L’Inensevelie, chap. 12 (avant-dernier)

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XII

 

Le remariage de Jean-Louis avec Macha fut célébré au printemps à Saint-Pancrasse, sans que les trois enfants y soient invités. Ils ignorent quel sermon aura imaginé le prêtre, ni si Mademoiselle Hetzel surmontant sa réprobation eut le plaisir d’y faire encore une fois tonner sous ses doigts et ses pieds la marche de Mendelssohn, ni combien de malades de l’Hospitalité, abonnés de longue date au pèlerinage de Lourdes, se rendirent à la cérémonie et y reprirent à plein gosier les cantiques, avant de former sur le parvis une haie de petites voitures, de béquilles et de cannes blanches pour acclamer la sortie des époux en leur jetant du riz.

Nouveau, ce couple ne l’était que pour les aveugles mais croix de bois croix de fer ! les responsables du diocèse et de la paroisse demeuraient attachés à la fable du bon docteur et de sa dévouée assistante qui ne manquaient jamais un pèlerinage ; et du moment qu’ils prenaient à l’hôtel de la Grotte deux chambres séparées, qu’ils véhiculaient les malades jusque dans la piscine et communiaient à chaque messe, on était prié de fermer les yeux. Il ne semble pas que les sœurs de Jean-Louis y furent davantage conviées, la famille apprit le mariage après sa célébration, par une lettre circulaire où le nouvel époux invoquait son âge, soixante-quatre ans, la sérénité retrouvée et planant sur toutes choses le jugement du « souverain Maître ».

Christophe recueillit peu après le témoignage du voisin Théo qui, mâchonnant un brin de paille, en parlait avec des éclairs de malice plein les yeux, « on a reçu aux Chatoux la visite des jeunes mariés, ils ne se quittaient pas du regard et tout le monde au village a bien vu qu’il la serrait de près », tu parles si leur passage dut être commenté ! Jean-Louis a toujours sa photo d’enfant, impérieux et boudeur, dans un grand ovale au-dessus de son lit des Chatoux, comme il n’a pas changé, roitelet en culotte courte élevé par deux femmes et dont toute l’attitude signifie « Moi d’abord ! ». Il a fini par obtenir ce qu’il voulait, et il a du même coup beaucoup rajeuni, retrouvant aux dires de Théo une taille presque svelte.

Contrairement à ses deux frères, Christophe n’a jamais supporté Macha, et cette lune de miel dans la demeure familiale l’indispose particulièrement ; il a réussi à soutirer la clé de la maison à Théo et il s’y introduit pour préparer aux mariés, lors de leur prochain passage, une petite surprise longuement méditée : dans la chambre à coucher où il constate que les deux lits jumeaux, soigneusement disposés aux deux extrémités de la pièce par leur mère que les ronflements de Jean-Louis indisposaient, se trouvent maintenant réunis, il a l’idée de transporter sur celui du père la lourde hure de sanglier accrochée dans la salle à manger d’été, anciennement l’écurie ; et du côté de Macha, qui ne supporte pas les oiseaux et montre une véritable phobie des plumes, il dépose côte à côte, pareillement empaillés, un coq et une poule faisane qui ornaient la grande cheminée. Et pour achever de faire bonne mesure à l’expression de ses sentiments, il livre avec son petit tracto-pelle plusieurs godets de fumier pris à la sortie des proches étables, qu’il répand autour du perron de sorte qu’on ne puisse accéder à la porte principale sans y enfoncer les pieds. Leur père, furieux, fera changer les clefs qu’il ne confiera plus à personne et il devra, lors de leur prochain séjour, transporter à la bêche et enfouir dans ses plates-bandes tout ce purin avant de nettoyer les marches à grande eau pour en chasser l’odeur, mais cette première expédition ne calmera pas l’humeur batailleuse et rieuse de Christophe qui poursuivra sur le jardin sa guerre d’usure, arrachant toute une allée de dahlias en pleine floraison pour y repiquer des buissons épineux, ou asséchant en le comblant de remblais le petit bassin aux nénuphars où peinaient à se reproduire quelques poissons rouges.

