Photographie de Man Ray
Je me trouve au château de Cerisy-la-Salle, pour un colloque de huit jours consacré à André Breton, sous la direction de Françoise Py et Henri Béhar. Je donne ici le texte de ma conférence prononcée hier samedi 13 août, en réservant pour les prochains jours une chronique d’ensemble de ce colloque, et des remarques saillantes glanées sur cette figure très importante disparue il y a juste cinquante ans (1896-1966).
Un mot d’abord pour justifier mon titre : le duel n’est pas de hasard touchant le style et la vie même d’Aragon. Lui-même a évoqué cette salle d’escrime où son père le menait enfant, comme pour « (le) préparer à une vie de duels ». Ce sport, associé à « l’escrime d’écrire », est évoqué notamment dans Théâtre/roman pages 188-189 de la coll. « L’Imaginaire », au chapitre « Le contre-dit » : « … battez, battez, contre-de-quarte, contre-de-sixte… tout cela tient d’un art périmé, fendez, fendez-vous… la salle d’armes, c’était pourtant il y a bien longtemps, de quoi est-ce donc que je me souviens, de quand ? Battez, battez… ce que je dis bat ce que je voulais dire, et d’ailleurs qui sont les interlocuteurs, ces croiseurs d’éclair, par-derrière eux la voix du maître d’armes : il y a donc un troisième personnage, celui que je ne vois pas, mais que j’entends… »
Or le duel, notamment dans Blanche ou l’oubli, est également longuement interrogé comme personne dans la conjugaison de quelques langues (notamment le grec), où il désigne un état rapproché ou limité à deux du nous : « Nous n’avons plus en français le duel qui parlerait au moins pour Blanche et moi… pour cette lutte où l’homme et la femme, ensemble, sont à la fois deux et un seul… et l’on ne dirait plus ni je ni toi, nous deux, ni même nous, mais quelque l’on qui serait l’un et l’autre indivisibles, une syntaxe du lit, de la nuit de nous deux, le grand argot d’aimer où je s’efface, et Blanche… » (Folio 1ere édition, p. 208). Et plus loin il rêvera au passage du sable entre les deux boules du sablier pour interroger et regretter ce « nous signifiant toi et moi, un nous différent de ce faux pluriel » (p. 397).
Ces rapprochements à la faveur du duel indiquent je crois une affection très aragonienne (et fort répandue hors de lui), la guerre au cœur de l’amour, la reconquête de soi au sein de la plus grande intimité. Ce que vérifie à sa manière le duel bien attesté dans l’amitié d’Aragon et de Breton, telle que la retrace leur correspondance.
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Comment devient-on Aragon ? Un biographe rêverait d’isoler une rencontre ou d’énumérer telles circonstances, comme si une personnalité singulière pouvait jamais s’y ramener. Il est certain pourtant que ses Lettres à André Breton (1918-1931) jettent sur ses années de formation un éclairage dont on ne pourra plus se passer : ni pour lire ses premiers écrits, Feu de joie notamment et Anicet, ni pour débrouiller, aux racines de son érotique, les affinités obscures de l’amitié, de l’amour, de la guerre et d’une écriture qu’il ne sépare jamais de la lecture.
Le dénivelé de leurs conditions saute aux yeux dès la couverture : André Breton typographié en grosses lettres rouges, Aragon (amputé de son prénom comme il en a imposé l’usage depuis 1928) en petites capitales noires. A la fin de septembre 1917 de fait, moment de leur rencontre au Val-de-Grâce, Aragon marche sur ses vingt ans ; il connait Rimbaud par cœur et, dira Breton dans ses Entretiens, « il a vraiment tout lu », mais il se trouve encore très isolé malgré ses dons étincelants ; André, de vingt mois son aîné, fréquente Valéry, Apollinaire, Reverdy, et joue naturellement auprès de lui les mentors, ou l’intercesseur capital – figure ambivalente à suivre dans Les Aventures de Télémaque.
