J’ai pris voici quelques jours, un peu par hasard, une inscription sur Meetic (« Téléchargez gratuitement », me disait l’écran racoleur), mais après quelques navigations de surface il fallait s’abonner – ce que j’ai fait pour six mois, et comme on dit « pour voir ».
Que voit-on ? J’ai conscience d’avoir mal calibré mon pseudo, choisi un peu vite ou machinalement : « Papoun » sonne charentaises ou popote, avec petits-enfants sur les genoux… C’est à eux que je pensais je crois, je demandais inconsciemment aux femmes de rencontre d’avoir pour moi les yeux de Carla, ou d’Alice, ces petites-filles si belles, si entraînantes et toujours si aimantes… Mon pseudo me vieillit, « Aigle noir » ou « Dauphin taquin » auraient eu une autre allure, une autre puissance de ratissage ! Et si je considère ceux qui défilent…
Il y a des pseudos invraisemblables, « Lucifer », « Catastrophe », que je ne rate pas, auxquels j’écris systématiquement, en me disant qu’il faut avoir le cœur haut placé, et une bonne dose d’humour pour s’avancer sous un pareil masque. Effet de distinction garanti, or c’est la règle cardinale, dans le défilé où chacun se pousse il faut se démarquer, retenir d’une façon ou d’une autre l’attention au premier coup d’œil. L’understatement que j’ai choisi (choix de littéraire, d’homme habitué au deuxième degré et à la réflexion tortueuse) n’est sans doute pas la meilleure stratégie dans cet écosystème impitoyable du zapping et des clics nerveux.
J’essaye de me rattraper avec mes photos. Car les photos, ah les photos… Il y a les timides, qui n’en donnent qu’une voire pas du tout (maximum autorisé, une vingtaine) ; la photo peut-être de leur vie, celle qui les résume miraculeusement en arrêtant le temps. Je clique donc sur le bouton « Demandez à X plus de photos », ce qui est une invite discrète ou un signal qu’on les a remarquées, qu’on pourrait avoir pour elles du désir. Jusqu’à présent, pas de réactions notables à ce plus bas degré de l’intérêt.
Il y a une galerie de rombières catastrophiques (« Papoun », forcément…), que j’élimine aussitôt d’un clic (mais elles reviennent, inépuisablement) ; gros phoques ou méduses à jamais échoués sur la page, comme en attente du coup de grâce (qui peut « aimer » certains portraits pourtant postés par leurs détentrices ? Intarissables ressources narcissiques de quelques-unes, inusable espérance…).
Il y a les attirantes, les virevoltantes, mais trop jeunes pour moi (la quarantaine branchée, elles cherchent évidemment un homme de leur âge, un mâle qui ne les vieillisse pas), et certaines me renvoient sans ménagement dans mes buts si je m’aventure à vouloir « discuter ». Je me ferais, pour un peu, traiter de pédophile !
Il y a les rêveuses, les nuageuses, celles aux yeux en attente, un peu perdus au-dessus de leur tête. Je tente, ce regard, de le capter, de lui donner un objet ou un sujet plus tangible, mais je n’ai pas encore réussi à éveiller l’intérêt des belles endormies.
Il y a les dynamiques, les gagneuses, les décidées, regard « en face des trous » et sourire qu’on devine carnassier ; certaines, mais moins que je ne m’y attendais, ajoutent des tenues (légèrement) suggestives. Est-ce un effet de la « modération », on ne poste pas n’importe quoi sur Meetic, on ne montre pas un décolleté trop profond et la moindre phrase ou photo semble passer par l’épreuve d’un filtre. Peu de provoc sexuelle donc, alors que c’est un des buts du jeu. Mais non, la plupart semblent chercher avec une touchante application un compagnon pour la vie, l’âme sœur ou la « moitié d’orange » qu’un destin cruel leur a jusqu’ici refusé.
Il y a celles qui campent fièrement sur un bien patiemmement acquis, et dont on devine qu’on ne les détachera pas, une cuisine flambant neuve, un pavillon avec vue sur la gare, un animal domestique dans des bras qui lui prodiguent plus de caresses qu’on n’en pourra soi-même recevoir. Celles qui s’entourent de bibelots, d’une rutilante voiture, de bijoux, et dont on frémit de découvrir les lectures sur la coffee-table qu’on a poussée dans le cadre pour meubler la photo ou faire convenable.