Pierre et Serge ont bien ri des initiatives punitives de leur frère, et des hurlements supposés de Macha à la vue des plumages étalés sur ses draps, mais ils demeurent partagés sur le bien-fondé de ces représailles. La mort de leur mère aurait pu briser la terrible indifférence qu’ils reprochent à Jean-Louis, et provoquer un rapprochement si celui-ci n’avait, avec une telle avidité, refermé le couvercle de sa tombe pour convoler aussitôt avec son assistante. Comme il a vite effacé Yvette, et eux-mêmes, de sa nouvelle vie ! Les trois enfants ont eu la surprise de recevoir pour cadeau de Noël plusieurs de leurs photos, tirées des albums de famille confectionnés par leur mère ou des cadres qu’elle disposait ici ou là, et dont Jean-Louis se débarrasse ; la garde-robe maternelle de même, et quelques bibelots venus de sa propre mère, ont été par lui remis à Emmaüs. Macha en revanche hérite de sa petite auto, et bien sûr des meubles et de la décoration de la maison du Coteau, où Babeth qui s’efforce de conserver des liens avec le couple, et d’y placer de temps en temps Olivier, confirme que rien n’a changé, on se croirait toujours dans la maison de Bonne-Maman…

Ils ne feront pas renoncer Jean-Louis à cette vie gloutonne, instinctive, mais ils doivent reconnaître aussi, dans les conversations téléphoniques qu’ils multiplient pour commenter ces événements et tenter de les ordonner, un fait qu’ils préféreraient tenir à l’écart parce qu’il cadrait mal dans le tableau : leur mère aimait leur père, et dans la mansarde où elle gisait parmi les photos éparpillées autour d’elle, il y avait celle de son mari en jeune homme souriant, disponible encore. De même ce dernier billet où elle aurait pu l’accuser marquait une inflexion de tendresse à son égard, et c’est même cette tonalité qui avait si fortement prévenu Pierre contre l’hypothèse absurde du « voyage » ; Vetou n’écrivait pas à Jean-Louis dans un moment de rupture momentanée comme ils en connurent plusieurs, elle mettait une double barre à la partition et c’était un accord de résolution, elle ne finissait pas sur une dissonnance mais acceptait que l’incommunicabilité soit de son fait à elle, elle prenait à sa charge une bonne part du fossé. Elle aurait pu faire un éclat, partir en cassant bruyamment la vaisselle ; cette fausse sortie n’aurait pas été juste, elle s’est retirée piano sur la pointe des pieds, pour le laisser mener sa vie avec l’autre puisqu’eux deux du moins savaient quoi en faire, tandis qu’elle-même n’en avait plus l’emploi. Sinon contrarier leur bonheur. Au fond elle les a innocentés.

Ce qu’il y a d’affreux dans leur histoire, argumente à présent Pierre, c’est à quel point ils se sont mutuellement fermé la voie des négociations. Il y a longtemps que leur mère aurait dû divorcer, mais le moyen pour elle de vivre seule ? Sa mort était la seule parole dont elle disposait, sa dernière monnaie d’échange ou son banco ; elle avait prévenu deux fois déjà mais on avait minimisé, ou refusé d’entendre. Pierre revoit le dernier état de sa bouche affamée, tordue sur le vide, est-ce que Vetou accuse ou crie vengeance ? Il le pensait d’abord, il ne veut plus aujourd’hui parler pour la morte.

L’autre raison de la terrible candeur de Jean-Louis, c’est son attachement sentimental et sexuel à Macha, ou d’un mot tout bête leur amour – qui n’excuse pas tout mais justifie beaucoup. Du moment où ce lien s’établit et qu’il dure, pour eux depuis environ vingt ans, que peut lui objecter la famille ? Pierre et Serge n’ont jamais eu à se plaindre de la personne de Macha qu’ils trouvent vive, ouverte, directe et affectueuse, si différente de cette mère froide et ternie par le ressentiment. Ils ne reprochent pas à leur père sa liaison, mais de n’en avoir pas tiré la seule conséquence possible. Leur répondrait-il que leur religion à tous deux s’opposait au divorce ? En fait et tant qu’il a pu, il a voulu gagner sur tous les tableaux.

