Je voudrais dire en quelques mots ma stupéfaction à la lecture du livre de Catherine Poulain, Le Grand marin (Editions de l’Olivier, 2016), à tous égards inouï. J’avais aperçu son auteure sur le plateau de « La Grande librairie », où son allure d’étrangère absolue aux cérémonies et rites littéraires orchestrés par François Busnel ne pouvait que frapper. Face au micro, sa parole semblait réticente ; à l’écrit, elle gicle par saccades drues, courtes mais déferlantes, au plus près des chocs que ce petit corps apparemment fragile mais tellement résistant n’a cessé d’encaisser là où Catherine Poulain s’est risquée, à Kodiak, sur les bateaux qui pêchent le flétan ou le crabe au large des côtes inhospitalières de l’Alaska.
J’ai achevé la lecture de ce livre aux Seychelles, dans un décor en tous points opposé. Les « paradis » auto-proclamés par la vantardise publicitaire ont quelque chose de barbant ! Le contraste ne pouvait être plus grand entre la plage de bonheur languide où j’emportais l’ouvrage, et les scènes qu’il y transportait. On ne prend pas de bains de mer à bord des cargos de pêche au gros, sinon forcés et rapidement mortels ; les embruns et les giclées de houle ont d’ailleurs vite fait d’essorer celle qui s’affaire, avec ses gants crevés, à appâter sur le pont les lignes, ou à dépecer la poissecaille qui s’y déverse par tombereaux, quand le banc s’est trouvé au rendez-vous du navire.
Il n’arrive d’ailleurs pas grand chose de plus au fil de ces si fortes pages ; l’embauche de la petite Française, clandestine (ses papiers ne sont pas en règle), seule femme à bord avec son baluchon dérisoire, ses bottes et son duvet ; ses rapports tendus avec l’équipage, qui la fait d’abord dormir par terre, qui l’entraîne à travailler plus pour un salaire diminué de moitié : épuisantes veilles du quart, précipitation d’avoir à vider le poisson avant de l’enfourner dans la cale réfrigérée, où l’on fait descendre la petite Française pour récupérer un container, ou nettoyer… Un jour une blessure à la main menace de la tuer, la plaie progresse dangereusement du poignet à l’épaule avant qu’elle n’accepte de se laisser ramener à terre dans cet hôpital qu’elle semble impatiente de quitter, tellement son seul désir, ou la passion qui meut ce petit corps, est de revenir à bord et de reprendre la pêche dans les pires conditions ! La terre n’est décidément pas sa maison : entre deux bitures où elle « repeint la ville en rouge » dans les pubs ou les boîtes à matelots, l’excitation physique de la pêche et l’épuisement nerveux la submergent sur ces bateaux qu’elle retrouve en hâte, et auxquels elle voue sa vie. On se saoûle exagérément à bord comme à terre, les packs de bière, les bouteilles de whisky et de vodka descendues au goulot ruissellent comme les jets qui débarrassent le pont de sa gadoue d’écailles, d’excréments ou de déchets laissés par la mise en cale du poisson. Quand les grands flétans surgissent accrochés aux lignes, Catherine doit embrasser vivants pour les coucher sur la table ces corps plus grands qu’elle, glissants, cabrés de douleur et qui mettent du temps à mourir entre les bras qui les égorgent. Dans un geste pour nous étrange, elle va jusqu’à ingurgiter pieusement et à la suite plusieurs cœurs battants de ces émissaires venus des profondeurs, qui trouvent en elle une sépulture en barbouillant sa bouche d’une fleur de sang.
Ces péripéties montrent un degré d’identification étonnant à un milieu hostile : on ne saura pourquoi Catherine a quitté Manosque, ses chèvres et ses cailloux pour s’embarquer ainsi, sans doute fuyait-elle quelque chose ou quelqu’un car tout ce qui l’aimante à présent, avec une rage parfois désespérée, est ce grand corps poisseux d’une mer cruelle où elle a décidé de partager quoi qu’il arrive le sort des hommes qui s’y affrontent pour un salaire dérisoire. Dis-moi qui tu hantes, ou qui je hante corrigeait André Breton en préambule de Nadja… Catherine Poulain hante ou se trouve possédée par un élément infiniment plus fort qu’elle, qui menace de l’engloutir et avec lequel le contraste est total ; elle se mesure à lui sans relâche, elle le dévisage et finalement le dompte (de sa voix si menue, de ses gestes parfois furtifs) avec une intrépide obstination.
On ne peut lire ce livre sans se poser à chaque page la question, pourquoi ? Qu’est-ce qui entraîne ce bout de femme à une pareille vocation ? A un sacerdoce ou un dévouement apparemment aussi inutiles ? Nos propres buts n’en sortent pas grandis : en voilà une qui a tourné le dos à tout ce qui fait ici notre confort, maison, famille, métier, caisse de retraite, URSSAF, comptes bancaires…, pour se jeter dans la mêlée du vent, de la mer, des hommes rudes ou peu causants, des poissons et de ce grand Nord qui l’aimante comme l’aiguille, pointée sur « Point Barrows » (ultime Thulé où elle rêve de se rendre dès que sa maigre paye le permettra mais pour y trouver – quoi ?).
Catherine ne gagnera pas le grand Nord mais elle fait quelques jours la conquête de Jude, « le Grand Marin » qui intitule ce récit ; et la douceur sensuelle de cet amour ainsi blotti au cœur des épreuves n’est pas moins émouvante que la chaîne toujours reprise de ses tribulations. Les vrais ou grands marins ne font pas des maris, Jude s’en ira, elle ne sait pas le retenir ni transformer en foyer leur nid alcyonien logé au creux des vagues, et si vite englouti. Mais l’épisode donne son titre, et son prix, aux aventures de celle ici nommée Lili, il justifie sa fièvre bizarre, sa quête d’on ne comprend quoi. La folie de la mer, de la pêche a inspiré quelques chefs d’œuvre (Moby Dick !), quels désirs poussent ainsi les hommes (ou cette femme) à s’embarquer, à rompre à ce point les amarres ?
Ce témoignage âpre et sans aucune concession aux récits de voyage a beaucoup à nous dire sur le mystère de certains départs.
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