Avec quel sentiment Leonard Cohen fête-t-il aujourd’hui (21 septembre) ses quatre-vingt deux ans ?
L’accomplissement du chanteur poète est immense ; je ne cesse pour ma part de revenir à ses textes et ses mélodies qui ont façonné ma vie. Je m’en entretenais récemment, à Strasbourg, avec son meilleur biographe dans notre langue, Christophe Lebold, maître de conférence en anglo-américain à l’université de cette ville, qui a publié sur le Cantor de Montréal un livre rayonnant de culture, et d’intelligence de nos blessures, Leonard Cohen, L’homme qui voyait tomber les anges (Camion blanc, 718 pages 2013). Cette somme merveilleuse s’ouvre par un triple portrait saisi sous l’angle de la gravité, de l’errance, et des métaphysiques du cœur brisé…
J’associe ces jours-ci la relecture de ce livre avec la projection, en boucle, du concert de Londres enregistré le 7 juillet 2008 (Leonard Cohen Live in London, DVD Sony Music, très accessible pour un prix modique) ; et je recommande à chacun cette double expérience du concert qui nous touche à l’intime, et du livre qui fouille avec délicatesse les racines juives, zen et country de ce prodige poétique et musical que nous sommes quelques-uns à placer très haut, parmi les maîtres de sagesse universels, tellement urgents à méditer dans le chaos de notre monde tel qu’il va : écoutez ce concert, lisez ce livre, ils vous rendront plus graves, plus sages, mieux désirants…
J’ai vérifié au cours de ma vie combien les chansons de Cohen accompagnaient bien l’amour, avant de découvrir plus tardivement leur force dans le travail du deuil ; pour la cérémonie des funérailles de Brieuc, j’avais choisi la chanson « Lullaby », une berceuse merveilleuse tirée de Old ideas (« Sleep baby, sleep… ») ; pour celles de Françoise en juin dernier, deux autres non moins nécessaires ou pertinentes, « Who by fire » qui démarque littéralement une prière juive en énumérant les différentes façons de se tuer, et en demandant en boucle « laquelle dois-je annoncer, Who shall I say is calling ? » ; et un autre chant tout aussi poignant, « Alexandra leaving », très mystérieusement adapté d’un poème de Constantin Cavafy et que j’ai déjà commenté sur ce blog, où c’est une reine qui s’en va…
Puis-je profiter de ce billet pour signaler à mes enfants et amis qu’à l’occasion de mes propres funérailles, j’aimerais qu’on entende (parmi d’autres musiques) au moins celle-ci, « The Ballad of the absent mare », la ballade de la jument absente qui, à la fin du disque Recent songs (1979, de tous mon préféré), vient clore une succession de dix chefs d’œuvre ?
Que ce disque n’ait pas été davantage remarqué, que cette chanson en particulier ne soit (à ma connaissance) nulle part reprise par son auteur même ni chantée par d’autres – plonge dans une réflexion amère, car je ne connais pas de meilleure parabole du désir humain, de l’union charnelle, de notre soif de liberté et d’espaces ici métaphorisée par un cow-boy poursuivant sa jument échappée sur les « high plateaux », où elle s’ébroue avant d’être reprise puis de disparaître, « beyond all repair (…) they are gone like the smoke, they are gone like this song »… Signalons en passant dans cette chanson le collage d’une citation biblique tirée du Livre de Ruth, « Wherever thou goest I’ll go » ; cette prodigieuse promesse, de nouveau murmurée à la fin du concert de Londres par le groupe des musiciens soutenant Cohen, lui donne sa chute (sans du tout citer la jument), elle réaffirme entre eux le lien infracassable des paroles et du chant, le pacte de leur engagement imprescriptible.
Tout spectateur de ce DVD vérifiera la qualité d’humanité qui circule entre le chanteur, les musiciens et le public. A Grenoble où j’assistais quelques années plus tard au quasi même concert, mon seul Cohen live, la date tombait autour de celle-ci, un 21 septembre qui marquait ce soir-là Kippour autant que l’anniversaire : « Happy birthday ! » s’époumonait le public, auquel notre Maître accorda généreusement vingt minutes de rappels…
Dans ce concert de Londres et avec moins d’hystérie que Barbara ou Johnny, Cohen salue lui aussi dans son public sa plus belle histoire d’amour : « Thank you for coming to this », « We’re honoured to play for you tonight », « Merci d’avoir toutes ces années gardé mes chansons vivantes… ». Les musiciens jouent en costume, sobrement coiffés de chapeaux, et celui de Leonard lui sert à se découvrir entre chaque morceau pour s’incliner modestement devant nous, mais aussi face à ses partenaires ou à d’autres divinités plus diffuses mêlées à la musique ou aux éclairages. A cinq ou six reprises, Leonard fait une pause pour appeler par son nom, qu’il articule respectueusement, et faire acclamer par la salle chacun de ses musiciens et chanteuses. Ce rituel inspiré du monastère zen où les moines saluent la théière, ou la table servie, confère au traitement de la scène beaucoup d’élégance, et une indéniable tenue.
