Françoise chérie, Cela fera demain jeudi deux semaines que nous t’avons entourée au Funérarium, et l’horloge semble toujours bloquée sur ces heures si pleines consacrées à évoquer tes visages, un temps comme étranglé et qui a du mal à passer. C’est les vacances pourtant, nous les prendrons avec enfants et petits-enfants dans notre maison de Corse, cette maison que tu as tellement contribué à construire et qui faisait ta fierté ; mais le mot même de « vacances » rime trop avec « absence », et sonne étrangement…
Je n’ai pas eu le cœur de changer les réservations que tu avais toi-même faites, tu voulais tellement retourner en Corse et dans les derniers temps te désolais d’y renoncer. Mais nos billets étaient pris.
Tu as mis dans la conception de cette maison de village une merveilleuse énergie, pas étrangère je crois à l’accueil chaleureux que nous ont fait nos voisins corses. D’abord il s’agissait de choisir le terrain, et ce fut rocambolesque, on nous a signalé celui-ci après notre retour infructueux du Cap en juillet 2001, tu y es donc retournée seule aussitôt, par avion puis en stop je crois. Tu as aimé l’endroit au premier coup d’œil et nous avons aussitôt signé le compromis (pour ma part en aveugle, confiant dans tes propres vertus d’enthousiasme) avec son propriétaire parisien, dans cette rue où tu avais fait tes études de géographie et à la veille de nous envoler pour le Laddakh…
Mais notre grande affaire fut de construire ! Un terrain nu diffère en tout d’une maison à retaper, où implanter la nôtre et quelle assise lui donner ?
Nous avons décidé d’étudier notre terrain (1500 m2) en y campant, deux étés de suite. Evidemment brûlants, nous ne pouvions tenir qu’avec un vieux frigo, posé en plein maquis et relié par un long fil à notre voisin, qui deviendra notre maçon ; et aussi une gazinière assez atroce, tout ça retourné depuis à la casse d’où tu les avais plus ou moins tirés. Et notre tente, implantée sous les chênes verts qui peuplent ces restanques biscornues où ils ont, depuis quinze années, incroyablement prospéré.
Je charriais l’eau par bidons depuis la place de Cannelle, comme nous l’économisions ! Les gens observaient ces nouveaux « pinsuts », un peu plus fadas que les autres… Les plans, je crois bien, nous ont pris (à Christophe et à toi) deux ans car un premier projet fut retoqué par l’architecte des bâtiments de France, à juste titre : trop ambitieux, trop compliqué. Le vendeur nous avait livré les propres plans que lui-même avait imaginés et fait dresser, d’une maison ridiculement ostentatoire, et qui faisait par trop violence au paysage. Nous avons pris le parti inverse, la nôtre se verrait peu, abritée entre les chênes, et elle aurait l’air ancienne, fondue au village dont elle occupe l’extrémité haute. Notre voisin Albert l’a parfaitement réalisée, aidé de Raphël, et j’ai pris conscience par nos longues discussions de chantier avec eux à quel point la réussite d’une maison tient à des détails qu’il faut savoir reconnaître, et traiter.
En campant, nous avions pris connaissance des vents, des mouvements du soleil et de la lumière, de la protection des arbres, et la décision de l’implantation se fit au centimètre prêt, je nous revois maniant les cordes, enfonçant dans le sol les piquets… Un « beau volume » comme celui que nous voulions pour notre séjour de plain-pied suppose une forme presque carrée, et c’est l’assise de la maison, 700×750 avec sur chaque côté plusieurs fenêtres, mais attention ! ces fenêtres devaient découper dans le paysage des tableaux ou isoler des vues, et tu ne les voulais ni trop hautes ni trop basses, que de discussions avec Albert qui dut refaire quelques ouvertures… Le choix de la couleur du crêpis fut une autre cause d’infinies recherches et de palabres, il fallait que la maison s’accorde à la terre, et aux rochers qui la surplombent, mais la couleur de cet enduit était sujette à évolution, comment vieillirait-il ? Il ne devait pas non plus paraître trop lêché, et Monsieur Inoubli (que de blagues avec lui et de rendez-vous manqués, repris, abandonnés) fut le premier surpris quand tu lui ordonnas de ne pas achever notre façade, d’y laisser un soupçon de taloches ou de négligence… Hassan lui aussi fut sommé, dans sa réfection des murs du jardin, de ne pas mettre trop de ciment, de respecter les fleurs, ou quelques parties en ruine qui imprimaient à notre cadre le travail du temps…
Ton métier de psychanalyste se doublait ainsi de celui d’architecte, et je perçois de l’un à l’autre une évidente continuité, ne s’agit-il pas dans les deux cas d’offrir à respirer, à circuler ? A mieux habiter son enveloppe…
Si je mentionne un peu longuement ici ton amour (intransigeant) des maisons, c’est que je suis sur le point, en bateau, de retrouver celle du cap corse. Je sais que pendant trois semaines, entouré par les enfants et petits-enfants, je m’y heurterai partout à ton fantôme ; n’aurait-il pas mieux valu, pour ces premières « vacances », choisir une destination exotique et inconnue de toi, l’île Maurice ou l’Islande ?
