Je me trouvais jeudi 6 octobre invité par le Centre Régional du Livre, et son directeur Léon Azatkhanian, à ouvrir à l’Université d’Artois d’Arras un colloque consacré aux « Usages du livre (oeuvres solubles et insolubles) ». Voici la conférence que j’y prononçai, sur ce qui ressemble à un « marronnier » de nos études, mais qui indique aussi par la fréquence même de la question partout reprise, son urgence, et le nombre de personnes que l’avenir du livre concerne.
Il n’est pas nécessaire d’être médiologue pour sentir que le tournant numérique entraîne un bouleversement comparable à celui qu’introduisit l’imprimerie. Ce choc m’évoque une citation de Borgès extraite de « La Bibliothèque de Babel » dans Fictions, qui m’a toujours émerveillé : « Quand on proclama que la bibliothèque contenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. (…) A l’espoir éperdu succéda une dépression excessive ». La difficulté de cette bibliothèque est qu’on pouvait y cheminer pendant des kilomètres sans y rencontrer un seul livre lisible ! Le problème était celui de la pertinence et de l’extraction du savoir, et non pas de son existence « out there » (dans les rayons et le stock). Nous ne tomberons donc, pour parler de la numérosphère qui vient, ni dans ce bonheur extravagant, ni dans une dépression excessive.
On connaît mieux la graphosphère que la numérosphère, puisqu’elle a environ cinq siècles d’existence. Quels sont donc (ou étaient) les traits principaux de la première?
L’ordre du livre
Le livre apporte la stabilisation, la cristallisation du savoir et même de l’institution, voire de l’Etat (qui subventionne les bibliothèques, et accessoirement un bon nombre d’entreprises éditoriales). Le livre est en effet une affaire d’état (de stabilisation, comme le montre la photo du Président Mitterrand adossé à une bibliothèque, un livre ouvert à la main – on dit qu’il s’agit des Essais de Montaigne).
Pôle d’ordre et de réflexion, la première fonction du livre, comme déjà de l’écriture, est d’immobiliser le message en le détachant. D’où une ressource immense pour l’esprit critique qui va le ruminer, le comparer, le mettre en contradiction avec d’autres. L’imprimé apporte un surplomb critique que ne permet pas, au même degré, la relation orale d’écoute et d’interlocution. Le lecteur s’immobilise pareillement ; une rumination solitaire se met en action, l’abstraction, le froid silence sont les rançons de cette construction d’un sujet isolé dans son cabinet de lecture. Mais le prix à payer pour cet accès à la graphosphère est la séparation d’avec les chaudes communautés orales.
Il faut, en amont du livre, mieux comprendre comment l’ordre oral s’oppose au scriptural, et pour cela reprendre Le Phèdre de Platon et la position ambiguë du philosophe qui semble pencher en faveur de Socrate (dans ce dialogue aporétique), mais qui sait aussi que, sans le secours du pharmakon de l’écrit, celui-ci n’aurait eu aucune chance de nous parvenir…
Plus près de nous, Jack Goody a fortement développé le concept de « raison graphique » : nos performances intellectuelles canoniques (le raisonnement syllogistique, la géométrie) requièrent qu’on pose les opérations, qu’on les voie ; de même, le développement de la linguistique suppose la visibilité (écrite) de la langue qu’on parle ; Goody cite ainsi deux langues orales ouest-africaines qui n’ont pas de mot pour dire /mot/.
L’analyse aussi rigoureuse que possible de la chaîne parlée, le détachement, l’abstraction (l’ascétisme visuel), un froid silence, le strict respect d’un ordre séquentiel secondaire (versus « œil à l’état sauvage ») constituent ainsi quelques conditions de l’écriture, qui sont aussi les ingrédients de notre « raison » selon Goody.
Mais passons au livre : il se remarque par la templation, matérialisée parfois par des colonnes parallèles, le bandeau surplombant d’un chapeau, la stricte justification qui peuvent, dans certaines mises en pages, évoquer assez directement la figuration d’une façade sacrée. Plus généralement, la forme géométique du codex (contrairement à l’encombrant rouleau, « volumen ») et sa stricte maniabilité acomplissent une bonne forme, évocatrice d’idéalité. Au point que, quelles que soient les percées et les offres alternatives venues du numérique, on n’est pas près de renoncer pour différents usages à la forme papier du cher vieux bouquin (bon à lire dans le métro, ou à ranger bien visiblement sur des étagères).
