). Si les musiques en effet nous arrachent l’âme, c’est pour mieux réunir celles-ci aux autres ; et notre oreille est bien différente selon qu’on écoute seul ou en groupe, en public.
La musique meut le corps…
Il faudrait développer ici la singularité de la musique, dans le panorama des arts, ou pour une esthétique en générale ; contrairement aux beaux-arts qui ne reposent que sur la vue (peinture, sculpture) et aboutissent à des objets qu’un sujet regarde en face, donc dans un isolement relatif (il est interdit de toucher aux œuvres d’art), la musique nous propose une enveloppe dynamique, elle met en branle par contact nos nerfs profonds, d’où la danse, le ravissement voire la transe, essentiels à la jouissance musicale. Celle-ci nous transporte dans un autre monde, i.e. « un monde sonore » (cf Victor Segalen, « Dans un monde sonore ») où les limites de notre bulle ou de notre corps propre semblent diluées, ou déplacées, ouvertes à d’autres communions ou expériences de communautés. La nécessité de cadrer voire de surveiller la musique, ses créateurs et ses exécutants s’est donc révélée cruciale pour les pouvoirs théologico-politiques : parce qu’elle nous enthousiasme plus ou moins facilement, la musique apparaît comme une affaire d’Eglise ou d’Etat, trop sérieuse pour être laissée à la seule initiative des musiciens.
… et elle tourne dans un cercle autoréférentiel
En marge de l’institution, il faudrait ici dire un mot de l’expérience mystique assez couramment attachée aux émotions musicales. Art de composer les sons, la musique se meut en deçà de toute verbalisation, de toute codification des sons par le moule de la langue, qui implique un lexique et une syntaxe, la double articulation, le renvoi référentiel, le détachement et l’arbitraire du signe… Elle montre au lieu de dire (Wittgenstein). Mais la musique, en nous détachant d’un sens de la vue éventuellement idolâtre, peut nous mettre sur le chemin de la parole, et assez souvent la rejoint dans le chant, le cantique, l’opéra… Elle est donc, au sens de Hegel, un art spécialement spirituel – proche de cet élément ou medium de l’esprit par excellence ouvert par le langage.
Dissocions-les pourtant radicalement. L’étrangeté radicale de la musique, comparée à l’expérience du langage, est de ne représenter d’aucune façon un réel (une partie du monde extérieur), mais de constituer ou de présenter par elle-même un bloc de ce réel, autosuffisant et solitaire ; enfermé dans la production ou l’écoute musicale, je peux tout ignorer du monde extérieur, le temps que se prolonge pour moi cette expérience d’un monde sonore. La musique fait la nuit des sens, et se déroule donc dans la nuit : à l’acte 2 de Tristan et Isolde, ouvert par l’extinction de la torche, « il ne se passe que la musique » (déclare profondément Wagner). Mais du même coup, elle n’est pas bonne à penser.
« Un peu de temps à l’état pur », écrivait Proust de la petite sonate de Vinteuil ; et Stravinsky dans sa provocante déclaration des Chroniques : « Je considère la musique par son essence impuissante à exprimer quoi que ce soit » (entendons : d’autre qu’elle-même). Ces propos tendent à soulager la musique des missions (étrangères) auxquelles on voudrait l’enrôler, par exemple le service de la messe, ou de la foi : la musique n’est pas au service de Dieu, elle est divine, elle est l’approche de Dieu qui nous est ici-bas concédée. De même à l’acte 2 de Tristan (où nous ne sommes plus tout à fait au théâtre), le chant n’exprime pas l’amour, il le réalise, il l’effectue en acte (dans sa plénitude, sa surenchère fantasmatique, sa tension exaspérée ET sa dramatique insuffisance). Ainsi la musique n’est tendue vers rien d’autre, elle constitue sa propre mesure et sa propre fin ; on ne peut donc la ramener à aucun critère extérieur, et il est difficile de trancher si une interprétation est supérieure à une autre : au plan de l’émotion, tous les choix d’un exécutant se valent, il peut sur une partition commettre des fautes de lecture (des fausses notes) mais non des contresens (comme dans la traduction d’un texte), car le sens musical naît de sa propre exécution. Un morceau de musique crée (et nous impose) son réel au fur et à mesure qu’il le déroule. Cette sémiotique isolée de la musique l’oriente donc assez naturellement vers l’expérience de l’absolu, nous vérifions par elle l’existence d’un monde en soi et par soi, perpétuellement autocréé.
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Quel sacré ?
Notre expérience du sacré n’est plus ce qu’elle était. On a souvent défini la modernité par la « désacralisation », dont les symptômes sont partout évidents, sans supprimer pour autant le sacré, qu’il faut d’ailleurs distinguer de l’expérience religieuse : toutes les sociétés n’ont pas connu « la religion » (ni n’ont de mots pour elle), alors qu’il n’y a sans doute pas de société qui ne fasse sa place au sacré. Dans la nôtre, nous dirons que celui-ci s’est dépolarisé ou qu’il est devenu errant, hors des enceintes où son expérience se confinait précédemment.