 

*

 

Les malades s’interrogent, qu’est-il arrivé au docteur depuis son remariage ? Il a prévenu l’Hospitalité qu’on ne compte plus sur eux pour le prochain pèlerinage de septembre, ils préfèrent visiter l’Italie. La manifestation au grand jour de leur couple les dispense des mômeries cléricales qui servirent longtemps d’alibi à leurs fornications à l’ombre de la grotte ! Assez de rosaires au chevet des brancards, plus de « Ô vous, soyez reine / Nous sommes à vous / Soyez la souveraine / Chez nous chez nous… », ni de « Prends ma couronne je te la donne / Au ciel n’est-ce pas tu me la rendras », et encore moins de ces baveux « Ave, ave, ave Mari-a… » braillés le long du gave par la cohorte des pénitents mêlés aux malades serpentant vers le sanctuaire ! Assez de ces trains aménagés, spécialement affrétés par la SNCF pour acheminer de nuit les aspirants au miracle dans l’odeur fade des sanies, des pansements et des couches ! Au diable les gardes de nuit, les cierges et les cantiques, Jean-Louis et Macha préfèrent désormais les wagons-lits internationaux et le cha-cha-cha ! C’était reproduire à trente ans de distance les frasques du grand-père, dont l’évocation défraya l’enfance de Pierre.

Grand mutilé de la guerre de 14, Marcel Argimbault perçoit en marge des revenus de sa coutellerie une confortable pension, et depuis la mort de sa femme Mélanie, tôt disparue d’un cancer en 1952, il a droit aux soins d’une « gouvernante » qui vit à ses côtés et l’accompagne partout. Sa jambe de bois ne l’a pas empêché de faire à Mélanie cinq enfants après son retour du front, dont quatre – Jean-Louis et ses trois sœurs – vivent toujours dans les années 50 ; ce sont eux qui cherchent la meilleure façon, au cours de déjeuners aux interminables palabres, de contenir les embardées scandaleuses de leur père.

Marcel en effet engagea d’abord pour gouvernante une certaine veuve de Thiers, Madame Germaine Dassonville, un dragon à moustaches dont les principes moraux, et l’énergie mise à tenir la grande maison et les livres de comptes, suscitaient l’approbation unanime des quatre héritiers jusqu’au jour où l’on découvrit à l’intransigeant cerbère un amant escroc, qui inspirait la falsification des écritures et la poussait à puiser dans la caisse.

Promptement congédiée, Germaine fut remplacée par une autre prétendue veuve, Florence Matarasso, échouée à Nice où Marcel avait fait sa connaissance dans une agence immobilière dont elle faisait visiter les appartements. Le grand mutilé cherchait à acquérir un pied-à-terre au soleil, la jeune divorcée de quarante ans ne répugnait pas à emménager avec lui dans celui de son choix – et le moyen pour Marcel de vivre sans gouvernante ? L’embauche fut rondement conclue, sur des bases assez différentes : tempérament frivole et extraverti, la gourgandine initia son nouveau pigeon aux plaisirs de la Côte où tous deux bambochèrent en faisant valser les hectares de bois, et les revenus de la marque du Zouave. Gourgandine, bambocher, ces mots nouveaux entrèrent dans le vocabulaire des petits-enfants de Marcel au cours de ces déjeuners familiaux de La Grange où ils écoutaient leurs parents vitupérer les plaisirs de Nice, ville apparemment et exclusivement consacrée aux repas fins, aux galipettes et aux batailles de fleurs ou de confettis, y supputer les dépenses astronomiques du nouveau couple et se répandre en impécations contre les femmes de mauvaise vie, aventurières de rencontre et croqueuses de forêts… Mais il arrivait aussi à Marcel de faire irruption en grimpant par le raidillon, à pied malgré sa jambe de bois, jusqu’à cette maison qui était encore la sienne, accroché au bras de celle qu’on n’appelait que Madame Matarasso et qu’on accueillait en faisant bonne figure, tout en jasant dans son dos sur ses hauts talons si malséants à la ferme, son visage peint sous sa haute coiffure oxygénée, ses voiles de théâtre, ses fausses perles et ses patchoulis.