Les concerts de variétés ont multiplié les scénographies écrasantes, ou grandiloquentes. Certains chanteurs poussent la techno du son et de l’éclairage aux limites du supportable pour notre système nerveux ; ils tyrannisent nos rétines, nos tympans comme s’il s’agissait de nous tétaniser à coups de décharges et d’éclairs en rafales ; de transformer scène et salle en grill chauffé à blanc, en chaise électrique… Ou bien, dans le beau film tourné par Scorsese sur les Rolling Stones, l’enjeu semble de montrer en gonflant le volume sonore et l’espace du jeu l’énergie enviable des sexagénaires, la pêche du rocker toujours bondissant et gesticulant, en guerre contre son âge et ruisselant de sueur…
Les choix esthétiques et éthiques de Cohen sont bien différents. Il a trop le respect des costumes croisés hérités de son père pour ainsi « mouiller la chemise » ! En scène, il se comporte en intercesseur ; ciblée par la polarisation des regards pleins de désirs que des milliers de corps dirigent sur lui, sa personne accumule une attente qu’il a soin équitablement de redistribuer, pour délivrer sa propre figure du carcan de l’idole. Cadrés en gros plan, son visage et ses mains accusent leur âge : en ce mois de juillet 2008, Leonard porte allègrement ses soixante-treize ans, qui ne l’empêchent pas au moment de l’entracte de gambader de la scène à la coulisse, où il bondit avec la grâce d’un animal cherchant l’ombre ; il esquisse de même, face aux projecteurs et pour mieux bander son corps dans sa voix, un curieux jeu de boxe, la bouche et le chapeau calés sur le micro. Les fausses confidences ou les blagues fusent entre les chansons, qu’il introduit en ménageant le teasing : « Je vais vous dire un secret… une chose longtemps gardée pour moi… une parole que personne ne risque de contredire… There ain’t no cure, There ain’t no cure for love » (rugissements et acclamations du public) ; ou bien un peu plus tard, chantant Tower of song : « I was born like this, I had no choice / I was born with the gift of a golden voice » (délire de cris et sifflets de la salle, qui guettait manifestement ce passage).
D’où vient la voix, et que dit la chanson ? On s’inquiétait pour Cohen à l’audition de ses derniers disques : dans Dear Heather (2004), le parlé gagnait sur le chanté, le texte et la musique semblaient se désaccorder, comme chez le dernier Matisse remarquant dans ses toiles la séparation du dessin et de la couleur. On pouvait craindre pour lui les ultimes prestations catastrophiques de Barbara, quand la voix célèbre pour ses arabesques n’accrochait plus les notes, L’Aigle noir en sortait déplumé… Le concert de 2008 nous rassure, le chant de Cohen a creusé son lit à la façon d’une rivière, il s’est cavernisé, au plus près de la inner voice, comme si vieillir c’était rentrer dans son corps, et rejoindre les graves.
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Leonard Cohen ne sera jamais un chanteur populaire, à la différence d’un Bob Dylan par exemple. A ce dernier qui se vantait devant lui d’écrire une chanson en quinze minutes, Cohen répondit qu’il avait mis trois ans à composer Halleluyah, ou cinq pour fixer la majestueuse tonalité d’Anthem. Le public nord-américain ne semble pas goûter outre mesure de pareilles chansons, qu’il trouve lugubres et peu faites pour l’entertainment ; c’est du moins ce que me répondit un disquaire de Seattle auquel j’achetai, en 1993, l’album The Future. Ni les textes ni les airs de Cohen ne cherchent l’acclamation d’une reconnaissance immédiate ; il se moque de la mode, autant que des « nouvelles technologies » de la scène et du son.