J’ai préféré la hantise, j’ai fait (décidément) « le choix du spectre » ! On ne se refait pas… Je veux dire, où que j’aille ces temps-ci, ce ne peut être qu’avec toi. Mais quelles sont les ressources ou les chances d’une seconde vie ? François Jullien vient d’écrire sous ce titre un nouveau livre, une méditation puissante dont il m’a confié à tes funérailles le tapuscrit. J’essaierai d’en parler dans un prochain billet.
Voici en attendant quelques témoignages, prononcés le 30 juin dernier au Funérarium ; d’autres suivront, si l’on veut bien me les envoyer par mail. Et une image, reçue ce mercredi matin de Chantal Saragoni : cet arc sur les toits de Paris semble déployer ce sourire entre les larmes, toujours qui revient quand je pense à toi.
Texte de Pascale
Ma chère maman,
Tu es partie tout doucement sans faire de bruit, ta respiration s’est arrêtée, on ne s’en est aperçu que quelques minutes après.
Ça ne te ressemble pas, toi qui étais si présente, si pleine de vie et engagée, tu faisais marcher ton monde un peu à la baguette mais c’était pour notre bien, pour nous montrer tout ce que tu adorais, et notamment les paysages.
J’ai peu de souvenirs d’enfance mais les photos montrent beaucoup de tendresse, de bons moments passés ensemble à faire les foins à la Rigaudie, à organiser des Noëls dans des maisons gelées, à renover la maison d’Herbeys puis celle d’Izouard… Tu étais déjà originale dans les années 80, et devais être bien occupée avec trois enfants, un cabinet à relancer à chaque rentrée et des maisons à remanier car il leur manquait toujours un truc.
Après une adolescence un peu houleuse pour ma part, je t’ai retrouvée avec beaucoup d’admiration, de fierté mais aussi d’agacement parfois à partir de mes 21 ans ; je voyais en toi une femme sportive, passionnée intellectuellement, exigeante, très amoureuse de mon père, se fichant pas mal du qu’en-dira-t-on et bien déterminée à mener la vie qu’elle souhaitait.
Maman, si tu voyais le monde qu’il y a aujourd’hui pour te rendre hommage tu en serais émue, les témoignages que j’entends de part et d’autre me font chaud au cœur, tu étais si appréciée parce que si vivante et si généreuse, c’est le souvenir que je garderai essentiellement de toi. Merci à vous tous d’être là et de témoigner sincèrement sur la femme qu’elle fut, vos paroles sont très apaisantes et réconfortantes.
Adieu ma chère maman je n’oublierai jamais ton entrain, tes bons petits plats préparés en 5 minutes, tes franches parties de rigolade, tes belotes endiablées, ta franchise, ton immense générosité et ton dynamisme qui me portent tous les jours.
Françoise, le 30 juin 2016
par Madeleine Bougnoux
Françoise, j’ai envie de partager nos échanges de ces derniers jours, où tu savais clairement que tu allais allait mourir et où tu nous a tous étonnés par ta sérénité, ta force.Tu souhaitais aller à l’essentiel et tu t’interrogeais sur ce que tu nous avais transmis, tes enfants, tes beaux-enfants et tes petits enfants.
Ce qui nous est venu tout de suite à toutes les deux, c’est le fait de penser par soi-même, librement, ne pas se laisser enfermer par les raisonnements tout faits, les convenances, les habitudes. Liberté de penser et de vivre que tu partageais avec Daniel, et qui est si forte chez tes enfants.
