Kristen Stewart (Vonnie) et Jesse Eisenberg (Bobby)
Chaque film de Woody Allen étant pour moi une tentation, sinon chaque fois un événement, j’ai décidé de voir son dernier, Café Society, en même temps que le Festival de Cannes, dans un mutiplex grenoblois quasi désert de l’après-midi. Et j’en reviens enchanté – mais quel est le ressort du charme ?
Les esprits chagrins diront que Woody fait toujours le même film, ou pire, qu’il se repose maintenant sur une bande-son entraînante de standards des années trente, avec évocation nostalgique des voitures, des jupes longues ou des vestes cintrées ; qu’il se fiche du scénario en nous resservant sa famille juive du Bronx, les tourbillons et les flons-flons du monde du cinéma, ou de la boîte de nuit aux couples désuets enlacés, en bref qu’il se contente de peindre une société des plus frivoles sans prendre la peine de passer derrière le cliché, de creuser les apparences ou de développer son intrigue sentimentale réduite ici à une dilution homéopathique.
Dans Match Point, dans L’Homme irrationnel, Woody nous faisait vivre à travers des personnages fortement incarnés des drames de conscience qui allaient jusqu’à la tempête sous un crâne, prélude au meurtre de la femme tendrement aimée. On riait toujours sans doute un peu, mais en longeant la terreur, en côtoyant l’effroi le plus total ; l’intrigue nous entraînait vers la noirceur, nous enfonçait dans la boue humaine. Marivaux y donnait la main à Shakespeare… Plus rien de tel ici. Shakespeare est effleuré dans la parodie de la citation de Macbeth, « Une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un bouffon, ne signifiant rien » qui devient sans insister et comme en passant, dans la bouche du jeune Bobby, « une vie racontée par un scénariste sadique »…
Du cliché, certains concluront au chiqué, alors que d’autres dont je suis adorent ça – pourquoi ? Les premières scènes donnent le ton, piscine hollywoodienne, conversations de producteurs, name dropping des stars et des réalisateurs qui ont fait la légende des studios – sans jamais nous les montrer, pas plus que le cinéma en train de se faire, le travail du plateau. Les gentils pantins qui s’agitent sous nos yeux semblent entraînés comme dans les films burlesques par le mouvement d’une bobine qui tourne quoi qu’il arrive, ils se gavent d’apparence et de potins, ils mènent une vie pelliculaire. L’abondance des auto-citations, avec la carte postale tirée tout droit du film Manhattan particulièrement, ou les récriminations de la mère juive, ne nuit pas à cette construction d’ensemble mais renforce plutôt son impression de déjà-vu, et son climat d’une souriante nostalgie.
En vieillissant, Woody s’allège ou se dégage, du drame, de la nécessité de bien ficeler un scénario ou de raconter des histoires ; comme ses personnages, lui-même semble rêver du cinéma, de la beauté d’en faire, c’est-à-dire d’accéder à cette décomposition lumineuse des choses de la vie rendues dansantes, tourbillonnantes ou légères comme les bulles du champagne (qui donne au film cette couleur dorée où il baigne). Aucun des protagonistes de ce dernier opus n’a réellement de poids, leurs silhouettes sont des images, des hypothèses irisées qui s’interdisent la tragédie, qui goûtent tout juste à l’amertume passagère d’avoir raté un embranchement de leur vie. Même le frère truand, pourtant condamné à la chaise électrique, n’en fait pas une histoire, il choisit le catholicisme et la confession avec l’espoir d’y gagner après la mort une prolongation !
Café Society en somme m’a donné la révélation d’une forme de sagesse que le cinéma pourrait apporter à la vie : comme dans La Tempête (pièce qu’on dit testamentaire de Shakespeare), tout ce film semble filmé avec les yeux naïfs de Miranda s’éveillant au monde et s’écriant « Brave new world » (face à une société où se mêlent quelques ruffians)… La sagesse consiste ici à s’ouvrir au monde, non pour le connaître mais d’abord pour le louer d’être ainsi donné à voir, à vivre ; comme, sur la plage du Pacifique les deux amoureux cheminent entre les vagues et la grotte de rochers où ils font l’amour, émerveillés de tant de fraîcheur. Tout ne sera pour eux qu’apparence et il n’y a rien derrière ; au lieu nous-mêmes de gémir devant ce monde plat (comme l’écran), ces vies fluides (comme la pellicule), nous pourrions au contraire les célébrer, vouloir les rejoindre comme dans La Rose pourpre du Caire l’univers du personnage évadé de l’écran, si touchant par sa candeur, sa simplicité. Jamais Woody ne s’est montré plus indulgent ; sa caméra ne dénonce pas, elle caresse, elle effleure ou effeuille ces images et ces personnages avec tendresse sans leur chercher d’explications ni de tortueuses raisons – comme celles qui obsédaient le réalisateur du temps de ses coûteuses psychanalyses, ou de ses débats avec Dieu.
J’ai songé devant ce film que Liza Minelli chantait dans l’immense Cabaret « Life is a cabaret » en pleine montée du nazisme, dont on devinait en coulisse la prise de pouvoir, la violence de moins en moins cachée, en contradiction flagrante avec la frivolité du spectacle. Ici aussi, à Hollywood comme à New York la vie est un studio ou une boîte de nuit mais sans aucun hors-champ ni contre-partie réaliste tirés de ces années 30 pourtant lourdes de drames, sans monde ni Histoire out there. Le film et ce qu’il montre – le monde du cinéma, les individus qui en vivent ou en rêvent – ne s’opposent pas mais semblent de plain-pied, tissés de la même étoffe dont nos rêves sont faits ; film non d’histoire mais d’ambiance, comme celle de ces boîtes de jazz où, à deux reprises, Bobby entraîne son amoureuse pour mieux la séduire, la ravir. Film ravissant et fait pour les oreilles (comme jadis Radio days) autant que pour les yeux, brillants devant la très soutenable légèreté de l’être.
Café Society s’avance comme une création purement auto-référentielle, où les personnages au prix de quelques petites nostalgies obtiennent au bout du compte ce qu’ils veulent, cette vie glamour et pelliculaire qui enchaîne les clichés et les bons mots de surface sur un air de fox-trot, un solo de saxo ou de contre-basse… La nostalgie d’ailleurs, comme le rêve, a-t-elle le moindre contenu ou contre-partie du côté du réel ? Aux dernière minutes, les visages des deux amoureux qui se sont mutuellement trahis expriment moins le drame que le consentement au flot qui les sépare, aux serpentins et aux confettis de la fête. Avec beaucoup de tact et de pudeur, Woody nous redit ici comment la plupart des hommes (et des femmes) n’accèdent pas au drame, ni à l’Histoire, mais à une stupeur légère et vite oubliée devant le peu d’accomplissements de leur existence, le peu d’être qu’ils apportent au monde.
Sa filmographie en revanche lui apporte beaucoup !
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