Mais ces compositions nées vieilles assiègent notre mémoire ; un disque de Cohen s’ouvre comme une demeure spacieuse aux pièces pleines de souvenirs, d’échos et de senteurs, et lui-même a comparé son labeur de compositeur à l’édification d’une maison où il pourrait habiter. Cohen est un chanteur à tous égards hospitalier, à proportion même qu’on ne comprend pas tout… Les générations cohabitent dans ces chansons pleines de caves, de greniers ou de passages secrets ; moi-même, anglophone moyen, suis bien loin de déchiffrer dans leur détail ses textes raffinés, une part de ses mots et de ses images m’échappe mais cette audition lacunaire, peut-être, ajoute aux puissances de la suggestion et du rêve, mon ignorance me place à la bonne distance. Si nous aimons davantage Cohen de ce côté-ci de l’Atlantique, serait-ce en raison de notre incapacité à saisir entièrement ses paroles et de notre propension à les re-rêver ?
Il est difficile de percer les allusions ou les visions obscures qui traversent ses textes tant leur agencement, quasi kabbalistique, oppose un défi à l’interprétation. Du même coup, le poète juif de Montréal semble le plus européen des crooners nés en Amérique. De l’Europe sa voix charrie la mémoire longue, les fractures et les guerres. Même si elles n’en traitent pas directement, beaucoup de ses chansons ont enregistré le désastre de la Shoah. Un rescapé chuchote à nos oreilles une succession de drames, de visages et de paysages où chacun entendra les blessures individuelles et collectives qui nous vrillent et qui nous dépassent. Voix d’une compassion infinie qui plane sur les lits défaits, sur les batailles et sur les tombes pour dire la tromperie minant le cœur humain, l’inanité des désirs croisés et diverses hantises ; voix très capable aussi de dénoncer avec une ironie mordante ce « monde gras et mort ».
Certains accusent Cohen de leur saper le moral. Mais parce qu’il creuse et mine en effet, cet art est majeur. Il entraîne ses auditeurs dans des parages peu fréquentés et qui ne les flattent pas, mais du fond des catacombes qu’il visite, sa voix se change en prière, en murmure fraternel. L’agenouillement revient souvent au fil des textes, soit par l’humiliation forcée de qui se trouve « Humbled in love / Cut down in your love / Forced to kneel in the mud… », soit par l’adoration qui terrasse l’amant confronté à l’éclat du corps féminin. La convoitise sacrée du sexe applique une oralité ardente au delta, « à l’alpha et à l’oméga » (Light as The Breeze). Un corps s’épelle comme un texte s’effeuille ; prestige égal de la chair et du livre chez ce talmudiste du sexe.
Sa parole implorante rôde et hésite au bord du Livre, le psaume affleure dans ces histoires d’amours profanes et de chairs profanées. « Blessed be the continuous stutter / Of the word being made into flesh » (The Window). Cohen n’en a jamais fini avec cet interminable bégaiement du mot quand il se fait chair ; sa voix aux résonances très charnelles s’étrangle, se répète et n’est jamais très loin de la prière ou d’une méditation douloureuse ; l’hymne ou une supplication amoureuse identifie la récitation des mots avec leur réalisation passionnelle ; le chanteur diamantaire taille le bloc des affects et en tire un gemme étoilé de reflets. « There is a crack, a crack in everything / That’s how the light gets in » (Anthem). Au début de plusieurs chansons un nœud semble étrangler sa gorge, que la musique et le texte desserrent progressivement ; la catharsis de la voix élargit le point d’étranglement – belle image du cercle de fumée sur une photo célèbre où l’air afflue, où un corps échappe à l’angoisse de l’étouffement pour habiter son chant. Et c’est ainsi que l’énonciation du poète rejoint celles du prophète, du prêtre ou de thaumaturges plus anciens qui avaient le pouvoir de guérir. Chaque syllabe de sa tortueuse prière trie, sépare, répare ; accroché à ce fil souverain, le funambule peut braver les gouffres.
Pourquoi une telle panique au cœur de l’amour, et quelles confusions menacent ? Pourquoi la conjonction des sexes ou les voyages de la drogue (magistralement évoquée dans The Smokey Life) peuvent-ils si peu pour les affres de l’individu et sa vie de fumée ? Cohen est de ces hommes qui poursuivent la quête amoureuse au-delà des femmes possédées, adorées, mais qui n’offrent chacune qu’un reflet d’une plénitude toujours à venir. Beaucoup de ses chansons hurlent ou murmurent cette perte au moment même de la rencontre, la déception et l’humiliation du désir au plus vif de son accomplissement. En chacune s’aiguise et se précise l’attente d’autre chose. « Waiting for the miracle », Leonard épelle la possession, la procession de ses successives compagnes, que sa voix caressante ou cassée enchâsse dans des textes bizarres, mystérieux comme ces vœux de papier glissés par les fidèles entre les pierres du cimetière juif de Prague, dont les tombes empilées ressemblent tellement à des livres.
