Réponse à « Shakespeare, Combien de prétendants ? »
Mon premier sentiment, à la réception de ce livre numérique, est de satisfaction et de gratitude : Dominique Goy-Blanquet et François Laroque (puisque c’est à eux, si je comprends bien, que nous devons cette initiative) ont pris nos deux ouvrages assez au sérieux pour élever contre nous, en hâte, ce contre-feu. Et comme ils m’ont fait la grâce ou l’amitié de m’inviter à y contribuer, l’affaire revêt un semblant d’impartialité, même si Tassinari n’a pas bénéficié de la même demande, et que je m’y retrouve seul contre quinze, ainsi placé dans la fosse aux lions ! Merci donc à François et à Dominique d’avoir assumé le risque, pour mieux clore péremptoirement ce débat, de donner un peu de visibilité à vos adversaires qui ne peuvent que s’en réjouir : tout vaut mieux, au point où nous en sommes, que la censure par le mépris ou le froid silence.
Les livres numériques ne sont guère ma façon de lire, et j’entre dans celui-ci avec difficulté ; mais faute de pouvoir l’annoter, le parcourir ou facilement le souligner, je comprends que cette forme autorise une réponse, un certain degré d’interactivité et que, de leur côté, nos adversaires attendent ma réaction et celle de Tassinari. Je ne répondrai pas pour celui-ci, qui examinera à son rythme et aura sûrement à cœur de riposter ; je dirai en préambule que j’ai abordé cet ensemble de contributions (fort inégales, et très différemment ciblées) avec l’anxiété d’y tomber sur des arguments qui réduiraient à néant, ou ridiculiseraient, une hypothèse à laquelle j’aurai consacré finalement deux ans de ma vie et un livre – avec moins d’énergie sans doute que Tassinari mais tout de même, me suis-je fourvoyé au-delà du vraisemblable, ai-je caracolé sur le mauvais cheval ? Mon livre, dans ses dernières pages, exprimait le même doute, « suis-je fou ? » Est-il bien raisonnable d’aller ainsi à la bataille presque seul contre tous, sur un sujet à ce point énorme, et avec un bagage si léger ?
Mon premier sentiment, au terme de ma lecture, est de soulagement : ouf, nous passons le crash-test ! Je veux dire que la dispute nous porte sans doute quelques coups sensibles (je vais préciser lesquels), mais que sur l’essentiel les attaques ripent ou glissent à côté de la plaque, off the mark, en préservant le cœur de la controverse. En bref, bien loin de m’écraser vous me laissez quelques arguments de poids pour vous répondre, et rebondir.
Je ne suggère pas, écrivant ceci, que je cherche la bataille pour le plaisir, dans un esprit de querelle avide d’autopromotion (comme le prétendent quelques-uns d’entre vous), indifférent à la quête sincère de la vérité. Je maintiens que ce problème de l’identité de Shakespeare se pose, qu’il est grave et profond, et que nos stratfordiens ici ligués se hâtent plus souvent de contourner ou d’ignorer nos objections que d’y répondre. Si l’un de vos articles toutefois formulait en clair une preuve convaincante, pour démolir Florio ou asseoir solidement Shakespeare, j’y souscrirais et m’avouerais battu – non certes de gaîté de cœur mais battu. L’affaire, heureusement ou malheureusement, s’avère assez complexe pour que ni vous ni nous ne puissions, à l’étape actuelle, crier victoire.
