On projette ce mois-ci dans de courageux cinémas le film Anna Halprin et Rodin, voyage vers la sensualité, qui donne à ses spectateurs quelques beaux motifs de réflexion sur l’acte de danser. Quelles relations entretient la danse avec les équilibres fondamentaux de nos vies, quand le corps trouve dans la nature environnante sa scène, son partenaire ou sa chora ? On sait que ce terme mystérieux, racine de toute chorégraphie (et issu du Timée de Platon), désigne l’espace potentiel du corps en mouvement, sa bulle mobile, rythmique ou dynamique, la somme des parcours qui nous sont personnellement ouverts ou accordés en ce monde.
Or Anna Halprin (aujourd’hui âgée de 96 ans) a découvert, en visitant le musée Rodin, d’extraordinaires invitations au mouvement paradoxalement fixées par cet artiste, l’explosion ou la tension muette d’une vie comprimée dans le marbre, la glaise ou le bronze. On ne peut regarder l’œuvre de Rodin sans, intérieurement, bander ses forces, changer d’assiette ou esquisser un pas de danse – celle-ci commençant très « bas » dans chacun de nos gestes, dans nos échanges avec le moindre événement de notre milieu, passage du vent dans les branches, ressac de la marée, rugosités du sable ou des rochers, frémissement animal de toute chose. Chez Halprin, le souffle de la danse se confond avec celui de cette vie.
Une première partie de ce film entraîne les danseurs (peu professionnels) choisis par elle sur une plage de Californie, où ils sont invités à épouser littéralement le littoral : courir en sautant à la limite des vagues, ramper lentement sur un rocher, s’immerger, se dresser dans le vent… A chacun ses postures, sa mobilité, sa chora. Mais la chorégraphe pousse l’investigation ou la figuration de celle-ci en invitant ses jeunes adeptes à dessiner leur « autoportrait » en forme de schéma de vie, les provoquant (enfantinement) à exhiber les plus étranges figurations d’un moi profond, ou d’une sensibilité composée sur le papier de coulées, de hachures, de tourbillons ou d’explosions colorées. Anna Halprin explore ainsi les correspondances entre dessiner, se mouvoir, explorer son territoire ou aller saisir d’un peu près ce que nous dit Rodin. Entraînés par la contemplation de celui-ci, les jeunes corps sur la plage se dénudent joyeusement, et l’on reconnaît dans ces statues de chair exposées sans défense L’Homme qui marche, un bourgeois de Calais, Eve ou l’esquisse du célèbre Baiser…
Une œuvre statique se trouve ainsi convoquée pour servir de moteur à l’art du mouvement par excellence ; Rodin est substitué à l’orchestre qui entraîne habituellement les corps dans les spectacles de ballet, et c’est lui qui compose ici la musique. Anna Halprin, qui dut à la danse de surmonter son cancer et qui explore depuis diverses façons de chorégraphier la vieillesse, la décrépitude et la mort, semble tendue vers la recherche des échangeurs, des passages ou des messages secrets : qu’est-ce qui, en nous, interprète un état du corps à l’aide d’une partition musicale, qui montre dans un gribouillage d’enfant tout un projet de vie, ou qui résume par une sculpture l’expression d’un désir ou d’une posture fondamentale ?
Le souffle de la danse court partout, et peut tout vivifier. Et ce documentaire filme des transes (j’aime ce mot porteur de frissons et qui dit à la fois la possession et la traversée, la fluidité des identités appelées à se mêler, à se porter secours). La leçon de ce film modeste et pénétrant nous mène pour finir dans une forêt de séquoias où nous assistons entre les souches, les branches, les tas de débris végétaux à une insurrection des génies nés du bois ou de l’humus, la chair comme la rosée se déposant ici et là pour montrer le baîllement des naissances, le surgissement d’une vie de la pensée ou d’une vigilance des désirs éparse parmi les pierres, les écorces, les échos… Le « public » mêlé à cette installation semble participer à un rituel, à une prière collective, nous assistons moins à un spectacle qu’à une cérémonie shamanistique, à un éloge adressé à ces dyades qui montent ou déplongent de l’humus.
Humus, n’est-ce pas le nom de notre humanité tirée de cette glaise, primordiale selon la Genèse et que pétrissait aussi Rodin ?
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