Assomption, ascension ?

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Pourquoi dans notre langue ces deux mots bien distincts pour désigner une opération après tout comparable, la montée du Christ puis de sa mère Marie au ciel ? En ce jour du 15 août, je pose autour de moi la question, dont la réponse ne semble pas évidente. L’ascension désigne un mouvement physique, l’assomption plutôt une opération de langage (le substantif du verbe assumer ?) par quoi l’on (Pie XII proclamant ce dogme en 1950 ?) déclare que la Vierge à la suite de sa « Dormition » (mort physique préservée de la décomposition ?) se trouva ravie vers les cieux… Que d’interrogations ! Et je considère à nouveau la reproduction, emportée à Cerisy, de l’Assomption du Titien à l’église vénitienne des Frari, à mes yeux l’un des plus beaux tableaux jamais peints.

J’ai commenté voici plus d’un an sur ce blog trois toiles du Titien, sous le titre « Solitude de Marie ». Je reproduis ci-dessous la partie centrale de ce billet, consacrée à l’Assomption de la Vierge.

(…) Cette spiritualité de l’art du Titien jusque dans ses compositions profanes éclate, explose devrait-on dire dans ce coup d’éclat d’un jeune homme de vingt-huit ans, la monumentale  Assomption des Frari. Le visiteur qui pénètre dans cette église franciscaine – la plus grande de Venise – se trouve invinciblement attiré par le brasier de couleurs qui brûle au fond de la nef. Mais il aura beau s’avancer et en scruter les détails et l’ensemble, la taille même du tableau (haut de sept mètres) interdit de l’apprécier totalement, et les visages de Marie et de Dieu le Père ne se laisseront pleinement voir qu’en reproduction. Pour quel regard peignait Titien quand il fixait avec finesse les traits de ces grands personnages, qu’aucun téléobjectif ni tirage sur papier ne pouvaient mettre alors sous les yeux des fidèles ? Il dédaignait d’être vu du vulgaire et peignait son Assomption « pour Marie », ou sous le regard de Dieu.

Pala dell Assunta

Sur quoi repose Marie ? (…) De même que Venise semble flotter sur l’eau, Marie foule ici le nuage et cette base peu sûre, acrobatique, semble fortement la déstabiliser. La force inouïe de l’Assomption est de faire converger toute l’action sur le visage de Marie, mis en pleine lumière au centre supérieur de la composition : la broche à la base de son cou semble le centre exact du cercle formé par l’arc inférieur du nuage chargé d’angelots et l’arc supérieur qui cadre le retable, au-dessus du vol planant de Dieu. L’orage de lumière qui s’accumule entre Marie et Dieu qui l’accueille brille avec le plus d’intensité autour de ses bras levés et sa tête, de sorte que Marie ainsi cadrée jouit d’une exposition maximum. Or, contrairement à une pieuse iconographie qui montrerait à cet instant la Vierge sereine ou triomphante – combien de peintures kitsch sur ce sujet d’une « ravissante assomption » ? – le visage peint par Titien exprime un mélange d’effroi, de défiance et de tremblement. Marie a peur, elle chancelle ; ses mains levées signifient la prière et l’adoration dirigées vers le Très-Haut sans doute, mais aussi les bras battant l’air du funambule qui vient de lâcher sa perche… Marie prend le ciel comme, sur le point de couler, un bateau prend l’eau. Ne comprenant manifestement pas ce qui lui arrive, elle semble saisie, moins ravie que raptée comme Europe (au visage pareillement voilé sur la toile conservée à Boston), et cette ambivalence du sentiment est fortement marquée par la division des visages, à demi plongés dans l’ombre.

Il y aurait beaucoup à méditer sur l’ombre voilant les visages dans les toiles du Titien. Comme si la quintessence du visage était pour lui de sourdre, d’apparaître, en apportant sa propre lumière. (…) C’est l’ombre, mieux que la perspective, qui opère une mise à distance essentielle aux figures de la majesté, de la sacralité ou du désir. Pour saisir comment les stratagèmes de l’ombre supplantent à Venise une vision orthogonale fondée sur la géométrie, on rapprochera la Vierge de l’Assomption d’un autre ravissement (aux deux sens du terme), celui de la Danaé nue du musée de Capodimonte. Rêveuse sous l’or que Zeus fait pleuvoir sur elle, la déesse offre le plus bel exemple de ce recul du visage vers le fond du tableau, et de son modelage psychologique par les jeux de lumière. La réserve infinie des traits de Danaé, auxquels l’ombre imprime un bandeau de mélancolie, en fait une figure incomparablement plus érotique, et mystérieuse, que la Vénus d’Urbino et la série des Vénus avec joueur d’orgue ou de luth qui mettent le nu féminin en pleine lumière.