Orienter, stabiliser, enchaîner les regards, ces fonctions se retrouvent au théâtre, lieu par excellence de la représentation, frontale et à bonne distance. Autre pilier de cette graphosphère, la scène distingue et pose une hiérarchie stricte entre les acteurs et les spectateurs, les émetteurs et les destinataires. Ces bords, cette clôture bien marqués dans le temps (durée de la représentation), dans l’espace (rideau de la scène, coupure infranchissable de la rampe), ce cadrage de la vue constituent autant de paramètres essentiels aux effets de la graphosphère. Il n’y a pas de théâtre si l’on peut (comme devant la télévision) à tout moment entrer et sortir, monter sur la scène, faire du bruit, y poursuivre d’autres tâches, etc.
L’école elle aussi apporte un autre espace-temps et une sorte de sanctuaire, où l’on retrouve une clôture, un horaire, un programme de cours, une progression linéaire de l’élève et de l’étudiant d’un degré à l’autre, des examens (une sélection), une hiérarchie stricte entre l’enseignant et l’enseigné, etc. Tout cela relève de l’ordre du livre, renforce et entretient son modèle.
Considérons à présent le musée. Qu’est-ce qu’un livre, qu’est-ce qu’un musée ? Des lieux où les mots, où les images sont en repos. Partout ailleurs les mots cascadent et entrent en sarabande sur les télex, les prompteurs, les écrans d’ordinateur, mais aussi dans la conversation et l’oralité, les mots courent, fuient ; les mots piégés par le livre tombent sous notre regard critique.
Ce petit mot de représentation n’a l’air de rien, mais il résume assez bien quelques effets complexes de cette écologie du livre. Représentation majestueuse et sage, à bonne distance, ouverte à la rumination critique et constructive du sujet par l’objet, de l’objet par le sujet. Dans le livre celui-ci construit son esprit, ou le croyant fortifie son âme. Le livre fonctionne donc comme outil d’émancipation ; est-ce un hasard si le latin liber, soit l’écorce de l’arbre servant de support d’écriture, désigne aussi l’homme libre ?
Grammatiser pour recombiner
J’ai rappelé à grands traits ce panorama familier de notre culture « graphosphérique » pour souligner à quel point les nouvelles technologies de l’information et de la communication – NTIC – vont attaquer de mille façons ce modèle. Lorsque j’ai écrit La Crise de la représentation (2006), je m’inquiétais de voir la représentation malmenée par les nouveaux outils et je pensais davantage à ce qu’ils détruisent qu’à ce qu’ils permettent de créer ou de reconstruire – à ce que ces technologies apportent de positif et d’essentiel pour le lien social.
Ceci ne tuera pas cela (pour citer le célèbre chapitre de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo), mais plutôt le complètera, le compliquera. Passant de la graphosphère à la numérosphère, on discerne un processus d’hybridation plus que de substitution entre les médias successifs. Et le retour d’une oralité secondaire, à la faveur des possibilités de dialogue ou d’interactions rapprochées permises par les nouvelles technologies, qui combinent ainsi les ressources auparavant antagonistes de l’oral et de l’écrit.
Ceux qui raisonnent en termes de « il n’y a plus » ne voient que barbarie dans la nouvelle culture. Or le numérique se développe dans des réseaux sociaux déjà existants et fort anciens ; il ne constitue pas une île d’utopie, ni un empire dans un empire. Le monde réel enchâsse le monde virtuel, ces mondes demeurent solidaires ou en coévolution, et le web ne constitue en aucun cas une alternative au réel environnant (contrairement au slogan de Mark Zuckerberg, « L’humanité a habité à la campagne, puis dans des villes, maintenant on va vivre sur Facebook »).
Mais les nouvelles technologies ne se contentent pas de remplir mieux qu’avant un ancien cahier des charges. Elles en apportent un nouveau, en changeant les termes de l’offre et de la demande culturelle, en transformant l’écosystème ou le paysage. Notre nouvelle culture numérique segmente et ronge les liens anciens, prolongeant un mouvement historique et une tradition d’analyse séculaire depuis les Grecs. Le numérique fait à la graphosphère ce que celle-ci avait fait au monde oral précédent : détachement, segmentation, analyse, objectivation…
La numérisation et la mise en réseau de la totalité des traces, leur recombinaison permanente, constituent certainement un tournant et une percée majeurs pour l’histoire de l’humanité ; nous vivons une conversion numérique (Milad Doueihi), d’ailleurs prévue par Descartes lorsqu’il parlait de ces longues chaînes de raison, identifiées aujourd’hui au réseau. L’allitération de la raison et du réseau n’est pas de hasard. Ces longues chaînes de 0 et de 1 (bits ou choix digital élémentaire) permettent de traiter toutes sortes de messages, l’oral, l’écrit, le visuel, le son, les chiffres, les images, les lettres, etc. Cette grammatisation (réduction en éléments discrets et combinables) est l’aboutissement de la tradition d’analyse inaugurée par les Grecs décomposant et notant jusqu’aux voyelles, par l’alphabet, la chaîne parlée.
