A l’initiative de la Société Alpine de Philosophie et de sa souriante présidente Anne Eyssidieux-Vaissermann, le week-end écoulé (samedi-dimanche 15-16 octobre) a donc vu le retour à Saint-Martin d’Uriage de ces stimulantes rencontres, où chaque année près de 300 personnes acceptent de sacrifier une sortie parmi les couleurs de l’automne pour assister, dans la grande salle de La Richardière, à des échanges philosophiques sur un sujet chaque fois nouveau. Les enjeux, les modalités, l’histoire si cahotante du frayage démocratique ou de son horizon d’attente dans nos sociétés donnaient aux propos croisés une évidente actualité, et un vif désir de débattre.
Je ne proposerai pas ici le compte-rendu de ces deux jours, mais une réflexion sur un point particulier qui a jailli pour moi d’une conversation avec Michel Terestchenko. En marge des conférences, on sait que les repas, ou les propos de couloir, ont dans ce genre de manifestation la vertu d’en dire parfois plus. Il y avait dans cette foule beaucoup d’excellents esprits, Frédéric Lordon (qui se distingua aux parisiennes « Nuits debout » et dont le livre, Imperium, reçut le prix décerné par les RPU), Dominique Bourg (qui conseille Nicolas Hulot), le politiste Nicolas Roussellier, Michael Foessel, l’héroïque Omar Belhouchet qui dirige à Alger (en territoire si peu démocratique) le quotidien El Watan, ou encore trois jeunes gens qui traitèrent respectivement, avec une belle force d’analyse et de clarification, des chances et des ressources de la démocratie grenobloise locale (Enzo Lesourt), nationale (Guillaume Gourgues) et internationale (Marieke Louis)… Une très vive table ronde en forme d’abécédaire avait ouvert samedi les échanges, au cours de laquelle Laurent Bachler, Jean-Pierre Carlet, Pierre Cellier, Martine Kaluszynski ou Thierry Vincent avaient deux fois sept minutes pour développer un court sujet de leur choix.
« Démocratie » (titre d’une célèbre chanson de Leonard Cohen dont l’écho roule dans ma tête au moment de taper ceci) proposait trop de pistes à suivre, de fils à démêler, j’en retiens un : pourquoi, se demandait Michel Terestchenko, nous enfume-t-on à longueur d’année avec le risque terroriste (évidemment bien réel mais sur-médiatisé), quand la menace d’une terreur plus réelle encore pour chacun, mais provisoirement peu visible, ne cesse de grandir avec le risque écologique ?
Cette question touche à celle de la représentation, un mot qui revint sans cesse et de bien des façons au cœur de ces débats, mais un mot-valise puisqu’il s’entend au moins et à la fois sur le plan sémiotique (un signe représente une chose), artistique (et notamment théâtral), politique enfin (les représentants parfois si peu représentatifs à la Chambre d’un « peuple » toujours absent)…
J’avais consacré voici dix ans à la surdétermination de ce mot (pivotal) un livre lui-même un peu trop philosophique peut-être, La Crise de la représentation (La Découverte, 2006), que la remarque de Michel me remit en mémoire, avec toute l’urgence de son questionnement. Notre démocratie est en effet chose visible, voire théâtrale, même si chacun peut y dénoncer un théâtre d’ombres : nous adorons (la semaine dernière encore pour lancer la Primaire de droite) ces plateaux de télévision où les candidats se donnent en spectacle devant nous, qui « comptons les points ». On sait qu’entre les deux tours, et après l’élimination des premiers figurants, le match sera frontal, et à quel point ce dispositif agônal (droite contre gauche, bien contre mal) et au fond archétypal de nos querelles formate notre vue, voire notre pensée du « débat ».
Or le terrorisme inflige à ce reposant schéma un premier outrage, les porteurs de bombe ou de poignards n’ayant cure (avant leur forfait) de passer à la télévision : essentiellement visible dans ses méfaits, le terrorisme repose sur l’invisibilité ou la non-représentation de ses agents, qui cherchent à nous frapper non de face mais dans notre dos, et ne sont donc pas des « acteurs ». Notre démocratie repose par nature sur la transparence des débats, ou leur « publicité » soulignée par Kant dès l’âge dit précisément des Lumières (d’où le lien consubstantiel, mais peu mentionné aux RPU, de cette démocratie avec la liberté de la presse ou d’autres médias) ; le terrorisme effectue l’inversion maligne de cette publicité, l’onde de choc d’un attentat, qui cherche lui aussi la publicité maximum, réalisant tout le contraire : annihilation du débat voire de la vue, effet-Gorgone des images, obnubilation et prostration, mimétisme des opinions, etc… (J’ai décrit plus en détails dans mon livre sus-nommé cette redoutable charge contre la représentation).