« En lui alors, peu de révolte », précise Breton dans ses Entretiens (1952), ce que confirme Adrienne Monnier qui apprécie dans son cabinet de lecture les visites de ce grand jeune homme sage. Nous n’avons pas les lettres de Breton en miroir de cette correspondance, elles ne seront lisibles qu’en 2016, et pour celles qui concernent Aragon d’un accès sans doute très lacunaire, en raison du pillage de sa bibliothèque. On peut deviner néanmoins, au vu des fragments qu’il en a lui-même recopiés (notamment dans Lautréamont et nous), qu’elles témoignaient de la même chaleur, de la même brûlante passion. Le premier charme de ce volume, c’est d’y découvrir un très jeune homme transi, pétri par son aîné : la flamme qui monte dans Anicet – ou dans Feu de joie – éclaire pareillement ces lettres, qui expriment toute la ferveur, la fraîcheur et la confiance du disciple. Aragon-Anicet s’arracherait les yeux et les dents pour interpréter dorénavant le monde avec les sens de son aîné – rebaptisé dans le roman Baptiste Ajamais. Car tel est l’ascendant d’André : « Il comprit qu’il ne ferait que suivre encore une fois la direction donnée, qu’il était sous l’influence de Baptiste. (…) Quelle puissance avait donc sur lui cet être autoritaire ? Dans l’ombre, on devinait la fascination du regard et le froncement des sourcils. Il n’y avait pas à s’en dédire : Baptiste subjuguait Anicet, et à quelle fin ? » (Œuvres Romanesques Complètes volume I, page 85). C’est bien le cas d’anticiper ici la leçon du Fou d’Elsa : qui j’aime me crée. Et de se demander avec Anicet « comment ne pas s’éprendre de celui qui nous donne à tout instant l’équivalent humain des choses extérieures ? » (ibid., page 120).
Si Louis voue son être à André, celui-ci en retour semble jouer sur lui de son autorité, ou de l’attachement qu’il suscite. Nous voyons dans ces lettres, au moment de la « rupture » de décembre 18-janvier 19, le cadet perdre contenance, supplier, endurer les affres de la jalousie ou de la trahison – mais aussi se reprendre, persifler, mûrir, tendre à son correspondant le miroir virtuose et moqueur d’un « Rondeau de l’omnipotence » (page 269, lettre du 19 avril 1919), en bref user des armes de la féminité dans un combat roué, où le marivaudage côtoie la tragédie.
Ces missives qui se veulent primesautières, pudiques ou faussement détachées offrent une archive de premier ordre, moins sur l’homosexualité d’Aragon comme diagnostiquerait une analyse superficielle, que sur les tourments d’une formation, morale, artistique, politique. Nous lisons ici, en marge d’Anicet, de Télémaque ou du Libertinage, le roman d’apprentissage de leur génial auteur. Et cela tient parfois de la possession ou du vaudou ; Aragon est chevauché, engrossé par Breton : « Mais je t’aime tant que tu ne sais pas à quoi tu t’engages » (écrit-il au plus fort de la crise le 24 janvier 19, en ajoutant à cette déclaration une allusion équivoque au couple Verlaine-Rimbaud), ou encore ce sonore alexandrin pour clore la lettre du 22 septembre 18 : « Et je t’honore, André qui veut dire HOMME en grec » (page 200), ou encore : « Si tu n’as rien à me dire pense que je suis la plus belle femme du monde et écris-moi. Ou bien le plus grand poète » (29 décembre 18)… Mais le pur-sang fier d’affirmer sa jeune vitalité sait aussi ruer à ce rodéo, et retourner la situation à son profit : « Il y a en moi quelque méchanceté nerveuse. J’ai BESOIN d’éprouver ton amitié. (…) ALORS je voudrais te BATTRE comme on fait les femmes rebelles » (14 septembre 18, page 200) ; ou dans un moment de dépit – Breton vient de lui refuser sa collaboration promise pour écrire à deux mains le roman de Matisse (qui deviendra Madame à sa tour monte) – : « Tu te mets à faire des mines. FILLE, va » (17 novembre 18).
