Beaucoup des chansons de Leonard Cohen gardent, au fil du temps, un pouvoir de hantise qui me poursuit. Je pourrais en citer plusieurs dizaines mais l’une des plus insistantes, à mes yeux (à mes oreilles), demeure « Alexandra leaving », composée en 2001 et publiée dans le riche album sobrement intitulé Ten New Songs.
Inspirée d’un poème de Constantin Cavafy, précise sans plus la pochette, cette histoire soulève assez de questions pour que nous cherchions explication dans le texte, lui-même énigmatique, de « The god forsakes Antony » (ou « The god abandons Antony ») ; une traduction de son poème grec en anglais, par Cavafy lui-même qui vécut longtemps à Liverpool, est disponible sur internet et accepte les deux titres. Quelle surprise de constater, en remontant de son adaptation par Cohen à l’original, qu’Alexandra s’y nommait Alexandria et désignait non une femme mais la ville d’Egypte où Marc-Antoine, assiégé par Octave, voit tous ses espoirs le quitter, Cléopâtre, le dieu Bacchus qui le protège, cette ville qu’il a aimée mais ne reconnaît plus !… Le très étrange poème de Cavafy enjoint à Marc-Antoine de rester ferme et, regardant par la fenêtre, de ne pas s’abaisser à des échappatoires indignes de lui.
Cohen a conservé le motif de cette injonction, mais le déplacement de la ville à la femme par suppression d’une voyelle (proximité déjà suggérée chez Cavafy, où Alexandria désigne le berceau des amours du triumvir avec Cléopâtre) change tout : une amante à présent s’éloigne, et d’une ligne à l’autre s’avère définitivement perdue, Say good bye to Alexandra leaving / Then say good bye to Alexandra lost. Je crois que l’effet poignant de cette chanson, à la si calme mélodie, tient à ce raccourci d’une douceur implacable, un vers, un enjambement y suffisant pour glisser d’un « départ » à l’évidence sans remède de la perte. Il n’est plus question chez Cohen du général romain, de tentation impériale ni de reine d’Egypte mais, quel que soit le rang de l’homme puissant ou misérable ici convoqué (et la chanson lui prête quelques tentations ou arrangements déshonorants), de ne pas céder à son chagrin : d’admettre qu’une femme nommée Alexandra a bien fait de partir.
A ce point de l’écoute, ou de la transformation du poème grec en ballade américano-canadienne, un autre glissement se propose : malgré toutes les attaches charnelles qui la retenaient à « vous », Alexandra est partie « with her Lord », quel est donc ce seigneur, ce rival souverain ? Dès ma première écoute, j’ai compris et je continue d’entendre qu’Alexandra est décédée, et que c’est la disparition de cette mort qui lui donne cet ascendant sur le poète-narrateur. Narration elle-même très étrange puisque le couple primitivement formé par Alexandra vous incluait, vous ! Cohen renoue dans cette chanson avec une construction ou une tournure vocatives qui ont donné une part de leur emprise à de plus célèbres tubes, « Suzanne » (« And you want to travel with her… »), ou « Sisters of mercy » (« Don’t turn on the light / You can read their address by the moon »)…
Avec Leonard la chanson m’arrive à tous les sens du terme, j’en suis le personnage et malgré moi le héros – autant que l’auditeur. Ce pouvoir d’identification ou d’attribution ne contribue pas peu à notre fascination, nous n’avons aucun mal à nous couler auprès de Suzanne et de ses confitures d’orange trempées dans le thé, ou entre les deux petites « sœurs de charité » le temps d’une tempête de neige au-dehors, ou sur ce lit satiné où Alexandra se redresse, puisque par la grâce de la voix notre place s’y trouve fermement assignée. Le chanteur pratique à cet égard une hospitalité unique ou très singulière, son texte nous accueille, il compte avec nous.
Mais encore une fois, qu’est-il arrivé à Alexandra ? Dans la superposition de présents propre à l’espace du rêve, ou de cette chanson, « nous » ( le narrateur-poète et son actant-destinataire) assistons à la fois au passage d’une procession funéraire (« exquisite music »), puis au départ d’Alexandra se dégageant de sa couche satinée, et à la mention récurrente de sa perte. Les mouvements si particuliers, si physiquement incarnés de l’héroïne sont ainsi perçus sub specie mortis, sous l’angle de l’après-coup ou du trop tard. La fête charnelle n’est plus, sinon comme « sentinelle du cœur » et témoin du passé – elle est partie « avec son Lord ». Le protagoniste survivant n’embrasse plus que d’éblouissants regrets, et il fomente la tentation de nier l’extase de cette présence par le blasphème – cela n’a jamais eu lieu, fantasmagorie du désir, mirage de la mémoire. Non ! exige Cohen, en accord sur ce point avec Cavafy, ne trahis pas tes propres certitudes, tout cela a été, mais simplement n’est ou ne reviendra plus. En rendant justice à la vie qui t’a accordé ce surhumain cadeau, admets ou reconnais aujourd’hui la mort, « drink it in » cul sec, ravale tes larmes et tes murmures.
Le point de bascule entre ce passé trop radieux et ce présent affolant d’absence est fortement marqué par le titre choisi, et le refrain, « Alexandra leaving ». Elle s’en va. Elle passe (comme on dit d’un mourant). Je connais peu de poèmes, de chansons qui avec cette douce insinuation de la berceuse maintiennent l’arc tendu, tendu à se rompre entre l’explosion du souvenir sensuel et la famine de la brutale privation. Sur ce point et puisque notre chanteur semble féru de métaphysique, pourquoi ne pas évoquer Hegel ? Le maître illusionniste de la dialectique a voulu que du négatif naisse une vie supérieure, que la mort soit le ressort de cette vie, ou la résurrection la chose du monde la mieux partagée. Et c’est en effet le cas dans quantité de processus à l’échelle personnelle autant qu’historique. Pourtant, la mort de l’être cher n’est pas dialectique ; « don’t stoop to strategies like this », ne t’abaisse pas à ces magouilles car il y a des morts qui ne s’arrangent pas. Des pertes irrémédiables qui laissent stupide et vide, au bord de la fenêtre depuis laquelle s’entendent encore les échos de la procession.
Dans cette ballade, qui est aussi une berceuse pour contenir la douleur de tous les Antoine, il me semble qu’Alexandra part pour de bon et que Cohen trouverait lâche, pour boucher le trou ou conjurer l’irréparable, de se raconter des histoires. « Pourquoi toujours imaginer le pire ? – Parce que c’est ressemblant » (Aragon, La Mise à mort).
Mais vous, qu’en pensez-vous et comment entendez-vous la chanson ?
Laisser un commentaire