J’avais dans ma propre contribution (comme auparavant dans une réponse à Dominique Goy-Blanquet publiée sur mon blog à la suite de son article de En attendant Nadeau, déjà intitulé « Shakespeare, combien de prétendants ? »), proposé une sorte bien illusoire de charte pour nos débats futurs, où j’énumérais les dix points qui font pour moi le fond de l’affaire, ou le nœud du problème : réfutez positivement ces objections, autrement que par des incantations et des amalgames, et je vous rendrai les armes… Car c’est à mes yeux le noyau dur de la querelle, ou de ce qui m’opppose à vous. Hélas, personne n’a pris la peine de lire, alors que moi je vous lis, jusqu’ici même et m’efforce de vous répondre…
Car il existe une éthique de la discussion : respect mutuel des adversaire, écoute réciproque, réponses sans dérapages ni amalgames de principe, attention portée aux points déjà avancés ou d’avance réfutés… A quoi bon revenir sans cesse à Délia Bacon armée de sa pelle et de sa lanterne sourde, aux élucubrations touchant les codes et les anagrammes, à l’hypothèse de Vere ou Marlowe, soutenons-nous cela ? Mon (pourtant) ami François Laroque me semble sur ce point de l’éthique particulièrement défaillant : je pratiquerais le sophisme, mon livre accumulerait « les approximations, les conclusions hâtives et les idées préconçues » – ceci écrit tranquillement sans donner aucune citation à l’appui de ces propos calomniateurs ? « Mais pour DB, aucun doute possible (…) il se montre sourd à toute objection, Shakespeare est Florio et Florio est Shakespeare, CQFD. Je caricature ? » Oui François, très gravement et c’est insupportable, car mon livre réagit au contraire contre le titre trop affirmatif de Tassinari en anglais, John Florio, The Man who was Shakespeare », je tiens quant à moi qu’il s’agit non d’une thèse mais d’un hypothèse, dont je m’empare pour propager le doute, non asséner une vérité ; je trouve l’idée séduisante, enrichissante, je la documente de mon mieux en vous proposant des objections – auxquelles vous ne daignez pas répondre. Nous chercherions midi à quatorze heures, « pour eux la littérature ne saurait être qu’autobiographique, reflet fantasmé ou romancé de la vie de l’auteur ». Voici formulé un premier point crucial d’achoppement, largement répété par Chartier, Shapiro, Goy-Blanquet, Frances…, sur lequel il faut s’expliquer.
Mon livre fait très peu référence à des faits précis qui, attestés dans la vie de l’un ou l’autre Florio (le père et le fils), passeraient dans l’œuvre sous forme de personnages, de situations ou d’intrigues. L’exil sans doute, un cadre général souligné par Tassinari ; mais rien d’aussi ponctuel que l’allégation, reprise par plusieurs stratfordiens, du prénom du fils Hamnet dérivé dans l’œuvre en Hamlet. Je n’ai nulle part écrit que les pièces (théâtre ou poèmes) reflétaient une forme quelconque d’autobiographie ; j’ai soutenu en revanche qu’après des années de clôture textualiste, défendue par des auteurs aussi prestigieux que Derrida ou Barthes, la recherche s’ouvrait heureusement à une critique moins fermée, ou les biographèmes retrouvaient une place, comme d’ailleurs ces deux auteurs l’ont eux-mêmes et ensuite soutenu, battant en retraite ou corrigeant les excès de leurs propres thèses.
Laroque, et ceux qui croyant me réfuter lui emboîtent le pas, confondent sur ce point appel ou rappel biographique et conditions médiologiques, choses pourtant bien différentes : la biographie est individuelle, la condition médiologique impersonnelle, ensemble de facteurs matériels, techniques et culturels. Ces facteurs peuvent impliquer des remarques biographiques, quand par exemple je relève qu’il faut pour écrire « comme Shakespeare » manier plusieurs langues, au premier rang desquelles l’italien, et qu’on trouve ce bagage linguistique plus abondant chez Florio que chez votre triste champion. Ce point renvoie donc à la question de savoir quelle langue au juste parlait ou maniait Shakespeare : Tassinari y consacre l’essentiel de son ouvrage, qui mérite sur ce point une meilleure discussion, une discussion que vous n’ouvrez pas.