« If it be your will / That I speak no more… », Si c’est ta volonté / Que je ne parle plus… La voix intérieure, the inner voice creuse une altérité au cœur de la chanson. Voix altérée à tous les sens du terme, tendue par un désir ou un dialogue ardents, d’ailleurs soutenue par les voix féminines (les deux « Web sisters », plus Sharon Robinson à Londres) qui s’enlacent à elle comme une promesse d’union charnelle. Voix interrogative ou suspendue à plus grand qu’elle, suppliante et prête à renoncer devant l’impossible tâche de l’incantation shamanistique, ou des antiques formulaires de la guérison, ou du verdict… Parole tendue vers un accomplissement inhumain, le dévoilement d’un oracle, l’avènement du miracle, la libération (Bird on The Wire). La forme interrogative fréquente chez Cohen (Who By Fire, The Gypsy Wife, Teachers…) ne raconte pas, elle avive l’énigme, le sens du mystère. Que se passe-t-il et que risque-t-il d’arriver ? Où les invités sont-ils conduits « in every style of passion », à la descente de quel train et pour quel tri (The Guests) ? Une figure fréquente hante ces textes, celle du soldat vaincu ou trahi, ou qui trahit (The Traitor), ou enrôlé de force dans un combat perdu d’avance (The Captain) : « Whatever makes a soldier sad / Will make a killer smile… »…
Cohen se montra très tôt rebelle à la chanson bêlante ou pacifiste, il sait que la guerre est inévitable (There is a war) et il y va, pour y tenir tous les rôles – comme dans ces rêves où le dormeur est à la fois le poursuivant et sa proie, la victime et l’assassin. De ces champs de bataille surgit Jeanne d’Arc (Last Year’s Man, Joan of Arc), figure androgyne et sacrée, vierge érotique vêtue de métal et que son amour trop grand détourne des hommes pour l’unir au brasier. Sur les strophes de cette mort minutieusement décrite semblent s’imprimer les derniers plans du film de Dreyer, où le moine interprété par Antonin Artaud fixe la suppliciée à travers les flammes. Dans la voix de Cohen chantant Joan of Arc s’allume le feu du fiévreux regard d’Artaud, fixant Jeanne dans l’espace réversible de la compassion.
La fumée qui enveloppe l’héroïne s’étire en fines volutes dans une autre chanson, légère fumée d’un joint qui entrelace deux corps dans la double hélice des voix (The Smokey Life). Quand celle de la contralto Jennifer Warnes s’enlace à la voix de basse de Cohen, tous deux semblent monter par paliers dans le dédoublement de la drogue, jusqu’à planer au-dessus de leurs propres dépouilles. « Light, light, let it go… » Caverneuse et légère, la mélodie parcourt les strates alternées du désir et de la souffrance, elle voudrait sublimer le fardeau charnel dans la mince pellicule du chant ou de la fumée. De la chair au chant dont l’anneau s’étire en vibrant, une ligne se tend sans rupture ; un deuxième corps aérien, fluide et glorieux fête sa délivrance ascensionnelle. Si Cohen puisa dans la drogue, mais aussi dans le jeûne, le sexe ou la prière plusieurs mélodies et visions, il nous dit ici, avec une rare évidence cathartique, que sa vraie drogue c’est la chanson.
J’ai dit ma préférence pour Ballad of The Absent Mare (Ballade de la jument absente, 1979). Le thème et le style empruntent à la musique country, ou à l’expérience que fit Leonard jouant quelques années au cow-boy dans son ranch du Tennessee ; mais l’histoire peut évoquer aussi la chèvre de Mr Seguin transposée dans un Far-West méridional où résonnent à l’arrière les guitares, les mariachi et les trompettes mexicaines comme un appel de la frontière. La jument s’est enfuie et le cow-boy la traque à travers une nature elle-même débordée par « the panic of loss » ; il l’aperçoit d’abord dans une vision, puis rêve à sa punition tandis que la montagne explose en tentations sensuelles – au milieu desquelles la jument apparaît « where the light and the darkness divide / and the steam’s coming off her, she’s huge and she’s shy / and she steps on the moon and she paws at the sky »… Tous deux repartent alors mais c’est l’animal qui conduit en emportant le maître dans son désir sauvage, « she longs to be lost and he longs for the same », avant de reprendre étroitement unis le chemin de la plaine. Après quoi Leonard lui-même, à la demande de sa femme, annule cette série de visions par une expiration de fumée. Quel magicien aura trouvé pour célébrer l’union sexuelle des images de cette force, avant de souffler d’un coup l’illusion ?
