Face à la mer
Le flot des migrants de Syrie (ou d’autres pays) vers l’Europe est l’un de ces événements majeurs qui nous arrivent, et que nous ne savons comment vraiment traiter.
Mercredi 28 septembre à Grenoble, dans la salle de « La Chimère citoyenne » où Yves Citton avait délocalisé son séminaire consacré aux régimes d’attention, Maryvonne Arnaud a projeté son film documentaire de 20’ « En vie », fruit d’un travail de prises de vue de plusieurs semaines sur les îles de Lesbos et de Chios ; elle y a photographié en janvier et mars dernier l’arrivée dans leurs canots d’infortune d’hommes, de femmes et d’enfants de toutes provenances, en les accompagnant ensuite jusqu’à la gare d’Idoméni transformée en camp de triage, où les candidats à l’hébergement se heurtent à l’interdiction de passage édictée par la Macédoine. Comment monter puis montrer ces images, comment se démarquer du flot audio-visuel qui double l’hémorragie humaine, sans susciter parmi nous tellement d’émotion ?
Artiste photographe, Maryvonne se pose évidemment cette question, qui est celle de l’énonciation, et (Yves Citton) des « régimes d’attention » : projeté en Avignon dans une salle de cinéma en juillet dernier, ou sur son ordinateur pour des présentations privées, ou hier à des étudiants sur le mur blanc de cette petite salle confidentielle, ou le 3 décembre prochain à la Maison de la Culture de Grenoble…, le montage ne revêt pas le même sens. Alain Faure a soutenu, dans la discussion, l’intérêt pour Maryvonne de situer résolument son film sous le label de l’art, pour le soustraire au flot ou au bourbier médiatique qui, d’une certaine façon, nivelle tout. Mais comment l’art photographique imprime-t-il ici sa marque ? Qu’ajoute de spécifique aux phénomènes montrés le document (soutenu de splendides textes d’Erri de Luca et de Pablo Neruda) proposé par Maryvonne ?
Plusieurs remarques : la photographe a saisi (de façon très répétitive mais jamais « en rafale ») les scènes de débarquement, dont elle propose un montage quasi cinématographique. Les images ainsi juxtaposées et projetées en accéléré tendent au mouvement, sans tout-à-fait y parvenir ; notre vision saccadée demeure celle d’un presque-film, ou la proto-réalisation d’un début de cinéma, esquissé mais pas vraiment réalisé ; ici la photo s’efforce au cinéma, mais demeure échouée à son seuil. Ce dispositif est par lui-même frappant, très émouvant, et la technique choisie apporte un message, mais lequel ?
Tout film est en lui-même promesse de mouvement, et d’échappées belles. L’invention des frères Lumière coïncide pleinement avec notre société liquide, touristique, parcourue de flux en tous genres (vacanciers, financiers, économiques, informationnels…) ; par le cinéma nous nous évadons, nous nous identifions à un imaginaire du fluide, nous planons ou ne cessons d’échapper à nos propres frontières.
Il semble que la photographie en revanche nous assigne à résidence ; échouant par nature à montrer le mouvement, elle privilégie les moments, les scènes de genre, l’arrêt sur image, le temps immobile de l’intériorité ou de la mémoire. Elle peut aussi fortement cadrer ses représentations, circonscrites ou localisées dans un espace et un temps donnés.
Or, n’est-ce pas ce qui arrive (négativement) aux migrants ? Tous habités d’une promesse de mouvement ou d’échappée, palpable dans leurs regards si intenses au moment du débarquement, ils vont peu à peu s’enliser parmi des chicanes administratives (les corridors barbelés de Moria à Lesbos) et dans la vie stagnante des « camps ». Les images saccadées, pré-cinématographiques de Maryvonne nous le rappellent : porteurs d’une promesse de passage fluide et d’images-mouvements, les arrivants échouent à arriver, leur mouvement est stoppé, leur vie cadenassée ou recadrée par d’autres. Ils n’accèdent pas à la grande écriture du cinéma, ils ne dépassent pas le petit cadre ou le micro-récit de la photo, ils s’échouent.