Jacques Darras, toujours fièrement emporté mais qui nous donne ici un texte plein de saveur, n’a pas de mots assez louangeurs pour nous faire toucher cette richesse verbale de Shakespeare. Il corrige ainsi Goy-Blanquet, qui croit me confondre quand j’avance que Shakespeare n’écrivait pas une langue vernaculaire : oui, il enrichissait considérablement la langue disponible de son époque, et ce trait porté à son crédit par Darras le rapproche en effet dangereusement de Florio. Dans le même élan, Goy-Blanquet reproche à Florio un ressentiment contre la langue anglaise (fondé sur une citation des First Frutes) que je crois abusif : sa traduction de Montaigne en anglais montrerait plutôt un amour délirant, excessif pour cette langue, comme bien sûr tous les ouvrages signés par ce traducteur lexicographe, né à Londres faut-il le rappeler, et native speaker.
Et, pour m’attarder sur Goy-Blanquet, je ne comprends pas son titre : les « singes dactylographes » font partie d’un argument cosmologique souvent repris, notamment par Borgès (antistratfordien notoire) dans une première version de « La Bibliothèque de Babel », pour soutenir dans la création l’hypothèse instituante du hasard, à condition d’accorder à celui-ci une éternité de « coups ». Cette stimulante spéculation n’a rien à voir avec notre démarche, et nous en prendrions plutôt le contre-pied : c’est l’hypothèse (l’hypostase) du « génie », ou de l’imagination créatrice qui croit au deus ex machina du hasard, là où pour ma part je chercherais plutôt à la création des causes ou conditions médiologiques qui ne doivent rien au désordre, et qu’il s’agit justement d’exhumer.
Roger Chartier rejoint cette sensiblité médiologique à sa manière, en nous brossant (ainsi que l’article suivant de Shapiro) une rapide archéologie du théâtre, de la création littéraire, du statut de l’auteur et des usages qui généralement présidaient à ces productions culturelles avant notre révolution romantique. Rappel bienvenu (et repris ici par beaucoup) tant nous avons tendance à juger anachroniquement cette vie des lettres à partir de notre époque, ou de nos catégories individualistes et morales. Avec plusieurs autres, Chartier pointe la collaboration probable de « Shakespeare » écrivant ses œuvres au sein d’un collège plus ou moins visible – donc l’inanité d’une exégèse biographique de celles-ci. Les pièces à plusieurs mains ne dépassent pourtant pas le nombre de cinq (sur un total des 36 du Folio de 1623), et je ne vois pas en quoi cet argument permettrait de préférer le Shakespeare de Startford à Florio : à supposer que cette collaboration soit prouvée, elle n’a laissé de part et d’autre aucun souvenir attesté, aucun échange de correspondances ou de témoignages. Balle au centre ! De même les développements et rappels salutaires de Chartier ou Shapiro sur les conditions de la vie littéraire d’alors s’appliquent également ou impartialement aux deux personnages, et renvoient nos « prétendants » dos à dos. Cette série d’arguments vise la pulsion biographique chez la critique, ou « le jeu stérile du profilage de l’auteur appuyé sur les faits et gestes de ses créatures » (Shapiro) : j’ai dit que telle n’était pas mon approche du problème.
Au chapitre de la collaboration et d’un éventuel « collège invisible » de scripteurs, mieux vaudrait distinguer une collaboration synchronique (cinq pièces ?) d’une collaboration diachronique, à partir des multiples sources et emprunts de l’invétéré plagiaire, un mot à prendre en très bonne part à une époque où inventer c’est reprendre, et copier pour améliorer. Mais cette question des sources est épineuse et dangereuse pour le stratfordisme, et aucun des auteurs de ce volume ne s’aventure à expliquer l’accès de Shakespeare à des pilotis italiens alors non-traduits ; Christophe Camard, dans son article pourtant consacré à la présence de l’Italie, cite bien la source du Pecorone pour Le Marchand de Venise et donne ses dates de composition originales, mais en se gardant de préciser que sa traduction fut postérieure à son adaptation par Shakespeare…
Chartier encore, et à sa suite beaucoup d’articles, relèvent la longue tradition critique en quête de prétendants : 77 paraît-il, j’en ai donc minimisé le nombre dans mon livre. So what ? Est-ce un argument dirimant contre Florio, le dernier en date ? J’ai souvent constaté que cette objection fonctionne dans les deux sens, à quoi bon encore une fois « déboulonner » Shakespeare, vous vous croyez original ? On connaît ça depuis longtemps !… Mais aussi : oui, cette tradition du doute est à prendre en considération, vous avez bien raison de reprendre l’enquête et de chercher un meilleur remplaçant… Sur ce point aussi, l’objection se retourne comme une manche.