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Il n’est pas sacrilège de comparer le visage de Marie montant aux nues dans l’église des Frari à celui de Danaé sous sa pluie d’or ; toutes deux hésitent, ou ne consentent pas tout à fait à l’invite du dieu. Ce moment psychologique de la décision critique fait tout le prix de l’art du Titien ; il peint Marie entre deux mondes, détachée de la terre mais pas encore au ciel ; elle implore, et ses yeux semblent mouillés de larmes, elle meurt aux hommes qui, de leur forêt de bras tendus, semblent à la fois tentés de la pousser et de la retenir, et elle s’élève, elle pénètre en tremblant au céleste séjour du Père. Représenté par Titien, Dieu ne se conforme guère à son imagerie, et l’on comprend le trouble de Marie : l’oiseau de proie ou l’avion furtif qui la survolent ont de quoi faire frémir ! (…)

*

Pourquoi tant de beauté accumulée à Venise ? Les fièvres rôdent dans les marais, un cloaque enserre la Sérénissime où la peste prend périodiquement ses aises ; la misère grouille au soleil des canaux comme les vers aux intestins d’une charogne, l’île-cimetière de San Michele ne contient pas assez de terre pour inhumer tous les corps – tandis qu’un monde somptueux déploie ses fastes aux murs des églises, aux plafonds des palais. L’idéal repousse les vasières, la peinture s’abreuve à l’égout. Les populations enfoncées dans ce marécage guettent une consolation d’en haut, elles réclament le spectacle des courtisanes et des fêtes, elles scrutent entre les nuages l’intercession des saints.

Au rebours de toute Assomption, le Chevalier Titien fait descendre à Venise le ciel sur la terre, et il apporte aux hommes enlisés le sacrement des images.

 

 

 

 

8 réponses à “Assomption, ascension ?”

  1. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Euh ! … Le personnage en haut du tableau ne serait-il pas plutôt ce brave apôtre Pierre, représenté en vieillard à barbe blanche, peint aussi par le Titien dans « le Retable de Ca’ Pesaro  » à la Basilique des Frari ?

    La piété populaire nous prête souvent une Marie bien éloignée de ce qu’en rapportent les Evangiles. Au dogme de L’Assomption ( bof … ! ), je préfèrerai à jamais la place qui lui est donnée aux noces de Cana pour réclamer le vin de la fête ou … au pied de la Croix de son fils. Ce qui me rejoint dans une soif de Vie ou pour m’accompagner les jours de déréliction.

    Bien sûr, je ne boude pas le plaisir d’admirer les chef-d’oeuvre des peintres italiens. Admirer ou mieux vibrer ! Avec L’Assomption du Titien, , les gens d’en bas essaient de retenir celle qui s’éloigne. Et bien que les angelots lui font fête, le visage de Marie reflète une interrogation que je perçois grâce à votre commentaire.

    Comme toujours … voilà encore un partage qui agrandit mon regard.

  2. Avatar de Asia
    Asia

    Voici quelques citations étayant l’idée que le personnage supérieur du tableau est bien Dieu lui-même.

    1. Extrait du commentaire de ce tableau par Théophile Gautier
    « La portion supérieure, qui est cintrée, représente le paradis, la gloire, pour parler comme les Espagnols dans leur langage ascétique ; des collerettes d’anges, noyés et perdus dans un flot de lumière à d’incalculables profondeurs, étoiles scintillantes sur la flamme, pétillements plus vifs du jour éternel, forment l’auréole du Père qui arrive du fond de l’infini, avec un mouvement d’aigle planant, accompagné d’un archange et d’un séraphin dont les mains soutiennent la couronne et le nimbe. […]
    Une puissance sans borne, une jeunesse impérissable font rayonner cette face à barbe blanche qui n’a qu’à se secouer pour en faire tomber la neige des éternités: depuis le Jupiter olympien de Phidias, jamais le maître du ciel n’a été représenté plus dignement. »