Puis nous avons évoqué ton amour de la nature, ta joie profonde devant les grands paysages, ton amour des jardins. Tu avais des souvenirs très forts des vacances en Auvergne dans la maison de la Rigaudie et des paysans si rustiques qui vivaient près de vous. Brieuc, devenu adulte, a longtemps fait des rêves de cette première maison avec cette grande cheminée. Tu as ancré ces plaisirs aussi chez tes beaux-enfants et tes petits enfants avec les lieux magiques que vous avez façonnés avec Daniel à Izouard, Herbeys, Centuri…
Tu m’as parlé de ces voyages en Hiace Toyota, puis dans le combi VW, avec Pascale, Sylvain, Brieuc et Toutoune (votre Terre-neuve), des rigolades dans le camion le soir et des parties de belote qui n’en finissaient plus. Tu m’as raconté Daniel faisant tournoyer dans les airs ses enfants. J’ai pensé aux parties de cartes que tu faisais avec tant d’énergie avec Alice sur ton lit, même dans les jours noirs de la chimiothérapie. Tu m’as dit le rire, la fête, les amis, si importants à tes yeux pour faire grandir les enfants, nos enfants. J’ai pensé aux soirées crêpes en Corse en rentrant de la plage à la nuit tombée.
Et enfin, tu m’as confié ces images d’un rêve que tu avais fait tout récemment. Tu marchais vers la naissance d’un fleuve africain ou américain, large et puissant. Tu étais soutenue par deux hommes larges et puissants comme le fleuve, qui te permettaient de marcher malgré ta faiblesse. Tu étais près de la rive, il te suffisait de mettre un pied dans l’eau. C’était facile, sans effort.
Tu m’as dit que le fleuve était beau et plein de vie ; et que tu avais le sentiment de rejoindre tous les autres ; et que tu te sentais bien, que c’était comme une nouvelle naissance.
Merci pour tout ce que tu nous as donné.
Françoise
par Annie Benbassa
Au dernier matin de sa vie
Dans une échappée de la brume
Françoise proférait à Daniel d’étranges paroles :
La psychanalyste s’en va…, cours après elle…
Rattrape-la…, disait elle
Certes la psychanalyse avait été, avec la construction de sa famille, la plus grande aventure de sa vie. Mais lui était-elle chevillée au corps ? Qu’avait-elle voulu dire d’elle ? Alors que s’amenuisait son dernier souffle, nous ne pouvons le savoir, nous ne pouvons que l’imaginer.
Une certitude : Françoise avait mis à l’usage de son métier de psychanalyste ce que certaines nommeront sa profonde générosité…. Une capacité sans faille à insuffler un désir de vie.
Vous qui la connaissez, elle savait écouter, réfléchir, se soucier de la relation.
Pousser l’autre en avant, qu’il soit patient, ami, famille, petit-fils, petite-fille.
Le faire grandir, le stimuler à se développer, aller vers son être plus avant.
On pouvait bien sûr avoir envie de lui résister, mais le plus souvent… Son extravagante personnalité parfois cocasse (les gambas, sa toque…) dégageait un tel le souffle d’énergie qu’elle atteignait, bousculait, modifiait ceux qu’elle rencontrait .
Mais je peine, et renâcle, à parler d’elle au passé. Comment renoncer à sa présence affectueuse ? A la confiance absolue dans ce que nous échangions ?
J’aimais la fulgurance de son intelligence, la clarté de son verbe, elle appréciait les chemins de la poésie et de l’imaginaire que je lui ouvrais. Psychanalystes d’écoles différentes, nous avions de quoi faire, avec nos vies si richement vécues et aussi si douloureusement…, depuis le départ de Brieuc.
Elle n’est plus.
Sa présence est là. Son âme rayonne, il n’y a qu’à voir les photos et les albums de famille, comme si elle captait et renvoyait la lumière.
Je pense maintenant qu’avec sa psychanalyste, Marie Balmary, elle avait comme dégagé de sa gangue humaine une qualité particulière de son être, ce qui lui donnait cet éclat : la dimension d’aimer. Aimer la vie, sa famille, les êtres autour d’elle, et la nature, tellement la nature, les fleurs, les paysages, les maisons…
L’amour qui confère au divin. Daniel en a été le grand bénéficiaire. Le grand initiateur aussi : dans un baiser (m’a-t-elle raconté dans un des moments privilégiés de sa chambre d’hôpital), Daniel avait fait d’elle, jeune fille vomisseuse et boulimique de l’époque, un être rectifié, verticalisé (geste à l’appui) ; après ce baiser, elle n’avait plus jamais vomi, « le divin » avait-elle prononcé .
