Une minute de silence

Publié le

thLa Grande Chartreuse, Isère

Les manifestations qui marqueront à l’automne prochain la première des quatre « saisons » consacrées en Isère aux Paysages comportera, à l’initiative de Philippe Mouillon qui coordonne l’ensemble, une journée dans le massif de la Chartreuse, au cœur de la zone de silence (qui entoure le monastère) et que nous aimerions consacrer, précisément, à des débats-interventions sur le thème du silence.

Le paradoxe pragmatique est évident, parler du silence ! Le contenu de l’énoncé heurte de plein fouet son énonciation. Je me rappelle pourtant, à l’ENS-Fontenay voici une quinzaine d’années, un colloque semblablement consacré au Silence auquel Raymond Devos avait accepté de participer, par une conférence (improvisée ? Comment savoir avec lui…) où il développait la formule « Un ange passe », ou plutôt deux anges qui se carambolaient dans un grand froissement d’ailes et d’auréoles… Cher vieux Raymond, nous avions fini dans le jardin où il retrouva son sérieux (allez savoir !) pour causer avec nous de linguistique et des théories de l’énonciation.

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Que dirons-nous et avec qui, lors de cette journée encore à remplir ? (Si, ami lecteur, vous aviez à nous faire à ce sujet la moindre suggestion, merci de la poster ici en Commentaire.) Je me rappelle, au colloque François Jullien de Cerisy (largement évoqué sur les pages de septembre-octobre 2013 de ce blog), avoir visionné les impressionnantes vidéos de Caroline Duchâtelet qui « illustraient », ou poursuivaient par des moyens purement visuels (sans aucune bande-son) la problématique des « Transformations silencieuses » : lever du jour dans l’intérieur sombre d’une maison, ou course échevelée des nuages… Je me rappelle le beau livre d’Elisabeth de Fontenay sur Le Silence des bêtes… Et je songe aussi aux turbulences entraînées, à la suite des attentats de janvier 2015, par l’imposition d’une minute de silence dans les lycées et collèges. Qu’entendons-nous, à quoi pensons-nous au cours de cet exercice parfois plus violent qu’il ne semble, une minute de silence ?

Le propre d’une pareille minute, où nous fermons nos écoutilles aux signaux extérieurs, est de faire remonter les signes et pensées du dedans ; si « toute conscience est conscience de quelque chose », vider le monde environnant de ces paroles nous met à l’écoute des voix intérieures, ordinairement réprimées ; l’exercice peut s’avérer déstabilisant dans la mesure précisément où nos perceptions actuelles, tournées vers le dehors, nous protègent ou nous divertissent d’autres pensées issues des profondeurs. Dans le cas d’une retraite spirituelle dans quelque Chartreuse, cette discipline est censée accueillir la méditation ou favoriser la prière ; la table rase imposée au langage, ou à des sons de divertissement (musiques, radios et téléphones portables, babils et bruits du monde) renverse les figures ou les saillances sonores, mais laisse remonter du même coup à la conscience ainsi désencombrée le fond, sa propre rumeur interne, un dialogue de soi avec soi, ou avec l’âme. Un fonds, écrit aussi François Jullien pour souligner qu’il est ressource, et qu’on n’en aura jamais fini avec lui de s’entretenir.

 

Tes pas, enfants de mon silence,

Lentement, saintement placés,

Vers le lit de ma vigilance

Procèdent muets et glacés.

 

Personne pure, ombre divine,

Qu’ils sont doux, tes pas retenus,

Dieux ! tous les dons que je devine

Viennent à moi sur ces pieds nus.

 

Si, de tes lèvres avancées,

Tu prépares pour l’apaiser

A l’habitant de mes pensées

La nourriture d’un baiser,

 

Ne hâte pas cet acte tendre,

Douceur d’être et de n’être pas,

Car j’ai vécu de vous attendre

Et mon cœur n’était que vos pas.

 

Au colloque de Fontenay, je me souviens avoir proposé une analyse de ce poème très connu de Valéry, « Les Pas », pour y montrer justement le renversement du dehors au dedans : ce poème de l’attente du poème fait le silence pour mieux favoriser la venue de, ou entendre monter, « Ces pieds / Tes pas / Vos pas », termes qui jouent fortement sur l’homonymie des pieds d’un vers avec l’organe de la marche. Poème cardiaque ou du battement le plus intime, et vital, disais-je à Henri Meschonnic également présent, mais qui protesta furieusement, le muscle cardiaque n’est pas ambulatoire, le cœur ne se situe pas dans les pieds !