Lors de la mort soudaine du grand-père en octobre 1964, les voitures de la famille eurent beau faire diligence pour converger sur la maison de Thiers, Jean-Louis et ses sœurs  arrivèrent trop tard pour l’ouverture du coffre, qu’ils trouvèrent béant et évidemment vide ; un vague frère, cousin ou peut-être amant de la Matarasso les accueillit en se confondant en condoléances, tout en excusant le départ précipité de sa « sœur », rappelée pour ses affaires à Nice où elle disparut sans retour ; lui-même tenait garée devant la porte une camionnette remplie au-delà de la charge utile, à en juger par les essieux effondrés, et au volant de laquelle il prit prestement congé. L’ouverture du testament qui suivit les obsèques confirma leurs pires appréhensions. Marcel ne laissait pas beaucoup de bois à ses enfants, et l’appartement de Nice était passé au nom de l’usurpatrice ; un disque toutefois de bal musette ou d’Yvette Horner, récupéré parmi ses affaires, fit le tour de la famille pour sa dédicace à l’écriture emportée et fleurie, où se lisaient sans fard les fonctions de la gouvernante,  « A Marcel mon pilon adoré, avec toute la tendresse de sa Flo pour son anniversaire ».

Serge repensait à ces histoires qui avaient été la fable de leur enfance tout en téléphonant à Christophe au sujet de Macha, « Je ne veux pas, lui répète son cadet, de cette pétasse aux Chatoux… – Non, corrigea Serge, on dit pétasse comme on crache ou comme on rigole, c’est un mot vulgaire qui agresse, et du même coup te soulage, mais qui convient mal à Macha, gourgandine me paraît plus approprié à ce que tu veux dire »…

A force de fréquenter les bons textes, l’acteur ne plaisante pas avec le sens des mots ; lui-même avait dû entendre sonner pétasse pour la première fois au cours des années 60, une expression qu’il associait aux premiers rocks, à la diffusion des bandes dessinées de Claire Bretécher et de Lauzier, ou aux films de Bertrand Blier. Un vilain mot en tous cas, étranger à leur famille qui lui préféra l’expression archaïque, enjôleuse et charmante de gourgandine. Serge ne se souvient pas de l’avoir tirée d’aucun de ses livres d’alors car ni La Semaine de Suzette en volumes reliés, ni les gros Jules Verne sous leurs cartonnages polychrome, ni plus tard la bibliothèque Rouge et Or ne pouvaient la mentionner. La comtesse de Ségur peut-être ? Il faudrait vérifier… Non, gourgandine dut surgir à table, dans la conversation de leurs parents et pour désigner spécialement cette femme cible de tous leurs fantasmes, Matarasso l’hétaïre rompue à la fréquentation des casinos, des rivieras, des alhambras de stuc et de paillettes où de vieux messieurs médaillés, effondrés dans des fauteuils clubs sur un fond de flonflons joués en sourdine, bambochent en tartinant à la ronde pour leurs poules des ballotins de caviar dans l’explosion des bouchons de champagne…

C’est donc ce mot, d’abord réservé à la gouvernante, qui resservit dans la bouche de leur mère et dans les mêmes années pour stigmatiser l’assistante ; Maman ne pouvait accuser Macha de détournement d’héritage, mais il est bien vrai qu’elle associait douloureusement sa présence et son nom à une fête charnelle, un carnaval des corps ou une explosion de fleurs et de confettis d’où elle-même se savait désormais exclue. Le remariage rapide de leur père donnait à ses trois enfants un goût étrange de déjà-vu, ou entendu : avec quelle ironie, de Marcel à Jean-Louis, l’histoire semblait se répéter !

 

*

 

Eh bien non, Macha Guénégaud, devenue épouse Argimbault, ne serait pas une seconde Florence Matarasso, et son destin tourna tout autrement. Ici commence véritablement le roman de Macha, personnage de ce récit jusqu’ici assez effacé par la volonté légitime d’Yvette, autant que par son propre caractère.