L’abandon du roman caressé est très significatif d’un désaccord profond entre les deux écrivains, au-delà de ce croisement manqué. Il est éclairant, au fil de cette correspondance passionnée, de voir Aragon prendre acte des réticences de son mentor, et choisir de tracer sa propre route ; malgré le transfert massif, et l’emportement véritablement amoureux dont témoignent quelques lettres, un écrivain se construit et gagne son indépendance : « Il est temps de faire du soi. (…) Il faut repartir. Mais pas tellement de l’horizon des autres. Du nôtre » (24 mai 18) – ce qui est reconnaître encore son allégeance à Breton ; il y revient quelques lettres plus loin : « Je me suis déjà expliqué à ce sujet (être soi) » (31 mai). Les suivantes le montrent encore sous l’empire persistant de Breton : « Je travaille à rendre présentable ce que tu appelles ma Saison en enfer, et ce sous le titre : Roman. Est-ce faisable ? Si tu m’en donnes l’ordre, je cesserai ce travail. Je m’en remets à toi » (3 juin 18) ; et deux lettres plus tard : « Je n’écrirai pas Roman puisque tu penses que c’est inopportun ».
Nous ne savons pas ce qu’était l’entreprise ainsi baptisée, le projet du roman d’Anicet ne naîtra qu’à l’automne ; mais l’emprise de Breton est manifeste. Pourtant, quelles que soient les réserves de celui-ci sur le genre romanesque, nous voyons Aragon, du moment où il tient son sujet, prendre le mors aux dents : « Mais sois tranquille, mon roman est fait dans ma tête (…). Je continue à faire un livre laborieux, mon premier roman, traditionaliste. (…) Dispense-toi de menacer » (24 avril 19) ; et de citer à la suite l’injonction assez exorbitante proférée par André à son endroit : « Entends bien que je veux être seul juge de ce que tu pourras entreprendre dans un nouvel ordre d’idées » (même phrase rapportée par Aragon dans Lautréamont et nous). Extravagante prétention : Breton s’annexe la pensée d’Aragon au point de lui interdire d’inventer ! A quoi son ami en voie d’émancipation lui oppose, ironiquement : « Mais je n’entreprends rien, je continue. On n’a pas de nouveaux ordres d’idées sur commande » (page 277).
Passe d’armes édifiante, et combien éclairante sur le travail de libération et de construction de soi du cadet ! Or ceci suit de près une péripétie décisive, narrée dans Lautréamont et nous (récit rétrospectif de 1967), le fameux épisode touchant « ce que nous avons dit un certain soir » : déambulant rue de Rivoli le long des grilles des Tuileries, les deux amis ont comploté un pacte terroriste, qui inspirera le poème « Programme » de Feu de joie, puis le conte très noir, et prémonitoire, du Libertinage intitulé « Lorsque tout est fini ». Fondée sur l’épuration, la logique terroriste ne peut que se retourner contre ses promoteurs, et c’est ce duel final qu’envisagent avec perspicacité ce poème et ce conte – et que réalisera, par exemple, l’élimination méthodique des vieux bolcheviks par Staline. Sans anticiper sur une histoire – une Histoire – autour de laquelle pivotera par l’esquive ou la rationalisation une bonne part de l’œuvre d’Aragon, il est frappant de rencontrer les germes de la guerre et de la terreur au cœur de cette amitié pour lui fondatrice ; et par exemple de lire, dans la lettre du 20 avril 19 consécutive à la conversation exaltée des Tuileries, ce condensé de passions contradictoires : « Non tu n’as rien à craindre POUR LE MOMENT parce que pour le moment rien ni personne ne m’est plus cher que toi, et ce qui fait le prix de cette amitié c’est la dramatique certitude qu’UN JOUR nous nous tuerons à mort. (…) Je vais te maintenir dans l’inquiétude, et sache que ce ne sera pas gratuitement, car si tu as trouvé un moyen d’établir ton pouvoir sur le monde, j’en ai moi, un pour établir le mien sur toi. Ainsi je t’aurai à ma merci. (…) Ô mon ami qu’importe le monde entier quand j’ai une lettre de toi » (cette phrase finale de la lettre dans une graphie plus large).