Il y a surtout, dans ma tranche de navigation, tout simplement les vieilles ou les femmes d’âge mûr, que de drames, de déchirements et de demandes de réparation, d’espoir quand même dans ces visages dont certains, les plus touchants, ne cherchent pas à dissimuler leur ravage ! La plupart des visages d’ailleurs, si je m’attarde sur eux, ont « quelque chose » ; or la loi du clic vous demande ici de choisir au plus vite (J’aime/J’aime pas), de passer au suivant – et il y a toujours un suivant, la galerie des appâts semble inépuisable. Meetic ou le parc de l’impatience… Qu’aurait dit Aragon de ce supermarché de la drague ? « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide », il l’aurait retoquée d’un clic, et pourtant… Qu’aurait fait Breton si je pense à Nadja, ou à la nuit du tournesol ? Mais c’est Aragon qui a écrit dans Le Paysan de Paris qu’il ne voudrait pas mourir sans avoir tenté d’approcher toutes ces femmes, de les avoir essayées, je veux dire d’en avoir fait sur soi l’essai, la caresse. Convoitise de jeune homme bien sûr, épris d’infini et que l’âge dressera à plus de modération, sans pourtant tout-à-fait l’assagir. Que de frôlements perdus, de caresses inabouties dans ce flot de passantes baudelairiennes qui ne se retournent pas, qui défilent ! Comment faire pour s’en contenter ?
Je me méfie de mes clics. Je me rappelle que moi aussi, la première fois que j’ai vu le visage de Françoise (qui fut la femme de ma vie et qu’aucune des rencontres que je pourrai aujourd’hui faire n’égalera jamais, je n’ai plus quarante-neuf ans devant moi à consacrer à aucune femme), je l’ai trouvée « franchement laide » ; au point que durant un an au moins je m’en suis détourné, avant que… Le temps du clic n’est pas adapté à ces maturations, à ces transformations silencieuses (pour parler comme François Jullien), à cette percolation du désir par mille curieux canaux.
Au chapitre de Meetic encore, il faut parler du « questionnaire », de l’absolue misère de ces profils psychologiques ; je préfère, à tout prendre, connaître le signe astrologique d’une femme à ces questions idiotes sur le régime alimentaire, la taille des cheveux ou les « hobbies ». Questions auxquelles la plupart se plient, et font de timides ou hardies réponses. Je songe, en les lisant, au déficit abyssal de l’expression de soi, les gens n’ont pas de mots pour se parler, se présenter ou simplement « se dire », ces évidences ne passent pas l’épreuve de l’écriture. Mais il est vrai qu’avant la rencontre on se connaît si mal ! C’est de l’autre, d’un croisement réussi, abouti ou approfondi que tombe sur nous un peu de lumière, et qu’on se surprend à être plutôt ceci que cela (Cancer ou Capricorne)…
« Meetic », avec sa désinence en « Technologies de l’Information et de la Communication » (comme nous disions dans ma branche d’enseignement), apporte toute la puissance de l’analyse numérique au tri des désirs dans cette grande braderie des photos et des confidences mal ficelées, ce billard électrique des touches flashées, ce déballez-moi ça des corps en jachère, des libidos en souffrance ! Et je crois en effet aux bénéfices de cette démultiplication : là où il m’était donné, dans la vie courante ou passante, de croiser un visage, Meetic m’en jette à brassées ! Mais le hic reste dans l’analyse verbale, qu’aucune puissance numérique ne perfectionnera : les gens se voient sans doute (ou du moins s’aperçoivent) sur cette toile, mais comment se parlent-ils ? Quels mots qui accrochent ou qui touchent mettent-ils sur ces images ?
J’interromps provisoirement cette réflexion sur des observations en cours car j’ai ce dimanche matin un avion à prendre, pour les Seychelles. Un voyage qui ne doit rien à Meetic, dont j’espère reparler ici prochainement, avec l’aide de vos commentaires.
Et je poste en image d’ouverture un Papoun expédiant au ciel noir de Briançon, par une belle nuit de Noël, une montgolfière, comme un vacillant message pour y allumer peut-être une nouvelle étoile ?
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