Le sacré tient en effet à l’expérience d’une coupure, dans le temps, l’espace, l’identité des participants, leurs routines : comme l’a rappelé Régis Debray dans au moins deux ouvrages, on se groupe dans un temple (mot issu du verbe grec temno, je coupe), à dates rituelles, on y performe des chants et des textes réservés, propres à ces rites, revêtus de costumes idoines, avec des nourritures elles-mêmes consacrées, etc. Il serait assez facile de montrer comment notre « modernité » a fait sauter ces enceintes, mais non le goût ou l’exigence d’éprouver le sacré, rendu diffus ou à l’état gazeux : un texte, un chant revêtiront cette transcendance pour peu que notre écoute, notre réception ou notre intentionnalité lui prêtent cette qualité ; aux enterrements, on ne prononce plus forcément les paroles consacrées, mais une chanson de Jonnhy ou de Claude François diffusée un peu à la sauvette peuvent, pour certains, valoir tous les cantiques… Ce sacré à-la-carte peut passer pour une contradiction dans les termes : le concept de sacré suppose une extériorité forte, une source d’émotions ou de transports non manipulable (définition du sacré : ce qui me surplombe, ce qui échappe à ma prise ou à mes initiatives, « il me précède, m’excède et me succède »…). Il inclut donc dans sa définition l’empreinte venue du collectif, comme l’ordre symbolique cher aux linguistes ou aux psychanalystes : on ne devrait pas plus dire « ma langue », chose commune, que « mon Dieu », le sacré pas plus que le symbolique ne se privatisent, mais se vivent collectivement, et ils se fortifient (au lieu de se diminuer) par l’échange ou le partage. L’appropriation actuelle du sacré, avec le recyclage de ses formes faibles, marque un indéniable affaissement de l’expérience religieuse, devenue soft, mais en même temps plus familière, et démocratique, à la portée de toutes les bourses…
On sait que l’art est généralement donné, « aujourd’hui », comme une des valeurs refuge du sacré. C’est évident si nous considérons les foules qui se pressent au concert, ou à l’opéra : les institutions muséales-théâtrales reconstituent quelque chose de la messe, sur quoi d’ailleurs jouent certains créateurs (Wagner hier, ou le T.N.P.), car il y a dans tout groupement humain une religion en formation ; on se groupe « sous un dieu » ; inversement, tout groupement porte à la naissance d’une idole (qui peut s’appeler Jésus, Jonnhy ou Madonna…). Sur ceci se greffe la question (religieuse) de l’expérience de l’aura, « unique apparition d’un lointain » selon W. Benjamin ; cette apparition nous donne un frisson qu’on peut dire, assez souvent, sacré. Il est évident que les technologies de la diffusion et de la télé-transmission travaillent contre cette expérience auratique, ici encore en la diluant, en la vaporisant, le concert live est relayé par le disque ou le DVD, comme les opéras mis en scène au MET se diffusent (fort bien) au cinéma… De régulière (assignée à des lieux), la religiosité attachée à ces expériences devient séculière, voire protestante : on n’a plus besoin de se grouper, on peut tutoyer Dieu dans la prière ou l’exercice solitaire du texte sacré. Cette Réforme concerne l’art « à l’époque de sa reproduction mécanisée » (comme le protestantisme est né de Gutenberg, soit de l’Ecriture sainte à l’époque de sa diffusion imprimée). Religion plus intérieure, voire intime à chacun.
L’évolution de la musique semble épouser ce mouvement quand sa pratique se dissémine, se privatise ; quand toute frontière saute entre les usages profanes et sacrés. Le « sacré » devient une décision ou une intentionalité personnelle, question de circonstances et d’humeur ; grâce à ma chaîne hifi, je peux me mettre certains soir in the mood for Bach, ou les chants grégoriens. La bonne énonciation de ces chants suppose-t-elle la communauté des fidèles, le vitrail, la cérémonie in situ voire – la foi ? Y a-t-il un protocole de la musique sacrée hors duquel son expérience s’évanouit ou n’est que sous-produit, ersatz et pâle copie ? Certains mélomanes de même diront que Wagner exige Bayreuth, ou telle musique baroque tels instruments d’époque… Jusqu’à quel point un sacré « fort » transige-t-il avec différents supports, diverses adaptations ou traductions ? Le candomblé est-il comptatible avec sa performance dans mon salon ? La transe d’une rave party, ou d’une boîte de nuit, vaut-elle celle des cérémonies africaines ? Faut-il sacraliser, ou jusqu’à quel point, les critères de l’originalité, de l’authenticité, de l’« unique apparition (auratique) d’un lointain », et que valent exactement ces critères ?
