Il est très difficile de mourir, particulièrement en France. J’ai raconté dans la première partie de cette réflexion comment tu étais résolue à ne pas « traîner », de chimio- en radio-thérapies, de Daniel-Hollard en soins palliatifs… Et comment, grâce aux amis de l’association Ultime liberté, j’avais mis la main sur la solution (aux deux sens du mot), ce précieux sachet de 30 g de Pentobarbital qui vous procure la mort la plus douce qu’on puisse acheter…
J’ai dit aussi comment, assez ironiquement, nous n’avons pas eu besoin d’y recourir, la maladie nous prenant de vitesse pour déjouer nos plans. Le soir du jeudi 23, jour de ton retour à la maison, nous célébrions assez gaiement notre quarante-neuvième anniversaire de mariage, Mado et les deux fillettes entourant ton grand lit médicalisé qui trônait dans le salon pour un dîner plein d’entrain ; en suite de quoi sans prévenir, le lendemain vers midi, alors qu’en présence de ta sœur venue te voir d’Antibes tu nous réclamais avec insistance de monter ensemble une dernière fois à Herbeys, tu t’es ravisée au dernier moment, « c’est bien fatigant, plus tard peut-être », et tu t’es renfoncée dans un profond sommeil – d’où tu ne devais plus vraiment ressortir. Je t’ai veillée ces trois dernières nuits en dormant (mal) sur les coussins proches, j’écoutais ton souffle terriblement sonore, où semblait bouillonner une marée montante ; ou comme, à chaque respiration, des coups de cognée appliqués à un arbre, à l’arbre magnifique que fut ta vie.
Combien de temps pouvais-tu durer dans un pareil état ? L’infirmière ne se prononçait pas, on signale des comas de plusieurs semaines, soutenus il est vrai par une perfusion d’hydratation. Nous nous contentions de te brumiser le visage et la bouche, et dans la poche de la sonde reliée à ta vessie je voyais les urines passer de la couleur jaune d’or au brun, signe de déssèchement. La pompe à morphine équilibrait bien la douleur, les amis médecins qui te rendaient visite assuraient que tu ne souffrais pas. C’est au matin du dimanche que les choses se sont précipitées, quand tu t’es réveillée en tentant violemment d’arracher tes tubes, « Sauve-moi, tire-moi de là ! »… Tu ne buvais plus rien depuis deux jours, impossible de te faire avaler le pentobarbital. Je ne voyais que la solution de te placer sous perfusion, dans laquelle j’imaginais pouvoir glisser à l’insu de tous les 15 grammes fatidiques de la poudre diluée.
SOS médecins appelé à 8 h m’a envoyé un praticien, qui a évalué ta mort à 48 h maximum, mais m’a déconseillé la perfusion, « en l’hydratant vous ne feriez qu’allonger son coma ». Et comme si tu avais pu encore l’entendre ou réagir négativement, il m’a tiré dans une pièce voisine pour me chuchoter à l’oreille qu’il connaissait le moyen – si j’en étais d’accord – d’abréger ton agonie en augmentant la morphine, associée à quatre piqûres de valium… Ce que l’infirmière a aussitôt réalisé, en multipliant par huit le débit de la pompe, à quoi par précaution supplémentaire nous avons même ajouté sur ta cuisse un patch de 50 mg de morphine qui traînait dans le frigo… Je ne crois pas en effet que tu aies beaucoup souffert au cours de ce dimanche ; vers 17 h, les couleurs de ton beau visage ont commencé à virer vers la cendre ; à 21 h entre Pascale et moi, tu rendais ton dernier soupir.
Je suis très reconnaissant à ton dernier médecin de m’avoir, sans le savoir, épargné le geste euthanasique (que je t’avais promis et que j’aurais exécuté sans hésiter), et proposé spontanément lui-même, avec humanité, de mettre fin à ton état. Il existe donc en France des praticiens disposés à ne pas « tout essayer », prêts à subordonner les moyens techniques encore utilisables aux seules fins du patient ou à son désir. Mais si je suis revenu ici sur les conditions de ta mort, c’est qu’en matière d’euthanasie il n’y a que des cas, et qu’il faut maintenant à partir du tien essayer de tirer quelques réflexions plus générales.
L’euthanasie consiste, il me semble, à mettre la fin du patient en continuité avec sa vie, à faire de sa mort un acte qu’il puisse s’approprier, choisir et jusqu’à un certain point maîtriser. On a coutume de dire ou de penser « ma mort », et pourtant quel étrange usage du possessif si l’on songe que cette mort nous arrive généralement du dehors, aussi imprévue que subie ! Et comment dans ces conditions la rendre « mienne » ? Si les soins palliatifs consistent à maintenir le malade en position de sujet jusqu’au bout, l’euthanasie aussi ; il n’y a donc pas lieu de les opposer, celle-ci à mon avis faisant partie des ressources thérapeutiques au sens large (des outils du care) de ceux-là.