Née en 1930, Marie-Charlotte devait avoir vingt-cinq ans quand elle entra au cabinet de Jean-Louis ; son père, commerçant bien connu de Blégis, travaillait au grand magasin du Père Corentin où il finit directeur. Soucieux de donner à leur fille unique la meilleure éducation possible, ses parents l’avaient inscrite en pension au Couvent des Oiseaux, tenu par la congrégation Notre-Dame rue de Ponthieu à Paris ; la jeune fille en sortit avec l’orgueil d’avoir fréquenté durant toutes ces années des religieuses aux principes moraux bien tranchés, et quelques pensionnaires du meilleur monde, mais ses dons en furent-ils véritablement épanouis ? Elle ne parlait jamais de sa formation qu’avec le sourire moqueur de celle qui n’est pas dupe, et peut-être dut-elle sa tenace phobie des oiseaux au nom prestigieux de l’établissement.

Elle ne semble pas avoir fait, à sa sortie, beaucoup d’études, ni connu l’amour d’aucun jeune homme ; Pierre et Serge se rappellent qu’elle fut guide de France puisqu’elle leur prêta, à l’âge où eux-mêmes fréquentaient les louveteaux puis les scouts, quelques inappréciables volumes de la collection  « Signe de piste », Le Bracelet de vermeil notamment et la série du Prince Eric. A vingt-cinq ans, la candidate à l’annonce du cabinet de stomatologie était probablement vierge de corps autant que de connaissances médicales, et son visage aux traits lourds, sa taille médiocre, ses formes boulottes et quelque peu disgracieuses ne plaidaient pas immédiatement en sa faveur ; sa vivacité naturelle pourtant, son énergie au travail et une sorte de gaîté générale de sa personne plurent tout de suite au docteur et à sa famille. Jean-Louis trouva en elle une collaboratrice indéfectible, Yvette confrontée à cette jeune femme sans grâce apparente n’y vit pas aussitôt une possible rivale, et les garçons adoptèrent en « Macha » une sorte de cheftaine, et pour leurs randonnées dans les bois de La Grange, où elle fut très vite invitée à passer quelques jours d’été avec ses parents – et où elle dut croiser la dangereuse Matarasso – une bonne copine qui avait l’œil pour la cueillette des champignons et des baies, et pour leurs parties de cache-cache.

Le docteur et son assistante se donnèrent donc mutuellement, et à leur pleine satisfaction réciproque, la vie sexuelle qui pour des raisons différentes leur manquait. Macha demeurait sur ce point très discrète mais, dès la fin des années cinquante et sans que ceux-ci lui posent directement aucune question, elle savait bien que les enfants savaient ; et l’on voyait aussi par la façon dont elle tenait tête à Yvette qu’elle campait fièrement sur un terrain définitivement conquis, pleinement assurée de ses avantages et de ses droits, comme si l’exercice du sexe avait tracé entre les deux femmes une infranchissable frontière, réservant à la première la conjugalité officielle, le titre d’épouse et de mère et les charges afférentes de la maison, et à elle l’étrangère, la tard-venue, une royauté inavouable, quelque peu infernale mais d’autant plus tangible : ne se procuraient-ils pas dans leurs étreintes ce que la femme légitime de Jean-Louis, malgré tant de nuits passées à se tordre et à se crisper contre lui, échouait désespérément à obtenir ?

Tout ce bonheur secret s’étalait à présent au grand jour. Macha s’installa dans le rôle de Madame Argimbault, elle endossa le titre inaccessible si durement convoité, en se coulant dans son nouveau rôle avec la volupté tranquille des militants voués à une longue clandestinité et qui accèdent enfin au pouvoir ; elle pouvait tutoyer officiellement Jean-Louis, lui resserrer publiquement son nœud de cravate ou balayer d’une main prévenante les pellicules qui s’accrochaient désagréablement à son col et à ses épaules ; et Jean-Louis, qui avait le plus grand besoin d’une maîtresse de maison, s’en remettait en tout à cette secrétaire et ménagère accomplie. Cette félicité dura un peu plus de trois ans, jusqu’au premier des trois incidents, ou avertissements, qui y mirent fin si brutalement.

