Le propre du terrorisme est d’être contagieux, ou de chercher à contaminer le corps social, à le rendre anormalement et négativement conducteur – le comble de cet état se trouvant réalisé dans la panique. Qu’est-ce que la panique, terme dérivé du mot grec pan (qui désigne la totalité), mais aussi du dieu Pan lié aux désordres de la fête ? Le propre du désordre ou de la fureur panique est de contraindre chacun à faire mimétiquement comme son voisin, un cran au-dessus ; de prendre en masse le corps social dans une surenchère d’imitations. Dans une foule qui se rue en cherchant la sortie, chacun mime chacun en s’efforçant de courir plus vite, au risque d’écraser des corps ; dans l’effroi des visages qui m’entourent, je trouve un motif de m’abandonner moi-même à plus d’effroi encore, etc. Il est très difficile de disjoncter, de ne pas céder à la contagion générale lors d’un tel runaway. L’emportement panique est dangereux parce que mécaniquement mimétique (chacun fait « plus de la même chose » que chacun, on ne peut pas ne pas communiquer), donc autorenforçant. C’est ce qu’on appelle en cybernétique un feed-back positif (le contraire d’une auto-régulation par compensation, du type du thermostat).
Le même phénomène de raptus mimétique, porté à son comble quand une foule fuit en désordre le lieu d’une explosion, s’observe au ralenti dans la longue traîne des images des attentats qu’on nous ressert en boucle, comme pour réveiller chez le moindre téléspectateur un peu de cet effroi primaire, pour impliquer le corps social et le faire frissonner, très loin du « théâtre des opérations » et jusque dans ses dernières ramifications.
A cet égard, il est banal de répéter que l’appareil médiatique est le meilleur allié des terroristes, qui le prennent en otage chaque fois que nos télévisions et nos journaux ne peuvent pas ne pas relayer, ne pas montrer, à charge pour chaque journaliste de ne pas surenchérir dans l’horreur (faisant ainsi le jeu terroriste) mais de savoir édulcorer, flouter, encader des images intrinsèquement choquantes ou traumatiques par un commentaire cathartique, ou le plus possible explicatif.
Devant les scènes de l’aéroport dévasté de Bruxelles, du métro éventré, chacun est saisi d’effroi – si c’était moi embarquant dans ce terminal, passager dans cette rame… – mais aussi de compassion et d’un immense élan de solidarité : les corps penchés sur le macadam de la place de la Bourse pour y gribouiller, y déposer une fleur ou une bougie nous émeuvent par leur pulsion élémentaire de témoignage, de présence ; la solidarité se manifeste en acte dans la rue, on ne veut pas être représenté ni « délocuté » (parlé par d’autres ou à distance), on s’éprouve par ces événements poussé à manifester, c’est-à-dire à s’engager en personne, sur le mode d’une présence physique. Les corps font la chaîne, dans l’horreur comme dans la sympathie, de sorte que le même mimétisme, vecteur du trauma, véhicule aussi son contre-poison. « Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve » : la célèbre formule du poète Hölderlin s’applique bien, je crois, à ces journées de terreur collective et de deuil, qui engendrent aussi une solidarité profonde et un élan compassionnel. En frappant et en faisant résonner la chaîne humaine, les terroristes réveillent le nous, un mode d’existence oublié ou dont nous nous passons en régime de basse communication.
Obsèques, ce beau mot tiré du latin signifie le cortège, une file suivant un corps. « Je suis – Charlie, parisien, bruxellois… », l’identification spontanée du hashtag conjugue de même à son insu la première personne du verbe suivre, elle inscrit le fragile petit moi de chacun dans un ensemble plus vaste.
Cette conjugaison de la terreur est donc aussi celle de la sympathie, et d’une authentique solidarité. « C’est l’Europe qu’ils veulent frapper », répètent nos chefs d’Etat, et avec eux la plupart des commentateurs : l’Europe réaffirmée comme bien commun et comme partage, à l’heure où les frontières se ferment aux migrants et se couvrent de barbelés. La bonne nouvelle de ces attentats, qui débordent à la vitesse de la lumière tous nos parapets, c’est qu’ils nous arrivent à nous : qui, nous ? Ce pronom a donc un sens, une histoire, une géographie et comment le remplir ?
Le terrorisme nous fait entrer dans un monde où nous devrons désormais vivre et penser sous une épée de Damoclès, ou dans un cadre affecté, ou infecté a minima, par une forme de guerre. Or l’image traumatisante ne m’enfonce pas seulement dans l’évidence de ma vulnérabilité, fatale, inéluctable ; les mêmes images n’arrivent pas qu’à moi seul, elles touchent entre les individus le fantôme d’une communauté invisible, d’un nous fragile mais que l’évidence du danger ranime paradoxalement.
« Là où croit le danger croît aussi ce qui sauve » ? Avec ce beau vers, cybernétique, Hölderlin anticipait la régulation du thermostat.
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