    2. Trois citations bibliques (parmi d’autres)
    Exode 19,4 :
    Vous avez vu ce que j’ai fait à l’Égypte, et comment je vous ai portés sur des ailes d’aigle et amenés vers moi.
    Deutéronome 32,9-12 :
    Car ce peuple est la part du Seigneur; Jacob est le lot de son héritage. II le rencontre dans une région déserte, dans les solitudes aux hurlements sauvages ; il le protège, il veille sur lui, le garde comme la prunelle de son œil. Ainsi l’aigle veille sur son nid, plane sur ses jeunes aiglons, déploie ses ailes pour les recueillir, les porte sur ses pennes robustes. Seul, l’Éternel le dirige, et nulle puissance étrangère ne le seconde.
    Isaïe 31,5 :
    Comme des oiseaux qui voltigent [sur leur couvée], – ainsi l’Éternel couvrira de sa protection Jérusalem, qu’il abritera et défendra, épargnera et sauvera.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Splendide ajout indispensable pour mieux admirer cette oeuvre maîtresse, merci Asia !

  3. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Euh ! Quant à Théophile Gautier, il aurait vu la face de Dieu ? Dont on exprime, dans d’autres textes, que :  » Personne n’a jamais vu Dieu « . D’où mon idēe que l’on peut très vite manipuler de fausses images pour mieux dézinguer un mystère qui reste entier.

    Pour moi, ces remarques n’enlèvent rien à la beauté de l’œuvre du Titien et à l’interprêtation de L’Assomption qu’en fait le peintre. Et c’est la sienne.

    Aussi Est-ce nėcessaire alors de faire appel au tableau de la Danaé pour goûter au rēconfort du sacrement des images ? N’est-ce pas Daniel …

    À mon dernier passage à la basilique des Frari, j’ai croisė au printemps dernier Laure Adler et Alain Vestein ( France Culture ) que je n’ai pas importuné, bien sür. Mais j’aurais eu envie d’échanger avec eux. Oui … Cela aurait ėtė de mauvais goüt. Mais quel dommage que ce plaisir râtė.

    Une remarque à l’attention d’Asia, si la Bible est un message pour les hommes et femmes d’aujourd’hui, elle est à réinterpréter pour nous accompagner dans nos existences. Sinon … C’est du papier qui fait étoupe et flambe. Plus que jamais, cela suffit comme malheurs à agiter …

  4. Avatar de Asia
    Asia

    Je rappelle à Cécile que nous parlons ici d’une représentation picturale de « Dieu le Père », non d’exégèse… Or ces représentations sont nombreuses dans la peinture occidentale : pensons simplement aux « Annonciation » de Perugino et de Fra Bartolomeo (1509), aux « Couronnement de la Vierge » de Rubens, de Velasquez et de Procaccini, pour ne citer que les plus connus.
    Quant à mes citations bibliques, elles montrent simplement que le Titien connaissait l’Ancien Testament.

  5. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Oups ! J’ abandonne bien volontiers l’aspect de commentaires savants, n’ayant nullement l’intention d’entrer en compétition avec une culture picturale ėtablie.

    Ce serait nėgliger le non-visible d’un travail artistique, iqui fait écho à la part la plus mėconnue de chacun.

    J’ai eu du plaisir à ajouter mon grain de sel à partir de mon ressenti sur ce Titien. S’il vous plaît, laissez-moi le goûter comme je l’entends. Sans crainte pour moi de ne pas obtenir un satisfécit universitaire que je ne convoite pas.

    Et si le blog de Daniel Bougnoux devenait un combat de gladiateurs pour déterminer qui dėtient la Vérité, je choisirai d’en quitter l’arène !!!

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Halte au feu mes amies ! Paix sur la terre comme au ciel !! Je n’ai posté ce billet (le 15 août) que pour remettre sous les yeux des ami(e)s de mon blog le bouleversant visage de Marie, au moment où elle change d’élément ou d’état – non sans arrière-pensée je crois touchant le « passage » de ma propre femme, Françoise, dont le visage ne cesse de planer et de traverser cet été.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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