Pour ne pas trancher trop vite en ces matières douteuses, il convient d’avancer il me semble qu’il y a des échelles du sacré (des hiéromètres), qui vont d’un usage ou d’une expérience singulière voire intime jusqu’aux grandes manifestations évidentes, collectives, qui impliquent toujours la messe ou la masse. Freud suggérait dans son essai « Psychologie des foules et analyse du moi » (1919) qu’un couple qui s’aime est un mouvement de masse en formation ; dans le micro-tissu de l’individu psychologique et social de même se trame, à l’état liophylisé, une émotion (un mouvement) qui pourraient éventuellement le déborder et l’engloutir. C’est ainsi qu’une musique qui m’enthousiasme ou me ravit esquisse une messe en formation, elle touche à l’expérience extatique de la prière ou de la transe. Elle favorise, en acte, la négation des limites du moi et de sa solitude ontologique. Elle relie l’auditeur à un amont indicible, à une communauté présente-absente de fidèles ou de récepteurs également passionnés… Kant déclarait sur ce point que l’œuvre d’art, à son plus haut, est promesse de communauté. Et il est bien vrai qu’on n’écoute pas de la même façon la musique selon qu’on est seul, ou à plusieurs ; enregistrée dans son salon, ou live au concert.
Il semble, à travers ces remarques, que l’art tel que le façonnent aujourd’hui les nouveaux médias de diffusion et d’enregistrement nous propose un sacré light ou soft, optionnel ou du genre si-je-veux-quand-je-veux…, définition assez pauvre du sacré mais compromis entre ce que nous avons perdu (la « violence du sacré ») et ce qui nous en est néanmoins concédé.
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J’amerais conclure (ouvrir) ce bref parcours par l’audition d’une voix qui m’est chère entre toutes (elle accompagne ma vie), et qui ne cesse de mêler dans ses chants le profane au sacré, eros avec hieros, ou l’amour le plus charnel avec la prière – je veux parler de Leonard Cohen. On connaît son inspiration biblique, évidente quand il choisit de chanter l’histoire d’Isaac, plus difficile à tracer mais non moins présente dans Ballad of the absent mare (inspirée du livre de Ruth), ou If it be your will… Avec Hallelujah, il a écrit l’une de ses chansons-talisman, reprise par de très nombreux interprètes et devenue hymne universel. A Bob Dylan qui lui demandait combien de temps elle lui avait coûté, il aurait répondu deux années de labeur : « J’ai rempli deux carnets de notes et je me souviens m’être retrouvé au Royalton Hotel de New York, en sous-vêtements sur la moquette, me cognant la tête sur le sol en me lamentant de ne pouvoir finir cette chanson »… ; à quoi Dylan répondit qu’il avait mis, lui, à peu près quinze minutes pour composer I and I.
Or cette chanson, sortie un peu à l’étouffé dans Various positions de 1984, connut un succès planétaire dû à différentes reprises par d’autres : par Rufus Vainwright sur la bande originale du film Schrek, puis par quelque 180 interprétations de fans à travers le monde, Pologne, Italie, Suède, Israël, Pakistan… (cf l’article de Christophe Conte « Halleluyah la saga », dans le numéro Leonard Cohen des Inrockuptibles). Ce psaume reprend la légende du roi David, qui envoya le mari de Bethsabée se faire tuer à la guerre pour coucher avec elle ; la chanson poursuit en évoquant Samson et Dalila, et se conclut par la reconnaissance des propres fautes (en amour) du chanteur, qui déclare : « Et si tout s’est mal passé, je me tiendrai devant le Seigneur des chansons, avec sur les lèvres un simple Halleluyah ». Deux versions se révèlent particulièrement saillantes, celle enregistré en 1991 par John Cale pour l’album I am your fan, à la tournure nettement sexuelle, et sa reprise par Jeff Buckley qui fait carémeent de Halleluyah la montée d’un orgasme, en gommant toute allusion à la rédemption, remplacée par un couplet non chanté d’abord par Cohen (qui en écrivit quatre-vingts pour n’en chanter que cinq) : « Je me souviens quand je bougeais en toi, et la colombe sacrée bougeait elle aussi, et chacun de nos souffles était un Halleluyah ». Ce récit psalmodique à géométries variables (« Various positions »), où les références bibliques alternent avec des interrogations personnelles sur la conduite du sexe et de l’amour, dénude l’art du poète-chanteur qui fut aussi six ans moine zen à Mount Baldy (sous le nom de Jikan, le silencieux) : sa chanson est d’abord une prière, inséparablement érotique et spirituelle, où le sacrement fait bon ménage avec la pornographie.
(Audition de la version originale de la chanson de 1984).
D.B.
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