Marie-Louise vieillissait toujours dans son Home, et elle n’y refusait pas les visites du nouveau couple qu’elle aurait eu tant de raisons de haïr – mais qui d’autre, à part Elisabeth toujours proche et dévouée, et Serge depuis Paris entre ses répétitions et ses tournées, pouvait se rendre dans cette annexe de la maison de Blégis, Pierre et Christophe ne voyageant jusqu’à elle qu’une ou deux fois par an ? Marie-Charlotte avait donc pris l’habitude de faire, comme jadis Yvette, le pèlerinage du Home où elle se rendait chaque semaine ponctuellement, accompagnée parfois de Jean-Louis ; nous ne savons trop ce que les deux femmes trouvaient à se dire mais Macha, toujours très « cheftaine », débordait de sujets de conversation sur les commerçants de la ville, sur les broutilles du cabinet ou sur la vie supposée des enfants et petits-enfants, auxquels elle s’intéressait d’autant plus sincèrement qu’elle s’était résignée depuis longtemps à n’en avoir jamais.

C’est au retour d’une de ces après-midis de parlotes, en novembre, sur la section de chaussée bordant le cours de la Vesne et rendue glissante ce soir-là par un brouillard givrant, que Macha faillit perdre la vie. Elle conduisait la petite R 5 héritée d’Yvette, et avait dû mettre les essuie-glaces tellement le brouillard s’épaississait au contact du fleuve, quand elle vit brusquement surgir devant elle, comme plaqué dira-t-elle sur le pare-brise et lui masquant toute vue déjà difficile de la route, le ventre blanc d’un oiseau qui lui parut géant, ébouriffant et perdant ses plumes à quelques centimètres de son propre visage. Sans doute s’agissait-il d’une chouette, momentanément éblouie par les phares ; la vision si proche ranima en Macha une terreur qui lui fit perdre le contrôle de sa voiture, au point que celle-ci, quittant sa voie non vers la berge où elle aurait pu s’arrêter dans la fange des bas-côtés mais sur sa gauche, alla s’encastrer de face dans le car qui assurait régulièrement sa navette. Macha dut à sa ceinture de sécurité de n’avoir qu’une jambe cassée, dans cette collision qui détruisit définitivement la voiture.

Elle marchait de nouveau normalement, au printemps suivant, quand survint un accident plus sérieux. Jean-Louis et elle avaient chaque dimanche matin l’habitude, héritée d’Yvette, de prendre au lit leur petit-déjeuner qu’ils descendaient préparer à tour de rôle, avant de le monter dans la chambre à coucher du premier ; ce matin-là, Macha hissait le plateau chargé des toasts et des tasses fumantes quand, au moment de gravir la dernière marche, elle entendit distinctement une voix lui siffler aux oreilles « Descends d’ici ! », et ressentit à l’abdomen une douleur si vive qu’elle se plia en deux, chancela sous le choc et dégringola de la hauteur de l’escalier dans un fracas de vaisselle brisée. Jean-Louis arraché à son lit par le bruit la recueillit au pied des marches, gémissante et se tenant le ventre où elle avait reçu, dit-elle, comme un coup de poignard. Les examens pratiqués dans la journée révélèrent un cancer des intestins, et Macha vit s’ouvrir devant elle une alternance d’opérations et de chimiothérapies ; les métastases proliféraient, et l’accumulation des soins ne semblait pas de force à les enrayer. « Trois ans, se lamentait publiquement Jean-Louis, on n’aura eu que trois petites années si vite passées ensemble… »