Mais que dire maintenant, touchant sa visibilité ou sa « mise en lumière » (Öffentlichkeit), du risque écologique ? Les transformations silencieuses (pour citer un titre important de François Jullien) qui dégradent nos écosystèmes ont par définition une faible visibilité, et les symptômes décelés d’abord par quelques observateurs qui se comportent en lanceurs d’alerte se trouvent immédiatement contestés par les tenants du monde tel qu’il va, des climatosceptiques à divers négationnistes… Comment mettre en scène (en claire visibilité) ce qui nous arrive du côté du réchauffement climatique par exemple, comment introduire dans notre parlement élargi un « parlement des choses » (Bruno Latour) où les glaciers, une espèce en voie de disparition (abeilles ?) ou une île bientôt engloutie viendraient donner de la voix, ou de la vue ?
Cette tâche de making things public (pour citer à nouveau Latour à travers le titre de son exposition) semble particulièrement urgente, pour réveiller des consciences engourdies : nous éprouvons en effet face à ces transformations, insidieuses et qui relèvent rarement de l’événement, contrairement au terrorisme, un terrible manque de représentation (politique, médiatique, esthétique, sémiotique) ; comment se figurer le trou de la couche d’ozone (réparé paraît-il), l’inversion du Gulf Stream, la disparition de certaines espèces, les dégâts causés à nos environnements par la firme Monsanto ou la standardisation à l’échelle du globe des (méthodes de) cultures ? Un immense travail, pleinement démocratique, nous attend pour figurer quand même, par la représentation politique mais peut-être par les détours de l’art, de la fiction ou du film, cette terreur qui vient sans se laisser assez voir, ni clairement cerner.
Il est très difficile, argumentait à raison Dominique Bourg, de responsabiliser les gens face au risque écologique car ce risque grandit indépendamment de mon action ou comportement individuels ; et dès lors comment, face à de telles dégradations parfois et pourtant évidentes, me sentir coupable puisque cela arrive quoi que (individuellement) je fasse ? La maxime « que les autres s’en chargent d’abord » s’impose à chacun, et c’est ainsi que nous courons collectivement à la catastrophe. Terestchenko soulignait de son côté que face à Hitler, à Staline, un sursaut démocratique était attendu ou possible, et que les peuples s’en sont de fait débarrassés, on est revenu en arrière ; mais comment « revenir en arrière » des dégâts déjà infligés à notre planète ? Le risque à cette échelle n’est-il pas irréversible ? Et irréversiblement croissant ? Pouvons-nous encore choisir le monde où nous voulons vivre demain, n’est-il pas trop tard ? Et comment, de cela, persuader démocratiquement le grand nombre, comment figurer la catastrophe, comment la conjurer ?
Il existe une terrible asymétrie entre les risques terroristes et écologiques : pourquoi, sur le modèle de l’état d’urgence entraîné par les premiers, ne pas déclarer (ou ne pas mieux anticiper) un état d’urgence mondial lié à l’environnement ?
Notre crise écologique est donc au premier chef un déficit ou une crise de la représentation politique mais d’abord sémiotique, esthétique, une dramatique panne d’imagination. On demande certes des paroles d’experts, mais les chiffres dont ils nous criblent seront peu entendus, on demande des films, des romans, des mises en récit de cette catastrophe à venir qui sachent nous toucher, nous faire bouger – si l’émotion esthétique, selon l’étymologie, peut mettre en branle d’autres mouvements, sociaux, politiques. Quels sont les scénarios capables de nous représenter cela, où sont aujourd’hui les Jules Verne, les H. G. Wells, les Orson Welles qui mettront en mots et en images ce monde qui vient ?
Et vous-même qui lisez ceci, en connaissez-vous ?
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