La question du testament est plus délicate, et je dois concéder que nos adversaires ici marquent un point : nous avons confondu testament et inventaire des biens, les livres étant des biens meubles ne figuraient pas normalement dans les dernières volontés du défunt – même s’il y a des contre-exemples, celui de Florio au premier chef léguant sa considérable bibliothèque aux Pembroke. Le testament de Samuel Daniel non plus ne mentionne aucun livre (Shapiro), sans que cela altère ce que nous savons de sa personnalité littéraire. Il n’empêche, le testament connu de William Shakespeare continue de nous inspirer un grand sentiment de gêne ; l’auteur de l’œuvre que nous admirons tant, l’humaniste accompli qui s’était hissé au somment du génie de son époque n’avait-il à l’article de la mort aucune parole plus relevée à laisser à la postérité ? Cette objection reflète-t-elle, une nouvelle fois, une conception anachronique, morale ou trop individualiste de l’auteur ? Certains testaments de cette époque ne mentionnaient-ils aucune forme d’un « legs spirituel » ? J’ai, dans mon livre, remarqué à ce chapitre du legs que toutes les pièces de Shakespeare n’avaient pas été jouées à la date de 1616, et qu’il en conservait donc par devers lui le manuscrit ou la copie ; cette source de revenu n’était-elle pas bonne à coucher dans un document qui va si loin dans la répartition détaillée de sa richesse ?
Que savait Shakespeare ? Une bonne part des contributions de ce livre tournent autour des degrés de culture de notre auteur dans tel ou tel domaine, et c’est en effet une question cruciale, où la bataille se déroule paradoxalement à front renversé : les stratfordiens, pourtant défenseurs attitrés du Barde, tendent à minimiser son ou ses savoirs, que les antistratfordiens au contraire apprécient et exaltent parfois jusqu’au délire ! C’est ainsi que Goy-Blanquet rabaisse ses connaissances en matière juridique, qu’on aurait beaucoup exagérées, notre héros n’en avait de fait que des bribes astucieusement présentées… Sur ce chapitre du droit cependant, Mark Twain déclare expressément le contraire dans un livre récemment traduit (au titre que Laroque juge « ramenard »), To be or not to be Shakespeare ; étant donné qu’on ne cesse d’écrire des thèses sur « Shakespeare et… » – la médecine, la navigation, les armes, la botanique ou que sais-je ?, on devrait parvenir à se mettre d’accord sur l’étendue (encyclopédique ?) de ses connaissances. Et cette évaluation sera évidemment cruciale pour le départager de Florio. J’avoue avoir du mal à suivre Edmonson et Wells quand ils affirment ici (chapitre repris de leur ouvrage de 2013 Shakespeare Beyond Doubt) qu’ « on a amplement démontré que le bagage correspondant à une éducation secondaire était amplement suffisant pour écrire une œuvre pareille » – les deux amplement de cette phrase me semblent décidément de trop !
Une autre pomme de discorde, ici bien représentée, concerne les mentions et témoignages de reconnaissance portés à Shakespeare de son vivant. La plupart de nos adversaires objectent que « Shakespeare » était bien connu, une figure familière dans le paysage théâtral et littéraire dès les années élisabéthaines, à preuve le pamphlet de Greene, ou le catalogue de Meres… Sur Greene, il faut avec Diana Price mieux lire le pamphlet, dans ses trois parties, pour comprendre qu’il n’attaque pas un rival dramaturge gênant mais dénonce plutôt un pirate, et un imposteur. Une certaine confusion règne sur les relations du monde cultivé avec Shakespeare, dans la mesure où l’on ne mentionne jamais que son nom (en effet connu), rarement ou si peu la personne qu’on aurait fréquentée sous ce nom, et de son vivant (la plupart des témoignages cités à l’appui sont posthumes, comme ceux de Ben Jonson). C’est ainsi que Shapiro écrit ici faussement : « Pour ces étudiants (qui l’admirent), il était une présence vivante dont ils connaissaient la poésie par cœur… » Certes, mais présence vivante est mis ici par figure, car elle n’était que littéraire, provenant du ouï-dire et de la lecture ! Diana Price a particulièrement fouillé cette question des témoignages, pour les contester, mais Shapiro ne fait que la citer en se gardant de la réfuter.