Macha connaissait désormais une existence diminuée, suspendue à ses lourds traitements ; elle avait dû s’acheter une perruque, et marchait un peu voûtée. Sa foi religieuse semblait intacte, et l’hypothèse d’un nouveau pèlerinage à Lourdes parut envisageable, autant par solidarité physique avec les malades que dans l’espérance vague du geste que pourrait consentir en sa faveur Notre Dame ; il convenait pour cela de renouer avec l’Hospitalité, dont ils décidèrent de convier les principaux responsables, laïcs et religieux, à un déjeuner dans le jardin, peu avant l’été. Jean-Louis et elle avaient arrêté un repas de poisson, et elle s’était bien reposée la veille pour être à la hauteur de la réception. Alors que l’apéritif était déjà servi sur la terrasse, éclatante de fleurs, Macha introduisit les dorades dans le four, dont elle tourna le bouton du gaz au moment où la sonnerie du téléphone retentit ; en bonne secrétaire dressée à ne pas déranger Jean-Louis, elle changea précipitamment de pièce pour répondre, oubliant d’allumer dans le four ; il s’agissait apparemment d’un faux numéro car on raccrocha, ce qui lui parut étrange. Toute songeuse, elle revint se pencher sur les poissons, l’allumette à la main, et déclencha l’explosion d’une boule de feu qui lui sauta au visage, arrachant et détruisant instantanément sa perruque, enflammant au passage le haut de son tailleur, et jusqu’aux rideaux de la petite cuisine. Son visage grièvement brûlé fit l’objet de soins intensifs qui ne purent la sauver de l’irréparable, Macha perdit un œil et sa peau cramoisie, boursouflée, ne retrouva jamais malgré le calvaire des greffes l’apparence humaine de la face.

Il est difficile de reconstituer les pensées de la pensionnaire des Oiseaux au cours des mois, peu nombreux, qui lui restent à vivre ; les trois frères en ont su quelque chose par Babeth, qui la visita régulièrement à l’hôpital et, dans les derniers temps, au service des soins palliatifs. Un esprit fort aura tendance à dire que, dès avant son troisième accident, Macha délirait. Elle confia par exemple à Elisabeth que l’oiseau de nuit qui l’avait attaquée sur la berge ne croisait pas son chemin par hasard mais que c’était l’esprit d’Yvette, réincarné pour cette vengeance, qui avait attendu l’endroit propice et le croisement du car pour déclencher l’accident. Depuis plusieurs mois déjà, elle sentait autour d’elle que cet esprit rôdait. La voiture, la maison n’étaient pas les siennes mais appartenaient toujours à l’AUTRE, qui revenait lui demander des comptes. Macha n’entendait pas précisément sa voix, ne pouvait localiser ni décrire sa présence mais de façon diffuse elle la sentait ; et lors de l’épisode du petit déjeuner, elle devenait affirmative, Vetou guettait son arrivée en haut des marches pour la repousser dans le vide, et lui avait distinctement sifflé « Descends d’ici ! ». Quelle erreur d’avoir avec Jean-Louis continué à vivre dans ses murs, au milieu de ses meubles…

Ils auraient dû depuis longtemps vendre le Coteau et aussi les Chatoux où Macha se sentait toujours exposée, indépendamment des farces douteuses de Christophe, pour reprendre un appartement en ville pas trop loin du cabinet ; et pour leurs vacances fuir ce trou perdu d’Auvergne et prospecter de nouveaux horizons ! En Italie Macha n’avait rien ressenti de tel, ni l’année suivante en Terre sainte où ils avaient itinéré « sur les pas de Saint Paul », deux voyages où ils furent pleinement ensemble, à l’abri des fantômes. Mais Jean-Louis tenait viscéralement à cette maison où il s’occupait amoureusement du jardin, où il avait choisi l’emplacement de chaque meuble et où il soignait sa cave. Quant aux Chatoux, avec tous ces hectares de sapins à entretenir et à étendre, ils n’étaient pas davantage négociables.