On s’explique mieux par ces antécédents l’objection d’Aragon aux divers gauchistes qui mèneront campagne contre le P.C.F. : « Il leur a manqué un mouvement dada ». Il aurait pu ajouter, et il y pensa certainement : il leur a manqué de faire deux guerres – où lui-même excella. Ou encore, il leur manqua d’en passer par une amitié aussi ravageuse que celle d’André Breton. « HAUTE ECOLE », résume Anicet. Il y a des amitiés, ou des amours, qui valent en effet des guerres – comme dit le docteur Decoeur à Aurélien, qualifiant sa femme Rose Melrose de « ma grande guerre à moi »… Au fil de ces cent soixante-douze lettres où se pratique à cœur ouvert la vivisection d’une passion, on apprendra ainsi à distinguer les enchevêtrements de l’amour et de la haine, du masochisme et du sadisme, de l’admiration et du meurtre – qui n’ont rien, à bien considérer, que d’assez ordinaire.
La fin de la correspondance concerne l’engagement communiste des surréalistes, et singulièrement le congrès de Kharkov de novembre 1930, qui précipitera la rupture. Péripéties bien connues, où nous voyons Aragon prendre sur Breton une position d’éclaireur, puis de représentant du surréalisme auprès des Soviétiques ; que ceux-ci aient abusé de sa bonne foi jusqu’à l’amener à commettre l’irréparable vis-à-vis de Breton, n’infirme pas le mouvement général : nous avons par étapes, lettre après lettre, suivi la maturation du jeune homme qui prend conscience de son génie propre, et règle ses distances. Mais sans jamais renoncer à servir. Toujours solidaire, Aragon semble n’écrire que par émulation ou par amour, engagé dans un service courtois ou la présentation d’une offrande. Ce sens du service, si évident ici, touche à l’expérience de la guerre dont on sent bien qu’elle sépare les deux amis. Dans ses Entretiens, Breton fera remarquer en manière de reproche qu’Aragon a toujours supporté les obligations militaires « avec allégresse ». En 1918 comme en 1940 en effet, sa conduite héroïque fait l’admiration de ses supérieurs. De toute évidence, il y a chez lui un amour de la chose militaire, ou plus exactement du service, et il demeurera sa vie durant un militant, un soldat ou un homme qui sert : l’armée, le Parti, Elsa, autant de cadres qui structurent cette personnalité aux dons et aux tentations multiples, mais qui le désorientent. Le service lui donne un rail, il fonctionne aussi comme un sacrifice expiatoire en rachetant la faute de la naissance. Or cette guerre est intime, jusque dans le travail, jusque dans l’amour même, vécu par lui comme un combat de tous les instants. Toute sa vie, Aragon n’aura cessé de se battre.
Peut-on, à partir de ces remarques, creuser un peu mieux ce qui sépara durablement Aragon de Breton ? En quoi leurs deux personnalités d’abord aimantées l’une par l’autre ne pouvaient que s’exclure, et incarner des choix de vie, d’action, d’engagements fondamentalement opposés ? Pourquoi par exemple, à partir d’un certain tournant (1927 ?), Breton entend-il si mal ou n’entend-il plus ce qu’a à lui dire Aragon ? Les lectures que celui-ci lui fait à Varengeville, au cours de l’été 27, des pages de Traité du style qu’il est en train d’écrire ne suscitent chez son ami que de tonitruants éclats de rire ; il n’en perçoit pas, sous les « batteries » de surface, la discussion profonde sur les moyens et les buts du surréalisme (une aventure peut-être désormais courue aux yeux d’Aragon), la secrète gravité de ce livre-bilan. Le brio d’Aragon expédiant ce volume au rythme de dix pages par jour « comme en se jouant » fait de lui un rival, et Breton va jusqu’à écrire alors à Simone (17 août 1927, qu’en aurait dit son ami s’il l’avait su ?) : « Ce qu’écrit Aragon continue à être très bien, mais si peu humain, comme toujours. On participe évidemment de quelque chose par là, mais ça vaut si peu la peine… » (cité par Marguerite Bonnet, OC tome I page 1504).