Je pense qu’elle ne savait pas nommer ce sacré dans sa vie quotidienne, elle le vivait et le transmettait autour d’elle.
Maintenant qu’elle est partie, je peux vous dire l’infini respect que j’éprouve pour le chemin extraordinaire qu’elle a parcouru dans les dernières semaines : accepter de ne plus rien faire de médical, lâcher prise tout en maintenant sa vigilante attention à ceux qui l’entouraient – et à elle-même !
Elle avait fait dans les derniers temps un grand rêve et ce rêve l’a profondément aidée ; je désire vous le communiquer, tellement il est magnifique et lui a donné la paix. Il peut aussi nous apaiser, nous qui l’accompagnons aujourd’hui comme elle le voulait, et l’avait demandé.
Le voici, tel que je l’ai quasiment recueilli sous la dictée :
C’est l’obscurité… puis un espace traversé de cascades, de rochers, à quoi s’accroche la naissance, quelque chose de supérieur à nous…
Je naissais… Je suis ensuite dans une capsule très grande qui représente toutes les étapes de la vie, des épreuves, sur le côté des vasistas, je cherche toujours à regarder dehors… Elle est longue comme un ver de terre, à l’intérieur c’est douillet, c’est la vie… on se sent protégé. C’est rose… long, humide et en même temps on est bien mais on y est coincé, on est dans quelque chose qui fonctionne bien mais on est coincé ; ça dure longtemps, à un moment j’entends une voix qui dit :
Il faut naitre à mourir.
Et je ne voulais pas, pas envie de faire ça… De l’eau sous moi et on me dit :
C’est ton tour… Faut que tu y ailles…
Je m’accrochais à mon bien-être.
Allez, allez, vas- y…
Je me râpais de partout, j’arrivais pas à résister au courant. J’étais partie dans le courant. Je finissais par m’abandonner, à un moment, à la mort.
Je naissais à ma mort.
Je planais à la surface de l’eau, des forces plus grandes que moi qui décidaient pour moi. Un toboggan, des forces originelles, j’étais emportée par le toboggan.
Et j’arrivais dans une oasis de lumière, de lumière concentrée et qui concentrait la fraîcheur du petit matin. Je me plongeais dans le sentiment le plus beau que j’ai jamais vécu, du sable, de l’eau femme ou poisson.
Du sable roux. Une oasis. Et en même temps des lumières d’aurores, fraîcheur du petit matin, chaleur lourde du soir. Comme des soirs magiques. Tout était rendu à la lumière pure comme on n’en a jamais vu.
Françoise avait, relié en elle, comme rejoint le plus profond de l’humanité, ce qui nous dépasse, le cosmos le plus obscur, le mystère, le grand passage, la mort.
Le dernier jour dans ces paroles étranges à Daniel, peut-être est-ce là ce qu’elle voulait dire, la conscience, ma conscience de tout cela – s’en va…
Mon coeur est rempli de ta beauté, Françoise.
Témoignage de Monique Pison,
participante aux groupes de lecture
J’ai encore dans ma chambre, à portée de main, mes note prises aux groupes de lecture. Tandis que je découvre ici Françoise dans sa vie privée, avec un côté presque « volcanique », dans sa vie professionnelle – la seule que je connaisse – ce feu était parfaitement maîtrisé…
Elle faisait preuve d’une immene patience pour nous écouter et expliquer longuement les processus inconscients. Elle savait partir exactement du point où nous en étions, ce qui est une véritable ascèse pour un esprit rapide et brillant comme le sien. C’est là son génie pédagogique.
En outre, elle sollicitait toujours notre propre jugement face à la pensée des uteurs. L’un n’allait jamais sans l’autre. Ainsi, nous renforcions notre esprit critique, notre autonomie, notre liberté. Pas étonnant que nous en ressortions toujurs plus intelligentes, éclairées, dynamisées, tant sur le plan professionnel que personnel !
Véritable maïeutique qui perdure et lui donne cette place privilégiée en notre intimité, nous remplit de gratitude à son égard !…
Françoise
par Jocelyne Richaud
Ton regard frôlait
l’outremer des océans,
l’ocre jaune de la terre
et la fragilité du vent.
Tu marchais d’un sentier rocailleux
Vers un infini bleu.
Tu aimais la beauté,
l’approche des âmes, le partage,
les discussions où les idées se bousculaient.
Avec tes ailes couleur soleil et fantaisie, tu as posé un dernier baiser sur mes pensées et tu t’es envolée, tissant un fil de lumière.
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