Ce monde de la segmentation et de la recombinaison numérique consonne avec la décomposition du social en atomes individuels (individualisme contemporain) ; il en résulte une déliaison ou une analyse qui peuvent être vécues comme une dissolution, connotées par une certaine forme de perte. Mais si le numérique détruit d’anciens liens, il en tisse de nouveaux. En accusant Internet d’individualisme consumériste, les anciens clercs ne voient que la moitié du nouveau paysage.
Or l’identité numérique semble assez différente de celle qui précède. La toile change nos catégories les mieux ancrées de l’espace et du temps, du je et du nous, nos représentations du texte, de l’image, des sons ou encore du sujet… Tout cela appellerait une « critique de la raison numérique » au sens kantien du terme, non pour y dénoncer une forme de barbarie, mais pour examiner notre nouvelle économie des connaissances et du lien social.
Décadrages
On ne compte plus les débats sur « le livre, le théâtre, le cinéma, l’œuvre d’art face au numérique »… Je participai pas plus tard que la semaine dernière à une rencontre à la Cinémathèque de Grenoble où notre président d’honneur Paul Vecchiali déplorait les mauvaises manières introduites par la segmentation, la colorisation (côté création), ou les piratages et mille formes de détournements et de plagiat (côté réception) des films qui perdent dans ces manipulations leur forme canonique. De même le théâtre (se plaignait-il) n’est plus un lieu de rassemblement populaire…
Et certes, la forme TNP (où Vilar accomplissait peu ou prou le vœu hugolien d’un théâre creuset de l’âme d’un peuple) est devenue introuvable ; de même le film n’est plus dans le film, le livre dans le livre, ni l’œuvre en général dans l’œuvre… Il semble donc éclairant de rapprocher le destin contemporain du livre de celui de ces autres formes d’art ; le film en particulier, décliné en séries, en spots, en bandes-annonces, en vidéos, en montages alternatifs ou hybridés, en mille et un détournements (qui tous intéressent une cinémathèque et s’y trouvent comme tels archivés) traverse bien des secousses. Et les images qui ruissellent sur nos écrans ne prennent qu’assez exceptionnellement la forme majestueuse et sage du bon vieux film de 90’. L’image-mouvement, le « visuel » débordent de partout et brouillent toutes nos frontières.
Le livre de même, explosé, lacéré, oralisé, inachevé, farci d’images, de flashcodes, d’intertextes, de liens divers ne se laisse plus facilement isoler sur nos tablettes ou nos rayonnages : combien de vrais livres dans une bibliothèque ou une librairie modernes ? Et qu’est-ce aujourd’hui qu’un « vrai livre », à quoi le reconnaît-on ? A ceux qui le produisent (où sont les auteurs ?), le prescrivent (où sont les critiques ?), le façonnent (où va l’édition à l’âge de l’auto-édition ?). Etc…
La démocratie à travers ses mots-clés d’auto(nomie), d’immanence, de nivellement des conditions, appelle le réseau, et le partage. Les NTIC s’inscrivent donc au cœur de cette dynamique démocratique. Et notre crise de la représentation peut se lire comme une avancée ou une poussée de la participation. La représentation ne suffit pas, et les outils numériques de fait la déclassent. Nous ne leur demandons pas forcément de mieux représenter le monde, mais de favoriser notre intervention sur lui, autant que d’améliorer, avec moins de hiérarchie, nos relations aux autres acteurs sociaux.
L’ancienne représentation démocratique convergeait vers une scène unique. Il semble qu’Internet et les nouvelles technologies émiettent la scène, et que les regards ne convergent plus. La multiplication des canaux et des initiatives dépolarise l’attention.