Nous ne contestons aucunement les hommages et les témoignages qui attribuent pièces ou poèmes à « Shakespeare », puisque ce nom peut fonctionner comme un pseudo. Un témoignage vraiment convaincant serait celui qui associerait une connaissance directe et personnelle du bourgeois de Stratford avec sa reconnaissance littéraire de son vivant : un tel document a-t-il jamais fait surface ?
La présence de l’Italie dans l’œuvre de Shakespeare soulève une question capitale, et constitue le fil rouge ou la trame du livre-enquête de Tassinari, mais l’article que Camard ici lui oppose est bien loin de l’épuiser. Camard a raison de remarquer que les descriptions des villes italiennes demeurent étrangement estompées, ou spectrales, et que ce défaut ajoute à leur pouvoir de suggestion ; j’attendais plus de ce chercheur, qu’il discute par exemple la présence de toponymes difficiles à expliquer, ou d’expressions, d’hapax, de proverbes, d’allusions multiples (aux auteurs italiens, à la commedia dell’arte…) que Tassinari passe en revue et dont Camard ne souffle mot. De même Laroque a soin de citer l’ouvrage de Richard Paul Roe très utilisé par Tassinari, The Shakespeare Guide to Italy, Retracing the Bard’s Unknown Travels (2011), mais il n’oppose strictement rien aux objections que ce livre soulève, se contentant de le classer, avec quelle réprobation, parmi les productions antistratfordiennes !
Deux objections, chemin faisant dans ce volume, m’ont paru pertinentes : celle du métier théâtral d’abord, reprise par Loys Potter mais fortement formulée, déjà, dans un ouvrage de Peter Brook. A supposer que Shakespeare n’ait été qu’un prête-nom, comment expliquer que le véritable auteur, qui dut fréquenter les troupes, y donner des lectures à la table, n’ait pas été mieux connu de ses acteurs ? La dissimulation ou la substitution d’identité, relativement facile dans le rapport d’un auteur à son éditeur, devient improbable dans ses relations de travail avec ses interprètes, comment se dissimuler durablement au théâtre ? L’autre objection, énoncée par Frances, concerne l’extraction sociale de Ben Jonson, encore plus éloigné des classes cultivées que Shakespeare, pourquoi refuser à ce dernier la réussite que nous accordons au premier ? J’avoue très peu connaître l’œuvre de Jonson ; il me semble, à lire Tassinari, que les deux dramaturges se différencient sur le plan de la langue, et produisent des œuvres bien distinctes, la fureur de créations verbales et la complexité morale qui caractérisent Shakespeare (et qui le rapprochent du traducteur de Boccace et Montaigne) ne se retrouvant pas au même degré chez son ami et rival. Mais il faudra mieux réfléchir à ces deux objections.
Inutile de répondre ici aux diatribes d’Henri Suhamy, avec lequel j’ai déjà suffisamment ferraillé sur mon blog : l’histoire de l’ivrogne et du réverbère s’y trouve plus largement exposée. Je relève toutefois sous sa plume (parfois assez drôle) les expressions caressantes à notre endroit de délire, désinformation, droit de mentir et de diffamer, rhinocéros qui foncent tout droit – ce n’est pas à ce niveau que je conçois la dispute. Non plus qu’avec le dernier article, en forme de franche pochade, d’un certain « Richard Wilson ».