« Nous ne défendons pas la vie, mais la personne », écrit très justement Corinne Van Oost à la page 37 de son beau livre Médecin catholique, pourquoi je pratique l’euthanasie (Presses de la Renaissance, 2014), dont j’avais dit ici que je reparlerais.Trop de médecins se font en effet de « la vie » un fétiche, une impérieuse idole. En se barricadant par exemple derrière le commandement absolu « Tu ne tueras point ». Ou plutôt en brandissant une conception absolue d’un commandement ô combien relatif, si l’on songe aux circonstances et aux guerres qui ensanglantent la vie courante… Devant ce type d’entité, LA VIE, rappelons donc (suivant en cela une parole du Christ) que les principes sont faits pour l’homme et non l’homme pour les principes. Jésus s’affrontait aux pharisiens et aux intransigeants docteurs, comme les chercheurs de l’éthique se sont à toutes les époques opposés aux porteurs de ce que Nietzsche appelait la « moraline » – le bruyant rappel des principes, l’application éventuellement massacrante de la règle.
Une médecine paternaliste décide de ce qui est bien et de ce qui est mal pour le malade, sans assez entrer dans le monde propre de celui-ci ; elle le néglige comme sujet autonome doté lui aussi, à cet instant précis, d’un savoir intime. Une médecine relationnelle ou adepte du care l’écoute, et dialogue avec ses valeurs. Il faut toujours rappeler dans ce domaine que le monde d’un homme bien portant ne ressemble nullement à celui d’un patient, ces deux individus (mis en contact par la relation clinique) n’habitant pas le même monde. J’ai encore eu confirmation récente de ce point, au cours d’un dîner où la discussion tomba précisément sur l’euthanasie ; les convives, dont je découvrais la personnalité (catholiques traditionnels) se déclarèrent tous spontanément contre, à quoi une vieille dame, qui dînait à notre table d’un régime spécial adapté à sa maladie (cancer des intestins ?) objecta que, souffrante et se sachant peut-être condamnée à brève échéance, elle-même se déclarait plutôt pour !
On exprimerait la même idée autrement en soutenant que la mort, ou plus précisément l’évaluation de ce qui reste à vivre, n’est pas l’affaire du médecin ni ne relève de son domaine ; le sentiment ou ce que j’ai nommé dans un précédent billet le génie de vivre habite très variablement en chacun, il constitue notre réserve propre, notre trésor le plus intime. J’ai compris, pour avoir vu souffrir Françoise, à quel point la douleur bouscule tout ; devant ceux qui souffrent (physiquement mais aussi moralement, spirituellement), tous les principes « supérieurs » cèdent et il n’y a plus que des cas, c’est-à-dire un calcul des ressources disponibles, au ras des circonstances ou de ce qui nous reste. Tu avais, chevillée au corps, la volonté de partir sans attendre et cette volonté, horloge morale ou biologique ? s’est montrée la plus forte en précipitant ta fin, dès ton retour à la maison.
Les adversaires de l’euthanasie objectent aussi à ses partisans qu’il y a un danger évident de dérapage à prescrire la mort, ou à libéraliser l’accès aux substances capables de la provoquer. Mais qu’on lise sur ce point la loi belge du 8 mai 2002 (en annexe du livre de Van Oost), les gens ne vont pas se ruer plus nombreux qu’avant sur les seringues fatales, pas plus qu’en l’absence de celles-ci ils ne le faisaient sur les couteaux de cuisine ou les armes à feu. Ou plus précisément (car on n’a jamais empêché les gens de se tuer et le suicide n’est pas un crime), ceux provoqués par une douleur insupportable étaient eux-mêmes horribles, fusil de chasse pointé sous la mâchoire, sauts dans le vide ou sous un train… Devant l’impossibilité de se procurer aucune substance, un désespéré écrit sur les réseaux sociaux « Ne pourrait-on au moins me faire mourir comme un chien ? » (qui eux ont droit aux barbituriques ou au cyanure)… La mise à disposition d’une mort décente, dans ce contexte, n’est pas en soi « criminogène », elle marque un degré de civilisation supérieur, « une société qui admet l’euthanasie est une société qui a gagné en humanité » (ibid., page 83).
