Théâtre noir

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La livraison du dernier Art press (juin 2016) contient un agréable compte-rendu (par Jacques Henric) de mon petit livre Shakespeare, Le Choix du spectre, mais j’y lis aussi une page sur François Jullien (dont je parlerai bientôt ici), et encore un article de Georges Banu sur « L’Expérience du noir au théâtre ». Toujours perspicace, Georges s’interroge sur l’étrange communauté des fantômes (des spectres ?) alors convoqués par la nuit.

En rendant compte de Ça ira, le merveilleux spectacle de Joël Pommerat, j’insistais avant-hier sur le très sensible effet de communauté, d’assemblée agissante et de surrection populaire (d’intelligence collective) palpable lors de cette mémorable soirée. Nous y assistions, dans le feu des discours ou des apostrophes croisés, à une émergence de l’esprit ; l’art oratoire n’est pas ornemental, il constitue le vecteur ou la chose même du politique, qui se fait d’abord avec des mots. Ce qui est aussi le cas du théâtre, d’où la convergence accomplie autour de cette reconstitution d’une Révolution qui n’est pas que française, mais qui fonctionne peut-être comme l’emblème, ou l’invariant archétypal, de bon nombre d’insurrections possibles à travers l’Histoire.

La réflexion de Georges ne porte pas sur l’efficace des discours, mais sur le gain – less is more – que la représentation peut tirer d’une soustraction de la vue. Ne pas voir au théâtre passe pour particulièrement frustrant, songeons au cas banal du spectateur gêné par le quidam assis devant lui. Mais qu’arrive-t-il quand personne n’y voit goutte ? Je laisse le lecteur d’Art press découvrir les exemples pris par Georges de cette oblitération troublante, qui me remémore ma propre expérience, lors d’un (très ancien) festival d’Avignon, où par une chaude après-midi d’été je pénétrais, avec Françoise, dans un « Théâtre pour aveugle » : non seulement la scène était noire, mais il n’y avait plus de scène du tout. Nous étions invités à déambuler, à tâtons, dans un espace radicalement obscur semé d’embûches relatives – petit ruisseau coupant le chemin, murmure d’une fontaine qu’on devinait entourée d’un bassin – jusqu’à atteindre comptoir d’une buvette où l’action théâtrale consistait, toujours dans le noir le plus total, à réclamer une boisson, et à la payer ! avant de la boire en s’efforçant de ne rien renverser. Après quoi il convenait, toujours tâtonnants, de retrouver la sortie.

Dans une pareille privation soudaine des conditions les plus élémentaires de l’orientation, le sens du tact (ordinairement réprimé par la vue) reprenait toute son importance : il s’agissait d’abord de ne pas se quitter, en se tenant fermement par la main ; perdre cette main, ce nouage physique du nous deux, ranimait l’obscure angoisse de l’abandon, d’un déchirement de soi. Je me rappelle m’être étonné, après coup, de ce sentiment de dépendance si vite retrouvé ; somme toute, n’aurait-il pas été plaisant de délaisser sa compagne pour, toujours tâtonnant, palper un autre corps ou lui prendre la main ? De maladroites caresses, une troublante intimité avec des inconnues ne pouvaient-elles en pareille circonstance se justifier, et ce théâtre du noir conduire à un furtif libertinage ? Mais non, ni elle ni moi n’avons cédé à cette tentation, bien au contraire la situation n’eut pour effet que de nous coller l’un à l’autre, de resserrer le lien élémentaire ou, comme je l’ai souvent enseigné dans mes cours d’info-com, de nous rappeler l’absolu et vital primat de la relation.

Je resonge à ce train fantôme ou à cette artificielle nuit des égarés, au moment de serrer sa main. La nuit tombe, elle n’arrête plus de tomber et nous ne savons plus contre elle que faire cela, nous tenir par la main, maintenir ce nous face au noir.

P.S. En illustration ci-dessus, « La Porte-fenêtre de Collioure » d’Henri Matisse (1914), « le plus mystérieux des tableaux jamais peints » précise à son sujet Aragon puisque, composé à la veille de la Grande guerre, ce tableau-fenêtre ouvre sur le noir.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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