Edmonson et Wells m’étonnent davantage quand ils proposent de substituer le terme d’anti-shakespearien à celui d’anti-stratfordien. Ceux qui attaquent le natif de Stratford se rendraient-ils coupables de ne pas aimer l’œuvre ? Cette interprétation se confirme quand ils écrivent : « Aucun artiste ne devrait se voir dissocier de l’œuvre qu’il a produite » (mes italiques), cette relative est de trop, elle présuppose ce qu’il s’agit de mettre en doute. Tout procès en révision de paternité devient ipso facto illégitime, fermez le ban, circulez il n’y a rien à voir ! Nos deux livres protestent contre cette injonction policière. Mais notre couple d’auteurs insiste : « En cherchant à séparer Shakespeare de sa ville natale, on vandalise l’œuvre elle-même et la haute idée qu’en a le monde entier ». Vraiment vous m’étonnez, avez-vous établi quelque part ces liens du Barde avec sa ville ? La forêt d’Arden ? Quelques noms propres de voisins au début de La Mégère apprivoisée ? Le nom du libraire-imprimeur Richard Field natif de Stratford auquel Shakespeare confia en effet l’édition de ses poèmes ? Ces difficultés (pour l’antistratfordien que je suis et que j’ajoute bénévolement à votre texte) ne sont pas insurmontables, elles appellent une meilleure connaissance, encore inexistante, des relations que Florio put nouer avec l’entrepreneur de Stratford (le sonnet mentionnant Anne Hathaway, de métrique et de style assez différents des autres, relève de la même problématique). On peut faire l’hypothèse (qui reste à explorer) d’un début de collaboration, vite abandonnée, entre l’auteur de l’œuvre et l’homme de Stratford qui lui servit de prête-nom.
« Il est grand temps, concluent Edmonson et Wells, que Shakespeare rétorque à ses détracteurs » : à la place de ce pieux wishful thinking, je proposerai aux auteurs du présent livre qu’il est grand temps qu’ils engagent le dialogue avec les antistratfordiens, en respectant simplement ce qu’ils écrivent, en répondant à quelques objections précises. Je ne suis pas cet esprit cramponné à une théorie que Laroque ou Goy-Blanquet dépeignent (« Mon Dieu, priait Voltaire, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge ! ») ; je vous cite, je cherche le dialogue avec vous et, sur le fond, la vérité. Au lieu de m’enfermer dans un choix binaire, être ou ne pas être Shakespeare, ou Florio, j’ai suggéré par le titre même de mon ouvrage une voie « spectrale » qui déjoue il me semble des alternatives trop brutales. Et j’ai surtout cherché avec ce livre, et différents articles et mises au point sur mon blog, à faire entendre à nos détracteurs quelques observations simples, propres à rendre cette question discutable.
Vous n’avez pas prêté assez attention à ce titre, Le Choix du spectre, à ce qu’il indique d’une tentative pour déjouer l’ontologie classique. Un spectre à la fois est et n’est pas, on voit à travers – comme au théâtre. Pourquoi ne pas prêter à l’auteur qui finalement et au bout du compte aura signé « Shakespeare » une volonté de pousser le jeu des masques jusqu’au niveau de son identité ? Et pourquoi vouloir à tout prix décider ? J’ai pour ma part écrit un récit, non une thèse ; le récit ou le presque-roman d’une chasse ou d’une recherche, placée sous le patronnage de Lewis Carroll, d’Aragon et pour finir d’Hercule Poirot.
Et j’ai rappelé dans ma contribution à ce volume, qui ne s’appelait pas encore Combien de prétendants ?, le mot que Lewis Carroll prête à Alice en conversation avec sa petite chatte Kitty, « Let’s pretend… ». Prétendons que nous soyons des rois et des reines, ou Shakespeare John Florio ; puis, comme dit Borgès, considérons « la psychologie de cet intéressant homme de lettres ».
Le roman, le mentir-vrai de l’hypothèse ont plus de vertus heuristiques, peut-être, que toute votre critique n’en saurait rêver.
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