Il est évident que dépénaliser n’est pas prescrire, ni valoriser, mais reconnaître qu’il y a des cas extrêmes où la règle se trouve en défaut, et où c’est à la conscience, au colloque du malade avec ses proches de se prononcer. L’euthanasie suppose en effet un appel au dialogue, à une conscience élargie ; la loi (belge) prévoit autour d’elle des témoins, l’assistance de deux médecins et quelques délais de réflexion ; la décision ne se prend pas dans l’urgence, ni l’isolement. Y recourir constitue au contraire un moment éthique par excellence. La publicité (au sens kantien de l’Öffentlichkeit) lui est essentielle ; contrairement au suicide souvent pratiqué sur le mode « Après moi le déluge », le candidat à l’euthanasie consulte ses proches, il les réunit autour de lui pour un dernier adieu. Dans le cas de Françoise, non seulement les enfants mais quelques amis avaient été prévenus, et tous avaient donné leur accord.
En bref, la question de l’euthanasie me semble marquer un tournant important dans la réflexion sur les soins, la fin de vie bien sûr, la dignité du sujet, mais cette réflexion chez nous n’a pas abouti à des lois du type belge, pourquoi ? L’archaïsme français relève-t-il d’un blocage paternaliste, du corporatisme d’une profession ou d’une logique techniciste qu’il serait urgent dans plusieurs domaines (pas seulement médical) de dépasser ? Car personne ne veut d’acharnement thérapeutique mais comme on peine à définir celui-ci, dans le doute et au nom du sacro-saint « principe de précaution » – on s’acharne, c’est plus prudent ! Comme m’a répondu la femme médecin chargée d’organiser au sortir des soins palliatifs l’Hospitalisation à domicile (HAD), avertie que nous détenions une certaine substance, « si vous y recourez et que votre femme décède dans les prochains jours de sa sortie, je considérerai sa mort comme suspecte et j’ordonnerai une autopsie. – Pourquoi, puisque nous sommes tous d’accord pour cette solution ? – Cet accord ne vaut rien, un de vos proches pourra toujours se retourner contre l’hopital qui n’aura pas empêché la mort de votre femme et j’en serai responsable ! – Dans ces conditions, nous renonçons aux services de l’HAD et j’organiserai moi-même les soins de ma femme à domicile… ».
Ce que j’ai fait.
Il reste à cette étape de la réflexion à traiter chez moi précisément d’un reste, au sens lacanien peut-être, que vais-je faire des deux doses de pentobarbital stockées dans mon frigo ? Plusieurs, parents ou amis, m’en ont déjà réclamé une (l’autre par hypothèse me revenant). Au dîner des cathos que j’évoquais plus haut, mes commensaux se sont émus d’une situation où sur un coup de tête, un moment de déprime, on cède à la tentation de se supprimer, n’est-ce pas bien dangereux de conserver chez soi un pareil produit ? « Dans ce cas, confiez-le à votre meilleur ami avec mission de vous le rendre qund vous le lui réclamerez ! – Hou là là, vraiment je n’aimerais pas être cet ami… ». Réponse étrange, car qu’est-ce qu’un ami sinon quelqu’un avec lequel discuter de ce qui vaut vraiment de vivre et de mourir ?
L’éthique décidément a des progrès à faire, et ne le pourra que dans la discussion, et la « publicité », sans moraline ni grands principes aveugles aux cas. Car enfin, qui que nous soyons et tôt ou tard, le moment pour chacun viendra où il lui faudra BIEN mourir !
P.S. Je ne peux mettre sur ce blog les indications permettant de se procurer le produit cité, je tomberais sous l’accusation de publicité pour substance toxique interdite, voire de complicité dans leur trafic. Pour la même raison, j’ai modifié une première rédaction du billet précédent, qui risquait de nuire à l’association Ultime liberté, interdite elle-même de toute « réclame ». Mais la correspondance privée étant libre, j’enverrai volontiers par mail à qui m’en fera la demande les conseils qui permettent de le recevoir en toute sécurité.
La photo qui ouvre ce second billet (je ne sais si j’en posterai un troisième sur le sujet de l’euthanasie) montre Françoise au repos dans la grotte-narthex qui jouxte la chapelle décorée d’Abuna Yemata (dans le Tigrée en Ethiopie, novembre 2014). J’ai décrit ici à l’époque notre ascension, périlleuse, vers ce lieu saint : son ouverture donne sur une falaise à pic de plusieurs centaines de mètres. Je ne sais pourquoi le visage de l’accompagnateur tel qu’il s’encadre sur le seuil rejoint pour moi, depuis ce deuil, celui des psychopompes ou des guides qui escortent, chez Virgile ou chez Dante, les âmes dans leur descente (leur montée ?) parmi les morts.
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