On est choqué de même par la rancune tenace que Breton voua à Aragon, par exemple lors des années de guerre lorsque, réfugié en 1942 aux USA (alors que son ancien ami a couru tous les périls de la guerre puis de la Résistance), il déclare aux Josephson que « si j’en avais les moyens, je voudrais qu’Aragon soit fusillé demain dès l’aube » !… A la même époque, Aragon compose Aurélien où figure une peinture oblique et non-caricaturale du groupe surréaliste et de son chef « Ménestrel » ; à partir des Yeux et la mémoire (1954) puis surtout du Roman inachevé (1956), Aragon évoquera en vers parfois superbes ce que fut pour lui l’aventure surréaliste, « et sa gravité » ; il consacrera par-delà les années et la mort de son ami une « Lettre ouverte à André Breton sur Le Regard du sourd, l’art et la liberté » (1971), et l’on relève jusque dans les textes-préfaces de l’Œuvre poétique (circa 1975) cette remarque comme en passant, « J’écoute en moi la voix d’André, non pour la critiquer mais pour mieux l’entendre »…
Essayons de systématiser un peu ce qui oppose les caractères de ces deux hommes, insécables pour l’étude du mouvement surréaliste et de ce qui en résulta. Anarchiste plus que militant, Breton est demeuré rebelle à toute discipline venue de l’extérieur ; très propice à enflammer le désir, son verbe peut bien déclencher en passant la révolte des étudiants d’Haïti lors de sa mémorable conférence de 1945 à Port-au-Prince, mais lui n’a cure d’organiser durablement une avant-garde, encore moins un parti. Son goût pour l’astrologie ou la magie l’oriente vers une ontologie fixiste, que révèle aussi sa curiosité pour les spectacles de la nature, finalement préférés aux mouvements sociaux, aux événements de l’actualité et à l’histoire. Sa pratique des horoscopes ou des tables tournantes, sa haine du roman et du journalisme s’équilibrent : poète, Breton s’éprouve traversé voire transi par le message automatique, sans prendre la patience de tresser longuement un récit, ni de donner naissance à des personnages susceptibles de partager durablement son existence ou de mettre en jeu son identité ; ses flâneries au marché aux puces, les déambulations de Nadja ou l’aventure de « la nuit du tournesol » semblent moins déboucher sur des rencontres véritables, ou qu’on dirait de l’ordre du monde réel, que relever du principe de plaisir ou d’un coup de miroir spéculaire. Le hasard objectif comme le Witz (le mot d’esprit analysé par Freud) tournent dans un cercle : il y a de l’esprit (du fantôme) dans ces rencontres, ces objets. « Beau comme la rencontre… » : l’activité surréaliste aura beau se définir comme l’art des rencontres, donc par le choc de l’altérité, elle s’en évade dans une surréalité qui mime plus qu’elle n’affronte le principe de réalité, et les turbulences de l’histoire. À la recherche d’extases intenses, le surréalisme se moque de la durée, il préfère la nuit des éclairs à l’argumentation des Lumières ; la construction raisonnée d’un sens ou d’un logos partagé ne retient guère Breton, ni ceux qu’inspire son magistère.
Journaliste, romancier, poète et militant, Aragon lui tourna le dos pour se diriger vers cette mentalité élargie dont Kant fit crédit à l’homme des Lumières, qui me semble avoir inspiré son action et sa réflexion, quelles que soient ses propres zones d’ombre. Dans le couple Aragon-Breton, dont on n’a pas fini de sonder la fécondité pour l’histoire du surréalisme, l’exigence de démystification, d’explication, d’organisation ou de critique (historique, technique, sociologique…) fut incontestablement du côté du cadet. Dédaigné par ses anciens amis qui purent le trouver à la fois trop cérébral et trop sentimental, et longtemps suspect dans son propre parti, Aragon est une fête pour celui qui cherche la critique au cœur de la création, et qui ne sépare pas l’exercice de l’intelligence de l’expérience orageuse des passions.
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Les Lettres à André Breton (1918-1931) d’Aragon, édition établie et présentée par Lionel Follet, sont publiées chez Gallimard, 2011.
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