Les frères s’interrogeront longuement, au téléphone, sur ce qui arrivait à Macha, ils en sont ébranlés et profondément étonnés, comment interpréter cette succession de catastrophes ? Les deux aînés du moins car Christophe méchamment rigole, « son tailleur pied-de-poule ? Un style inventé pour elle, dis donc, tu renifles d’ici la cuisine ? Ça a dû schlinguer la volaille plumée au chalumeau ! ». Maud presse son mari de faire le voyage, « elle va mourir je te dis, et ce n’est pas ton père qui te parlera, tu n’apprendras rien de plus. Macha est une bonne personne et elle avait pour vous de l’affection, ça lui ferait aussi du bien à elle qui semble en pleine confusion, vraiment tu devrais avoir avec elle une conversation… ». Pierre hésite, il est d’accord pour rencontrer Macha avec laquelle il ressent en effet le désir de faire le point, et la paix, mais il n’évitera pas de croiser par la même occasion son père, et ne voit pas comment l’aborder. Ils ne se sont pas revus depuis les funérailles, et n’ont échangé à l’occasion des fêtes que des lettres insignifiantes, le silence entre eux est de mise, il l’a toujours été.

La confusion dont souffre visiblement Macha est tout à son honneur, elle prend sur elle la culpabilité que devrait ressentir Jean-Louis, en bonne cheftaine elle expie pour deux. Bizarre comme le remords emprunte la forme de cette histoire de revenant… Elle ressent profondément le tort fait à Yvette, l’injure du corps non recherché, et aussi l’insolence de leur couple, avant, au temps de l’adultère. Macha pourtant n’est pas une intellectuelle, elle se fait des choses une intelligence toute pratique, et surtout elle est croyante. Elle sent qu’Yvette est toujours là, elle se fait petite dans le lit, la nuit, pour laisser moins de prise à sa rivale au cours de ces insomnies entre deux et quatre-cinq heures auxquelles elle n’échappe plus, et qui lui laissent le temps de ruminer et de compter, qu’est-ce qu’elle possède dans cette maison ? Peut-elle se dire chez elle auprès de ce mari glouton qui dort lourdement à ses côtés ? Tient-elle suffisamment de place, tient-elle seulement sa place auprès de lui pour qu’il oublie sa vie d’avant ? Dans le noir de la nuit, elle respire sous l’emprise et la respiration de l’autre qu’on n’a pas bien enterrée, et qui réclame toujours son dû. Le père, les trois enfants ont leur vie, ils sont passés à autre chose, et la grand-mère dans son Home à quoi pense-t-elle en ce moment ? C’est sur elle la faible Macha que repose la charge du deuil, elle a toujours été au service des hommes de la famille, d’une certaine manière ils lui demandent maintenant de s’occuper de la morte. Ou, par celle-ci, d’être terriblement occupée.

Pierre n’a pas eu le temps, ou la volonté suffisante, de visiter Macha qui est partie début août, en pleine dispersion estivale. Dans son état, il valait mieux faire vite commentent les frères, qui cette fois encore ne reverront pas leur père, l’enterrement s’est fait sans eux, même Elisabeth n’a pu y assister, ayant alors réservé avec Olivier une location en Bretagne. Mais par Théo toujours, ils ont eu droit à quelques précisions ; Jean-Louis a fait deux voyages aux Chatoux pendant que Macha était en soins intensifs à l’hôpital, il a rencontré dans la région des agents immobiliers et, à la surprise générale, il vend ! Christophe le confirme, les panneaux sont apparus dès septembre aux murs et sur les grilles extérieures de la maison. Autre surprise de taille – mais jusqu’où faut-il croire cette mauvaise langue de Théo ? – il n’est pas venu seul lors de son dernier passage, il a fait visiter les lieux à une femme qui n’était pas une acheteuse, tous deux sont arrivés dans la voiture de Jean-Louis, ils ont dormi sous le même toit et on les a vus repartir ensemble… « Sacré Papa, commente Christophe, il a déjà recruté la remplaçante ! » Et en effet, on n’a plus revu leur père aux Chatoux, ni à Blégis où il a liquidé au cours de l’hiver le cabinet et la maison du Coteau, pour s’installer avec une ancienne pharmacienne très riche paraît-il, une certaine Colette ou Nicole, propriétaire d’un manoir dans les Vosges du côté de Nancy, et de plusieurs maisons en Bretagne où le fantôme d’Yvette ne risque pas de venir le tirer par les pieds.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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