Notre politique comme notre culture passent ainsi à l’état liquide, voire gazeux ; nos références deviennent moins partagées, moins repérables qu’auparavant ; nous entrons dans un âge post-représentatif moins contemplatif ou théorique, plus actif et synonyme peut-être du passage à une majorité, ou à une maturité. S’il reste difficile de décrire ce qui vient, je ne voudrais pas le faire en termes de déploration ou de regrets touchant les formes devenues aujourd’hui glissantes, ou en voie de dissolution, de l’imprimé, de la scène, du film, de l’œuvre…
Partout la dynamique démocratique suppose le nivellement des conditions. Celles par exemple de l’émetteur et du récepteur, de l’auteur et du lecteur, de l’expert et du profane, du producteur et du consommateur, etc. Mais aussi de l’information et du divertissement, contractés dans le néologisme anglais infotainment, du savoir et des jeux… Dans chaque cas, l’outil numérique défait ces anciennes hiérarchies liées à la graphosphère et il contribue par interactivité des émetteurs/récepteurs – par les blogs, les lectures participatives entre auteurs et lecteurs, entre experts et profanes sur Wikipédia – à déhiérarchiser, à court-circuiter les compétences et les autorités instituées. Le livre numérique ne remplit pas mieux les missions du livre papier, il n’en reproduit pas les fonctions. On y change d’espace, de temps, d’échelle, d’imaginaire et de relation. De même entre la presse en ligne et la presse kiosque. D’un modèle à l’autre, le lecteur a changé. Il ne veut pas seulement s’informer mais aussi dialoguer, et peut-être s’approprier un fragment de la fonction éditoriale. Le nouveau lecteur cherche l’information par moteur de recherche ; il émet lui-même par blog, forum, newsgroup, etc., et surtout il coupe, colle, diffuse, recopie sur d’autres supports ce qu’il a glané ici et là.
Les grands médias précédents, notamment l’édition, la presse écrite et audio-visuelle, couraient du point à la masse en séparant nettement le petit monde des émetteurs de la foule des récepteurs. Ce clivage constituait du même coup celui d’espaces domestiques privés, animés par des médias conversationnels tels que le téléphone ou la poste, bien distincts de l’espace public cher à Habermas. Cette illustre distinction s’effrite à son tour, dès lors qu’Internet invite l’usager à se comporter non en récepteur passif de l’information des autres mais en émetteur, en éditeur, en auteur, en journaliste ou en vidéaste amateur… La Toile enchevêtre ainsi les fonctions jadis distinctes du téléphone et de la presse, donc les espaces privés et publics, au grand dam des gardiens qui campaient jalousement sur cette ligne de partage. Dans un monde ancien, quantité de gate-keepers veillaient à la visibilité et à la viabilité de cet espace en s’efforçant de faire coïncider ce qui se publie, et se publicise, avec l’intérêt général (ou l’idée que d’en haut eux-mêmes s’en faisaient). Les pédagogues, les éditeurs, les critiques, les censeurs…, forts de leur expertise, décidaient pour la masse ce qu’il était bon de lire, voir, connaître, discuter ou goûter ; et cette coupure entre les profanes et les professionnels des médias redoublait celle entre représentés et représentants dans la sphère politique.
C’est cette coupure que brouille Internet. L’immanence, l’auto-organisation, les poussées ou les émergences bottom-up sont devenues notre paradigme, plus démocratique mais d’autant plus difficile à manipuler et à penser. S’il est encore trop tôt pour un diagnostic d’envergure, chacun sent bien, au bout de ses doigts posés sur le clavier, frissonner une promesse de libération, de vagabondage ou d’autonomie retrouvée. Le nouvel outil n’apporte pas l’égalité, il creuse au contraire la fracture numérique en favorisant les actifs, les malins, ceux qui apprennent à s’en servir, en laissant loin derrière les nouveaux analphabètes. Si l’un des mots-clés de la démocratie est à chercher du côté du nivellement ou plutôt de la mise à niveau des sujets, Internet indéniablement fonctionne en opérateur de déhiérarchisation, ou de hiérarchies enchevêtrées et tournantes (entre émetteur et récepteur, acteur et spectateur), non par l’écrasement mais par la promotion des initiatives individuelles, et l’incitation à la créativité de chacun.
Un homme numérique est donc en train d’émerger, comme il y eut avec Gutenberg un homme typographique, puis avec Nièpce et Daguerre un homme photosensible et indiciel. Ces nouveaux outils, dans la plupart des domaines de la culture, apportent ou provoquent une coupure médiologique majeure, et des ressources telles qu’on ne s’attardera pas ici à regretter l’ancienne graphosphère.
Un retour à Borgès pour boucler cette boucle. Dans le conte intitulé « Le Livre de sable » (tiré du livre éponyme de 1975), l’écrivain désormais âgé imagine non une bibliothèque mais un livre infini : « Il me dit que son livre s’appelait le livre de sable, parce que ni son livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin. (…) Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbiraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d’une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque. (…) L’été déclinait quand je compris que ce livre était monstrueux. (…) c’était un objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité » (pp. 138-141 de l’édition Gallimard).
Dunes de Merzouga (Maroc)
Que le sable, qui nomme en dernière analyse ce livre borgèsien, et le silicium de nos ordinateurs soient de la même impalpable substance, ne laisse pas de nous faire rêver.
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