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Je persiste à trouver admirable cette façon de tresser en si peu de mots, seize octosyllabes, l’extérieur de la chambre avec l’espace du dedans (tête ou poitrine), ou Eros (la visiteuse aux pieds nus, le baiser) avec l’advenue du logos par excellence, le poème « saintement placé ». André Breton je crois mentionnait au crédit de Valéry (qu’il avait beaucoup aimé avant de se séparer bruyamment de lui) son « érotisme scabreux », particulièrement sensible dans une pièce aussi raffinée que celle-ci.

Il est certain que « loin du bruyant amour » (pour citer le sous-titre donné par François Jullien à De l’intime), nous aurons à nous pencher – sans nous couvrir nécessairement de capuchons de bure – sur des pensées comme celles-ci, où le poème bat et vacille au bord du silence.

Ce poème au plus près du cours de la vie dans le battement des organes, poème suggestivement autoréférentiel et combien intime ! nous dit aussi qu’il n’y a pas de vrai ou pur silence ; celui que nous imposons au monde favorise l’écoute de la vie, ou de notre propre rythme intérieur. Méditer libère ces cadences, nées du resserrement de l’écoute aux pulsations du balancier intime. Tentons d’ailleurs, par expérience de pensée, de mieux cerner cette équivoque notion, que serait un silence pur ? Ou plutôt : quel abaissement du taux habituel de bruit nous permet de dire qu’on a fait une minute de silence ? Autour de la Grande Chartreuse, l’oreille des moines tolèrera mal le passage d’une moto trial forcément ressenti comme une violation, mais le bruit lointain d’une cognée ou d’une tronçonneuse dans la futaie ? Le passage d’un avion ? L’appel d’une bête, ou des chants d’oiseaux ?

Quant aux  moines eux-mêmes interdits de paroles, ne pratiquent-ils pas derrière leur clôture le chant et la prière à haute voix sans aucunement violer leur vœu de silence ? La frontière de notre sujet n’est pas claire, ce qu’il entre de bruits ou de sons dans tout silence reste à préciser.

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4 réponses à “Une minute de silence”

  1. Avatar de ccc
    ccc

    Je pense à l’œuvre d’Antoine Emaz et aux réflexions sur le silence et le livre (Le silence et le livre

    par François Rouyer-Gayette )…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Catherine, il y aura en effet une réflexion à tenir sur le passage de l’oralité au froid silence du livre, et ses ressources d’analyse, à l’écart ou dans la rumination constructive ; je ne connais pas vos deux références, nous allons regarder ça !

  2. Avatar de Robert B.
    Robert B.

    Ils se sont endormis après les laudes, il y a un peu plus de trois heures – au moment où je vous écris – et dans cinq minutes à peine ils se lèveront pour célébrer le premier office d’une nouvelle journée qu’ils passeront comme toutes les autres pour la plus grande part dans le silence de leur cellule. Cette journée sans cesse recommencée qui est celle des Pères et des Frères de la Grande Chartreuse et que nous donnait à voir – et un peu partager aussi peut-être – le très beau film de Philip Gröning, « Le Grand Silence », apparu il y a une dizaine d’années sur nos écrans. Je me souviens que c’était une expérience cinématographique assez extraordinaire que de se lever après les deux heures que durait ce film, dans la salle muette du Méliès à Grenoble, et de se retrouver sur le trottoir l’instant d’après – en songeant qu’à quelques kilomètres à vol d’oiseau la vie continuait, immuable, entre les murs muets du monastère.
    Il m’arrive souvent de penser à ces Pères et à ces Frères, dans les moments de trop rare silence – c’est l’office de la nuit, pour nous qui vivons dans un monde de bruit, que de nous replonger dans le silence -, il m’arrive de penser à eux en me demandant parfois qui, d’entre tous ces hommes ayant voué anonymement leur existence à la prière et seulement entrevus au fil de ces images, qui est encore en vie parmi eux.

    Il y aura tant à dire également lors de votre journée d’automne sur « le baptême de la solitude » (l’expression est de Paul Bowles, dans l’un de ses plus beaux textes) que l’on pouvait faire, naguère encore, aux portes du désert – je pense ici aux déserts de sable… Mais sans oublier en effet le bruit de la cognée au loin dans la futaie, ou le chant des oiseaux, ou le bruit des pas qui résonnent dans les couloirs : il faudra bien que soit faite, donc, dans les minutes de vos réflexions à venir sur le silence, au coeur du paysage, que soit faite mention de tous ces sons amis, comme des échos poétiques d’une vie qui ne se fait jamais oublier jusque dans les territoires du grand silence.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Tu as ta place toute marquée pour intervenir au cours de cette journée, cher Robert, sur les sujets de ton choix, Bowles, le cinéma, la solitude au désert et tant d’autres. C’est vrai que les moines ne sont qu’à quelques kilomètres d’ici à vol d’oiseau, et je me demande moi aussi selon quelle économie mystérieuse leur accumulation de silence équilibre nos bavardages…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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