Une autre caractéristique, aussi technique qu’éthique de ces photos et discutée l’autre soir, c’est bien sûr le passage du plan large au plan serré ou rapproché sur les visages, ou sur les objets abandonnés qui jonchent la plage. Au début on ne voit qu’un bateau, posé sur l’horizon où la mer le malmène ; jusqu’au débarquement nous ne distinguons qu’une foule anonyme, indistincte de pauvres gens, métonymie banale de cette misère du monde qu’il n’est pas question, selon un mot devenu célèbre, d’accueillir toute… Mais voici que ce tout se fragmente, s’analyse. Bientôt un visage se détache, un acteur s’individualise, le geste d’une femme protégeant son enfant, la vocifération muette à l’écran d’un homme agrippant un boute et notre vue s’humanise, l’histoire nous concerne, il faut tendre une main secourable aux inconnus, rencontrer ces regards, leur rendre un sourire. La foule, une statistique chiffrant les milliers de migrants morts en mer émeuvent médiocrement ; la photo du petit noyé Aylan (commentée en son temps sur ce blog, 15-9-2015) au corps abandonné sur une plage nous bouleverse, et fait le tour du monde…
Notre imagination est ainsi faite que notre compassion s’attache à des individus, à un destin personnel, alors que le collectif nous endort ; le nombre, la masse ne nous concernent pas. Quand, rappelle Finkielkraut, les nazis ouvraient les portes des wagons à l’arrivée aux camps, ils avaient soin de transformer leurs victimes en troupeaux d’animaux, pressés à coups de cravache pour en faire autant de marchandises à traiter, de « Stucken », sans jamais croiser un visage, un regard qui auraient pu réveiller en eux la conscience morale. Or le visage cadré par la photo excelle au contraire (et il faut bien sûr rappeler ici Lévinas mentionné mercredi par Yves Citton) à remuer notre conscience de partager la même humanité ; dans ses photos, Maryvonne étend ce sentiment d’humanité déchue et en souffrance aux humbles objets, sandales, anoraks ou gilets de sauvetage laissés épars sur la plage.
Ce dispositif technique du gros plan ou celui de l’arrêt sur image ont donc une force éthique, évidente dans « En vie ». Là où (par la force du nombre) une administration débordée trie les hommes comme des bestiaux, là où les frontières se ferment et entassent entre les rails du chemin de fer interrompu des familles désoeuvrées privées d’abri, il est essentiel de nous rappeler que ce que nous voyons quasi quotidiennement sur nos écrans n’est pas un flot mais une succession de destins poignants, de vies en quête d’aide et de salut. Le petit non-film de Maryvonne fait partie de ces gestes humanitaires très simples des Grecs qui, à Lesbos, tendent aux arrivants un bol de soupe, une tasse de thé chaud… La photographe leur rend leurs visages, une parcelle de leur identité ; et à nous, tentés de prendre toujours et partout la confortable attitude du spectateur, les saccades et les soubresauts de l’image rappellent que nous ne somme pas exactement au spectacle, ils secouent ce banc tranquille d’où nous contemplions la mer.
Deux PS : Le film documentaire Fuocoammare, par-delà Lampedusa (de Gianfranco Rosi qui sort cette semaine) à mon avis déçoit. Il ne mettra pas le feu aux salles ! La juxtaposition, qui pouvait être intéressante, d’une population apparemment indifférente avec l’action des forces de secours en mer, et quelques images poignantes d’extraction des cadavres hors des soutes des raffiots, semble trop mécanique et mal montée ; seul le médecin, filmé dans son propre rôle où il va et vient entre les deux « populations », a quelque chose à dire et le récit à l’écran de son écoeurement mêlé à sa compassion toujours vive nous bouleverse. On y voit aussi fonctionner à plein régime la machine des secours nautiques dont la technicité impressionne ; mais que de plans oiseux du côté des insulaires indigènes filmés dans leurs routines ménagères !… Ces (braves) gens peu concernés ne peuvent à leur tour nous intéresser bien longtemps.
Par hasard, j’assistais lundi soir avec Maryvonne et Philippe Mouillon à la splendide conférence de Michaël Jakob, dans le cadre de Paysage>Paysages et consacrée aux « bancs ». Je signale, conduit par ce mot, le vernissage de l’exposition photographique « Face à la mer » le 11 octobre prochain à la Maison de l’International de Grenoble (18 h 30), organisée par le Consulat de Grèce à Grenoble ; le mardi 18, une conférence ponctuée de poèmes y traitera vraisemblablement du même sujet. J’emprunte à ces manifestations l’image ci-dessus reproduite de leur carton d’invitation.
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