« Wherever thou goest I’ll go », murmure l’homme penché sur l’encolure de sa monture, et ces paroles bibliques démarquent impérieusement le Livre de Ruth. Il est dommage que le concert de Londres ne reprenne pas ce chef d’œuvre ; étrange aussi que la dernière chanson, « Whither Thou Goest », chantée à mi-voix par toute la troupe soudain enlacée, cite obliquement cette dernière plage du disque de 1979 au moment de prendre congé.
En écoutant ces enregistrements successifs, on comprend comment depuis sa rencontre avec le maître zen Roshi et sa retraite au mont Baldy, au sud-est de Los Angeles, le désir du chanteur s’est déplacé de l’érotique au mystique. Sa Jument absente illustrait les fulgurances du désir charnel, Closing Time annonce sur un rythme effréné de fiddler la fin peut-être des mêmes rapports, la fermeture du commerce sexuel. La longue hibernation du moine Cohen, devenu frère Jikan (« le silencieux » !) a déporté les scènes de l’amour courtois et d’une adoration tantalisante du côté de la prière et de la méditation solitaire ; le dénivelé a glissé du sexe au sacré.
« …We are ugly, but we have the music » faisait dire à Jannis Joplin une chanson tout entière dédiée à son destin cruel, Chelsea Hotel (dont le lamentable traducteur de l’édition 10/18, Leonard Cohen, Musiques d’ailleurs, tome 1 page 372-373, ne semble pas voir à la première strophe que « Giving me head on the unmade bed », c’est faire une pipe). Leonard a souvent mentionné sa laideur ou son académie d’occasion, « second hand physic » comme dit cocassement une chanson récente, A Thousand Kisses Deep, par mille baisers de fond, texte (superbement) parlé et non chanté sur la scène de Londres ; sous sa robe de moine, la créature médite sur son indignité, et sa voix s’abîme en prière.
Un étonnant DVD tourné au monastère en 1996 par Armelle Brusq, Leonard Cohen Portrait intime, le montre dans différentes activités de sa retraite, en prière, préparant la cuisine, conversant avec Roshi, ou improvisant sur un clavier qu’on vient de lui livrer les rudiments de cette dernière chanson. La vie monastique n’est pas un chemin de roses ! Lever à 3 h. chaque matin pour la méditation, maintien de diverses postures, exercices physiques et spirituels… Mais Frère Jikan confie à sa visiteuse les bénéfices de ce régime ; l’ascèse lui a révélé le prix des choses, il a compris que la composition musicale, comme la méditation, construisent un cercle protecteur et tissent un monde ordonné, ou habitable à partir du chaos ; il se dit prêt maintenant à sortir, il a bouclé la boucle et épuisé ce qu’il cherchait… La scène très zen du concert de Londres nous montre quelques effets de cette montagne mystique : gestes posés, voix nette, équilibrée, regard perçant et souvent malicieux, corps souple, jamais à court d’énergie ni de souffle malgré les trois heures de la performance et les cinq morceaux donnés en rappel. Evidence d’un homme en position de médium ou de vicaire : chaque chanson semble détourée, épinglée de guillemets ; le poète savoure au passage ses mots, il cite sa création comme il cite et salue sa troupe. Plusieurs airs sont longuement développés par un instrumentiste qui module pour lui-même, en enchaînant les variations : la mélodie libérée du texte vagabonde, se fait capillaire, arborescente aux doigts du guitariste ou du saxo. La salle retient sa respiration, salue le riff ou l’impro… Pas de violence ni de sauvagerie, la justesse, la ferveur dominent ; avec délicatesse, Cohen se met au service de l’orchestre et tous ensemble au service d’autre chose, « waiting for the miracle to come ».
I am your fan ! Chaque petit corps pressé dans le public se sent là où il doit être, le souffle suspendu à la chanson déroule ses anneaux dans cette énorme, cette obscure chambre d’échos. Et c’est alors, comme le confie Cohen à Armelle Brusq en citant le goût du chocolat pour expliquer l’effet de la méditation ou de la musique, que « chaque cellule de votre corps crie merci ».
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